CHAPITRE II
LA TECHNIQUE DES PAVEMENTS
CERAMIQUE
A. MATERIAU DE BASE ET MISE EN OEUVRE [i]
La terre utilisée pour la fabrication des carreaux est une argile
communément employée pour les briques et pour les tuiles. Elle est rarement
utilisée telle quelle; le plus souvent, elle est soumise à une série de traitements. [ii]
Le pourrissage
La première étape est la "pourrissage"de la terre sur place c'est-à-dire au lieu d'extraction, pendant l'hiver [iii]. Il consiste à exposer l'argile aux intempéries afin de lui donner le degré de plasticité et de liant voulu. De ce fait, l'extraction de l'argile avait théoriquement lieu en hiver, mais certaines sources signalent des extractions faites rendant le mois de juillet [iv]. Dans ce cas, l'argile est soumise à une préparation que l'on appelle le "bêchage", opération d'épurage qui consiste à débarrasser l'argile de ses plus grosses impuretés. Ceci se produisait probablement lorsque la provision d'argile faite en hiver était épuisée.
Le trempage
Ensuite, la terre est amenée à la tuilerie où elle subit le
"trempage" : on la met dans une fosse garnie de planches, puis on la recouvre
de quatre à cinq centimètres d'eau, niveau qui doit être maintenu. A la
tuilerie d'Aix-en-Othe (Aube), on a pu retrouver la fosse de trempage et le
canal pour l'alimentation en eau [v].
Le marchage
Un ouvrier
nommé le "marcheux" [vi],
entre dans la fosse de trempage et piétine la terre en marchant dans toute son
étendue. Par après, on enlève une couche suffisante de cette argile pour
remplir une fosse plus petite appelée aussi la "marcheux" du même nom
que l'ouvrier. La terre est à nouveau piétinée, puis retirée de cette seconde
fosse. Posée sur le plancher de l'atelier, elle y est piétinée pour la
troisième fois. Le marcheux coupe ensuite la terre avec une faucille et en fait
des grosses mottes. Un autre ouvrier recoupe ces mottes en petits tas qu'il
pétrit à la main, sur une table en bois. Il est fait mention d'une table à
battre la terre dans les comptes de la tuilerie de Juilly (Seine-et-Marne) [vii].
Le
mélange avec les "modificatifs"
Les argiles
peuvent être de nature différente suivant leur lieu d'extraction. Souvent,
elles sont mélangées à du sable, du ciment, de la chaux, de la marne ou à une
autre argile. Le mélange argile-sable comportait trois quarts d'argile et un
quart de sable. Le rapport du sable à l'argile dépendait du retrait de l'argile
à la cuisson et était d'autant plus fort que le retrait était plus grand. En
général, le retrait des terres cuites est pour l'argile grasse d'un tiers, et
pour l'argile maigre d'un quart du volume de l'argile crue [viii].
Le
moulage
Lorsque
l'argile est suffisamment pétrie, on l'amène au mouleur. Celui-ci travaille en
plein air, sur une table en bois. Au bout de la table, se trouve une terrine
d'eau sur, laquelle est posée une petite barre en bois appelée la
"plane" [ix].
Au début, celle-ci est un morceau de bois plat, ou arrondi pour les tuiles. Dans
la suite, elle se présente comme une petite planchette avec un manche. Elle
sert à couper l'argile, a la tasser et à lisser la surface du carreau. La pâte
argileuse est étirée c'est-à-dire que le mouleur en fait un rouleau de pâte
molle appelé "colombin" [x],
qu'il roule entre les mains ou sur une surface plane. A chaque fois, il
humidifie le moule et la plane et saupoudre la. table de sable fin. De même, le
moule est également saupoudré de sable pour empêcher l'adhérence [xi]. On y tasse
l'argile et on unifie la surface du carreau avec la plane.
Le moule est en bois. Il peut contenir un seul carreau ou plusieurs [xii].
Dans ce dernier cas, il est rectangulaire et a la largeur d'un carreau et comme
longueur, celle de plusieurs carreaux placés bout à bout. Les parois latérales
du moule sont quelquefois taillées en biseau, la partie supérieure étant plus
large que la partie inférieure d'environ cinq millimètres. Grâce à ce procédé, le
démoulage est facilité. Lorsque plusieurs carreaux sont contenus dans un seul
moule, on trace tous les onze centimètres environ, un sillon de quatre à cinq
millimètres de profondeur. Après la démoulage, les carreaux sont aisément
séparés. Pour gagner du temps et pour faciliter le travail, on employe le même
procédé pour fabriquer des petits carreaux. Ceux-ci ont le quart de la taille
d'un carreau ordinaire qui mesure en moyenne de dix à douze centimètres de
côté. Le carreau est divisé en quatre par un sillon de quatre à cinq
millimètres de profondeur. Ainsi le même moule peut servir aux deux dimensions
de carreaux.
Le
séchage
Ensuite, les carreaux sont mis à sécher sur des sortes de rayonnages,
les "perchers" [xiii].
Ceux-ci étant à claire-voie, l'air les pénètre de toutes parts. Les perchers
sont recouverts d'un toit qui les protège de la pluie. Quand, les carreaux sont
a moitié secs, on les retourne pour donner à toutes les faces un degré analogue
de séchage. Avant qu'ils ne soient entièrement secs, le mouleur les frappe avec
une batte en bois. Ce rebattage condense toutes les parties internes en
resserrant les pores [xiv]. Puis. les carreaux sont remis à sécher. Lorsque
le mouleur juge quels sont suffisamment fermes, il les rebat une seconde fois,
après quoi il les coupe à angles égaux avec une sorte de serpette. Enfin, les
carreaux sont remis à sécher à l'abri de la pluie et du soleil qui les
sécherait trop rapidement et provoquerait des cassures. [xv]
Lorsque les carreaux sont suffisamment secs, ils sont mis à cuire dans
des fours réservés à cet usage, ou plus fréquemment, dans des fours-tuiliers
qui ont le même plan. A la suite de l'étude du four-tuilier de Vauclair
(Chapitre V), nous établirons le plan type d'un four-tuilier médiéval et nous
envisagerons le problème de la cuisson.
B. TECHNIQUES DE DECORATION DES
CARREAUX INCRUSTES
L'incrustation
Il serait
fort intéressant de pouvoir reconstituer les différentes techniques
d'incrustation en usage, mais les sources d'époque sont fort limitées et
imprécises. Dans l'état actuel de la recherche, on -peut dire qu'on semble
procéder de la manière suivante. (Renvoi de la page 104) On enfonce dans l'argile en partie séchée,,
mais encore suffisamment molle, une matrice en bois [xvi] sur laquelle est sculptée en relief le
dessin qu'on veut obtenir en creux sur le carreau. On n'a soin de n'exercer
qu'une légère pression suffisante pour avoir une empreinte ne dépassant pas
deux à trois millimètres de profondeur. L'empreinte obtenue dans l'argile
préparée est aussitôt remplie par l'engobe, argile blanche, genre terre de
pipe. La difficulté de cette méthode réside dans le fait qu'il faut obtenir le
même retrait pour les deux argiles qui doivent donc avoir le même coefficient
de dilatation. D'après E.Fleury, le moule est posé sur le carreau et tous deux
sont soumis à l'action d'une presse [xvii].D'après H.Monceaux, la terre de pipe servant
d'engobe est transformée en une bouillie. Une corne de boeuf, percée à son
extrémité, renferme cette bouillie et c'est en promenant plus ou moins
rapidement la pointe de la corne sur le creux de l'empreinte, qu'on obtient des
traits plus ou moins nets et déliés [xviii].
Une seconde technique serait apparue vers la fin du XIVe siècle. La
matrice est remplacée par une plaque ajourée, en bois ou en métal, que l'on
applique sur la surface du carreau. Puis, l'on dépose la pâte argileuse au
pinceau [xix].
Cette méthode présente comme inconvénient une, fragilité plus grande du décor.
Par contre, elle permet de mieux juger des défauts du dessin et de les corriger
plus facilement.
E. Eames, spécialiste des carreaux de pavement anglais, décrit une
troisième méthode en usage à partir du milieu du XIVe siècle. On imprime le
carreau avec une matrice plongée dans un. engobe blanc. Ce procédé, plus
rapide, permet en outre d'économiser la terre blanche. La surface et
l'épaisseur du trait sont réduits et de ce fait, suppriment les dangers de
déformation lors de la cuisson. [xx]
Souvent, les carreaux sont recouverts d'une fine couche de terre
blanche, les creux formés par le dessin étant alors remplis de terre rouge
ordinaire. Nous en voyons de nombreux exemples à Vauclair, où un motif est
représenté dans des tons opposés sur deux carreaux différents, avec la même
matrice. Sur l'un, le dessin est imprimé en blanc dans la terre rouge et sur
l'autre, le même dessin est rouge sur un fond d'engobe blanc.
Dans le cas d'un exemplaire unique, une commande d'armoiries, par
exemple, l'artisan grave immédiatement la terre sans faire de matrice.
Coloration
de la terre cuite
La couleur de la terre cuite dépend de la nature des constituants de la
pâte argileuse et des conditions de cuisson.
Dans des conditions identiques de cuisson, l'argile peut réagir
différemment suivant la proportion de ses constituants oxyde de fer, carbone,
calcaire, colorants, impuretés diverses [xxi].
Une argile contenant beaucoup de fer sera. rouge, tandis qu'une argile ayant
une forte teneur en calcaire, sera d'un ton blanc-jaune .
La plasticité de l'argile constitue aussi un élément de coloration. Une
argile grasse qui contient -peu de sable, sera plus rouge qu'une argile maigre
comportant un pourcentage plus élevé de sable. Pour les carreaux, on
choisissait une argile, grasse donnant un ton rouge pur.[xxii]
Les conditions de cuisson peuvent également déterminer, la couleur de
la terre cuite. Une terre cuite en atmosphère oxydante c'est-à-dire avec un
apport d'oxygène, aura un ton brun-rouge. Par contre, une terre cuite en atmosphère
réductrice (sans apport d'oxygène) sera grise ou noire [xxiii].
La proportion d'oxygène dans l'atmosphère de cuisson, permet une destruction
plus ou moins complète du carbone et l'oxydation ou la réduction du fer .[xxiv]
Des variations dans la température de cuisson provoquent des nuances différentes pour une même argile. Ainsi, une argile qui, soumise à une température de 900 à 1000 degrés, prend une couleur rouge, deviendra plus foncée par l'élévation de température et la teinte passera du rouge au violacé ou au gris. De même, une argile jaune à la cuisson, change de ton pour une température plus élevée et devient verdâtre ou grise. [xxv]
.D'autres conditions de cuisson peuvent encore faire varier la coloration de la terre cuite, telle la durée de la cuisson ou la disposition du foyer.
La glaçure
Un ajout du XIIIe siècle au manuscrit Diversarum Artium Scedula du moine Théophile, peut nous éclairer quant à la composition de la glaçure, le mode de préparation et la manière de l'appliquer :
"Pour faire de l'émail pour la terre cuite.
Placez trois grands pots en terre cuite à l'intérieur des murs du four et
déposez-y environ deux talents de plomb, selon la nécessité. Dès qu'il a fondu,
ajoutez comme assaisonnement, autant de sel qu'en peut contenir une main et
mélangez soigneusement avec une barre de fer jusqu'à ce qu'il soit brûlé
complètement. Ensuite, ajoutez une neuvième partie de sable bien lavé avec de
la cendre dans le -pot incandescent et remélangez avec la barre de fer
recourbée jusqu'à ce que ce soit bien liquéfié, mais lorsque cela devient
liquide, sortez le pot du four et jetez le contenu sur le sol. Lorsque c'est à
-point et durci sous forme vitreuse, broyez au pilon et tamisez plusieurs fois.
Prenez alors la -poudre et mélangez-la avec du vin ou de la bière et de l'eau
et peignez les carreaux séchés, mais pas encore cuits, avec une brosse et
passez-les au four." [xxvi]
La glaçure de
la terre cuite est donc un composé vitreux dont la constituant de base est le
plomb auquel s'additionnant 9 % de sable et du sel. Le plomb qui entre dans la
composition de la glaçure se présente sous forme de sulfure naturel de plomb
(galène) ou sous forme de plomb métallique, mélangé à de la farine ou des
excréments de vache.[xxvii]
Comme
l'atteste le manuscrit précité, la glaçure est appliquée au pinceau sur le
carreau séché, avant la cuisson. Cependant, d'après L.Haberly
[xxviii],
il est possible que les carreaux aient été cuits une première fois avant d'être
émaillés. Une étude des déchets de cuisson du four de l'abbaye de Chartsey
(Surrey) [xxix] démontre que la glaçure a été appliquée sur ces
carreaux avant la cuisson car les déchets sont tous émaillés. De plus, le
défaut le plus courant, l'éclatement de la décoration et de la glaçure dû à
l'expansion de l'humidité dans le carreau, n'aurait pu se produire si les carreaux
étaient déjà cuits.
Toutefois, certains carreaux contemporains continentaux auraient été
émaillés après une première cuisson. Cette méthode produit une surface d'émail
qui paraît parfois avoir été fragmentée et écaillée à l'usage. Avec la méthode
anglaise, le lustre est moins fort. Entre l'argile et la glaçure, s'est créée
une surface de fusion qui n'a pas été écaillée mais usée graduellement. Il en
résulte que les carreaux anglais retiennent souvent le niveau inférieur de la couleur de la glaçure alors que le lustre de la
surface a été usé.
La glaçure plombifère est translucide. à l'état naturel, elle a une
coloration jaunâtre. L'adjonction de divers agents oxydants est à l'origine des
différents tons des carreaux médiévaux :
- Le brun-rouge résulte de l'application de la glaçure plombifère sur
une argile rouge; il est plus ou moins foncé suivant la température de cuisson;
- le jaune apparaît quand la glaçure plombifère est appliquée sur l'argile
blanche; une coloration jaune d'oeuf résulte, d'une addition d'antimoine:
- le vert clair résulte d'une addition d'oxyde de, cuivre dans la
glaçure plombifère appliquée sur l'argile blanche;
- le vert foncé est également obtenu par addition d'oxyde de cuivre,
mais appliqué sur une terre rouge; il peut devenir presque noir par
l'augmentation de la proportion de cuivre;
- Une addition de bioxyde de manganèse dans la glaçure plombifère donne
un ton violet noir; la présence de manganèse peut être accidentelle.
Lorsque l'argile a une coloration trop intense, on applique parfois une
fine couche d'engobe entre la pâte et la glaçure.
Certaines
variations peuvent se produire dans la coloration de la glaçure, à la suite de
la cuisson. Par exemple, une teinte vert olive à la surface du carreau résulte
d'un manque d'oxygène dans la dernière partie de la cuisson. On constate alors
la présence de noyaux gris qui sont des parties non oxydées. Lorsque ces
parties affleurent., elles provoquent cette coloration vert olive.
Quand la texture du carreau est grossière et la surface légèrement
inégale, on remarque une concentration de vernis dans les dépressions qui sont
d'une nuance plus prononcée.
C. ARTISANS ET ATELIERS
Artisans
Qui fabriquait les pavements céramiques au Moyen Age? Il semble que
nous nous trouvions en face d'une situation bien diversifiée. Les sources
actuellement connues révèlent trois types de fabriquants :
- les artisans sédentaires constituant de véritables villages,
- les artisans occasionnels occupés localement, uniquement le temps
d'une construction ou d'une reconstruction,
- les artisans itinérants occupés seulement par la fabrication des
carreaux décorés, dont ils possédaient les moules.
Le caractère itinérant de certains de ces artisans est attesté par le
fait que certains motifs décoratifs identiques ont été retrouvés dans des
endroits différents. En effet, si le dessin et la technique paraissent à
première vue semblables, certaines différences de fabrication, de glaçure ou de
dessin révèlent une diversité d'origine et le fait que les artisans voyageaient
ou travaillaient en collaboration avec d'autres groupes d'artisans.
En Angleterre, E.Eames a examiné attentivement des exemplaires de carreaux
provenant des abbayes cisterciennes du Yorkshire (Byland, Fountains, Meaux et
Rielvaux, et en a conclu que, malgré les similitudes de dessin, ils n'avaient
pu provenir du même four [xxx].
Dans l'Aisne,
qui nous intéresse plus particulièrement, E.Fleury fait également une étude
comparative de motifs décoratifs. Malheureusement, la plupart des carreaux
cités n'existent plus ou sont perdus et nous n'en avons plus que le dessin.
Outre ces comparaisons de motifs, il appuye la thèse de l'industrie itinérante
en étudiant des noms de potier gravés sur les carreaux. A Haulzy, près de
Sainte-Ménehould (Marne), on a retrouvé des carreaux qui, s'agençant par
quatre, portent l'inscription, suivante : "Colin me fist et Henri de Hanaut".
Ces carreaux auraient donc été, d'après Fleury, fabriqués par des artisans qui,
venant de fabriques établies dans l'ancien comté de Hainaut, auraient émigré.
Mais ceci ne peut être considéré que comme une hypothèse. [xxxi]
Parfois, il
convient d'établir une distinction entre l'artiste qui dessine le modèle du
carreau, l'artisan qui taille la copie et celui qui le fait cuire. Ainsi, le
Chancelier Rolin commande en 1447, des carreaux pour l'hospice de Beaune. On
ignore le nom de l'artiste ("par les ordres du Chancelier et des dessins
apportés et visés par lui"), mais nous connaissons le nom de celui qui
tailla le moule ("les quatre estampillés par Jehannin Fouqueret, tailleur
d'image de Dyon") et nous savons qu'ils ont été commandés à "Denisot
Jéot de Aubegny-près-Bazey" .[xxxii]
De même, c'est à Melchior Broederlam, que le duc de Bourgogne, Philippe le
Hardi, confia le soin de créer des modèles de carreaux et notamment ceux de son
château de Hesdin. Deux artisans
yprois, Jehan du Moustier et Jehan le Voleur, étaient chargés de la réalisation
pratique des carreaux. [xxxiii]
Toutefois, dans ces derniers cas, il s'agissait de commandes particulières.
Généralement, les carreaux sont une production de masse. On peut le constater
par les anciens comptes qui citaient des centaines ou parfois des milliers de
carreaux. [xxxiv] Pour ces productions de série, les artisans
taillent probablement eux-mêmes leurs moules d'après des modèles qu'ils
inventent ou qu'ils ont vus dans d'autres édifices.
En ce qui concerne la cuisson, les carreaux simples, non décorés et non
émaillés, sont le plus souvent cuits par un briquetier, le travail plus délicat
étant réservé au tuilier ou au potier qui pouvait même parfois en avoir la
monopole. Ainsi, E.Soil de Vioriamé cite pour la ville de Tournai, une
ordonnance de 1564 accordant aux potiers de cette ville, le
monopole de la fabrication des carreaux de terre servant aux pavements. [xxxv]
Ateliers
Les ateliers de fabrication sont parfois rattachés à un édifice civil
comme le palais de Clarendon à Salisbury, où l'on a retrouvé un four. [xxxvi]
Mais à l'origine, ils sont le plus souvent associés à une abbaye. Par exemple,
l'atelier de Foucarmont en Seine-Maritime qui était en activité en 1130 [xxxvii]
; de même, le four découvert sur
le site de l'abbaye de Meaux ou les ateliers rattachés aux monastères en Frise.
On a pu établir quelques emplacements d'ateliers grâce aux fouilles. D'autres
sont connus par des extraits de comptes. Nous avons déjà mentionné les
tuileries d'Aix-en -Othe et de Juilly.
L.Leclert a
fait des recherches sur certaines tuileries du département de l'Aube et des
alentours. [xxxviii]
Nous en citons quelques exemples.
- Tuilerie de Chantemerle (Marne,) : passage des anciens comptes de la
seigneurerie d'Aix-en-Othe pour l'année 1401-1402 relatifs à des
carreaux fabriqués à Chantemerle : "Le XXIIe jour de novembre fut, amené
XIIIe et XXV quarreaux de Chantemelle de par l'abbé du dit lieu et par son
charreton avec le fournerat qui les estoit alés faire venir..." (Archives
départementales de l'Aube, G. 352, f°2O v°, Troyes, 1401-1402). Cette
tuilerie appartenait probablement à l'abbaye augustine de Chantemerle.
-Tuilerie de Praslin (Aube) : vers 1390, Jeanne de Juilly, dame de
Plancy et de Praslin, tient en fief-du duc de Bourgogne, a Praslin : "la
maison de la thieullerie qui peut valoir par an Xm de thieulle, et peut valoir
le mille Xs.t., ou environ". (Archives départementales de l'Aube, E
152 f°63 v°, Troyes, 1390.)
-Tuileries de Mesnil-Saint-Père (Aube) : au XIVe siècle, il y avait de
nombreuses tuileries dans ce pays, qui appartenaient a des particuliers.
Chacune d'elles payait à l'abbaye de Montiéramey une redevance annuelle de dix
milliers de tuiles, en compensation du droit de prendre du bois dans les usages
de Montiéramey pour le chauffage de leurs fours.
C'est aussi par les anciens comptes que nous connaissons la fabrique
d'Aubigny où avaient été commandés les carreaux de l'hospice de Beaune. Les
carreaux de la chapelle du château ducal de Brazey-en-Plaine (Côte-d'Or) ont dû
être fabriqués dans cet atelier, Brazey étant un village situé à trois
kilomètres d'Aubigny.
Les carreaux de l'hôpital de Tonnerre, ancien château de Marguerite de
Bourgogne (XIIIe siècle), proviennent de fours situés à Villiers-Vineux, près de
Tonnerre (Yonne). Ces fours, qui semblent d'après les textes de l'époque, avoir
fonctionné du XIIIe au XIVe siècle, ont été décrits à deux reprises, de façon
fort succinctes, par les témoins [xxxix].
Actuellement, une étude est en cours qui retrace l'activité des potiers sur les
deux communes Jaulges et Villiers-Vineux. Mais des fouilles n'ont -pas encore
été effectuées à l'emplacement présumé de ces fours et on ne possède aucun
document sur les fouilles anciennes. [xl]
Les inscription gravées sur les carreaux peuvent aussi renseigner leur
origine. Trois carreaux provenant de l'ancien château de Périgny-la-Rose (Aube)
du XIVe siècle, portent par assemblage l'inscription suivante :
"Sit pavemus ha été fet a Chantemelle et sil la fet Lenbert Mocaus
es si enfent Renier et Guillaumin"
Ces carreaux
ont donc été fabriques à la tuilerie de Chamtemerle [xli]
.
En étudiant les inscriptions sur les carreaux, A. Chevalier a recensé
vingt-et-un noms de potiers et en tire des indications concernant leur origine
et celle des tuileries où ils ont travaillé. Par exemple, le potier JACQUES DE
LUIDE : "Luide" désigne le village de Ludes, près de Reims, renommé
pour son industrie de carreaux. Autres exemples : LORANT ou LORENS D'AUVILERS
(Hautvillers -près de Vernay) ou JEHANS DE ORCHEANS [xlii]
.
En Belgique,
les archives révèlent que la ville de Tournai était un centre important de fabrication
de carreaux céramiques [xliii]
. De même pour la ville d'Ypres, où le plus ancien fabricant connu serait
Pieter Broederlam (de la famille du peintre), qui était échevin de cette ville
en 1249. Il possédait une tuilerie à Merkem (Flandre- occidentale) [xliv]
.
En Hollande,
Utrecht était renommé comme centre d'industrie de pavements céramiques.
Echanges
commerciaux
La fabrication des carreaux est souvent le fait d'industries locales.
Cependant, les contacts commerciaux à ce niveau existaient déjà au XIIIe siècle
entre la France et la Belgique [xlv] .
Certains carreaux hollandais ont été réalisés d'après des modèles venus
de France et de Belgique. Ainsi, les carreaux retrouvés dans les fouilles de
l'abbaye de Mariëndaal à Zuilen près d'Utrecht, ont été en partie importés ;
certains ont été fabriqués sur place, sinon dans l'abbaye même, du moins à
Utrecht [xlvi] .
En Angleterre, le British Museum conserve des carreaux fabriqués en
France, probablement dans l'Aisne. (Pl. CLXXXIV). Certains de ces carreaux sont
reproduits dans l'ouvrage de Fleury, provenant d'Oulchy et de Prémontré
(Aisne), mais les motifs sont inversés (Pl. CLXXXV).
Nous avons retrouvé dans l'Aisne des carreaux identiques aux carreaux
du British Museum :
- au musée de Laon : carreau identique au n°5 (Pl. CLXXXVI)
- à l'église d'Essomes : carreaux identiques au n°3 et au n°4 (Pl.
CLXXXVII : a et b)
- dans la collection de M. B. Ancien à Soissons : carreau identique au
n°l et carreau fort semblable au n°6 (PL.CLXXXVIII : a et b)
- dans l'église de Chapelle-Monthodon : carreaux identiques aux n°l et
n°3 (Pl.
CLXXXIX:a et b).
Ces carreaux
sont datés du XIVe siècle par E. Fleury. En se basant sur le costume, E. Eames
affirme qu'ils sont plus tardifs et les situe à la fin du XVe siècle. [xlvii]
Des carreaux flamands ont aussi été exportés en Angleterre. En 1215, le
roi Jean ordonne à James van Bassingeborn de livrer le matériel nécessaire pour
faire des carreaux, à Garaard uit Vlaanderen [xlviii]
. En 1365, Henri Yevele commande huit mille carreaux en Flandres pour le palais
de Westminster [xlix] . En 1375, John Digges, recteur de
Bishopsbourne, commande des "tegulas de Flandres" pour le choeur de
l'église de Barham, près de Canterbury [l]
.On avait également commandé, en 1458, des carreaux flamands pour la cathédrale
d'Exeter xlix.
Parfois, les
artisans émigraient et fabriquaient les carreaux sur place. C'est le cas des
carreaux de l'hôpital de Tonnerre, ancien château de Marguerite de Bourgogne,
qui ont été réalisés par des ouvriers flamands [li]
. De même, les artisans yprois, Jehan du Moustier et Jehan le Voleur, déjà
cités, s'étaient installés au château de Hesdin pour y réaliser les carreaux
commandés par Philippe le Hardi.
En guise de
conclusion, on peut donc estimer que la fabrication des carreaux est une
technique assez simple. Le matériau de base est l'argile qui est purifiée et
utilisée à l'état naturel.
Le décor est
rendu essentiellement par un dessin réalisé à l'aide d'un contraste d'argiles
différentes et par un emploi de glaçure plombifère.
L'industrie
des carreaux était en partie sédentaire, en partie itinérante, les artisans
voyageant avec leurs moules, mais les carreaux étaient le plus souvent
fabriqués sur place.
[i]
Nous avons pu compléter nos informations par des extraits de comptes de
monastères et d'évêchés de Champagne du XVe siècle. Nous devons la connaissance
de ces sources à M. G. Dumas, archiviste de la ville de Laon qui a eu
l'amabilité de nous faire parvenir des photocopies des passages concernant
notre étude. Ces sources mentionnent des tuileries. Toutefois, le mode de
fabrication des carreaux et des tuiles au Moyen Age, est généralement
identique.
[ii] J.HOLESTELLE, De steenbakkerijen in de Nederlanden tot
omstreeks 1560, Amsterdam, 1960, p. 23-28.
J.A.VAN DER
KLOES, Onze bouwmaterialen. Deel II Kunststeen, Amsterdam, 1923, p. 43.
[iii]
DIDEROT et D'ALEMBERT, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers. Supplément, au tome II, Amsterdam, 1776, p. 55.
[iv] Comptes du receveur d'Aix-en-Othe pour l'évêque de Troyes, Achives départementales de l'Aube, Troyes, 1440-1443, G376 f°28.
[v] "le chemin pour faire venir l'eau en la fosse" (Idem, G350 f°25 v°.)
[vi] DIDEROT et D'ALEMBERT, op. cit., p.56.
[vii] "Item avoir reffait toute nuefve la table à battre la terre et fondée sur bon estos et les diz estos enterre en terre bien profont d'environ III piez de hault" (Comptes des terres de Juilly, Paris, Bibliothèque nationale, 1387 – 1388, F. f. 4490 f° 69.)
[viii] F.MALEPEYRE, Manuel du briquetier, tuilier, fabricant de carreaux, etc., t.I, Paris, 1864, p. 189.
[ix]
Idem, t.II, p.178.
DIDEROT et D'ALEMBERT, op. cit., p.58
[x] H.BALFET, La céramique comme document archéologique, dans Bulletin de la Société préhistorique française, LXIII, 1966, p. 300.
[xi]
Des
sources mentionnent le transport de sable à mouler : "sablon a mosler
tieulle" (Comptes du receveur d'Aix-en-Othe pour l'évêque de Troyes,
Archives départementales de l'Aube, Troyes, 1437-1438, G376 f°27.
[xii] L.FRANCHET, Céramique primitive. Introduction à l'étude de la technologie, Paris, 1911, p.
[xiii] F.MALEPEYRE, op cit., t-II, p. 179.
[xiv] On ne parle pas du rebattage dans les sources médiévales. Il s'agit peut-être d'une amélioration postérieure de la technique ou d'un manque de sources.
[xv] DIDEROT et D'ALEMBERT, op. cit., p. 59.
[xvi]
Tous les auteurs parlent de matrices en bois, ou parfois en métal, au
Moyen Age. Cependant, au Musée Gruuthuse à Bruges, est conservée une matrice à
carreaux, en terre cuite. Cette matrice est signalée dans
: A.VAN SEVENBERGHE, Het bakken van vlaamse aarden tegels, dans Ons
Heem, XV, 5-6, 1961, p.144. Mais l'article ne mentionne
aucune date précise pour cette matrice qualifiée de "oudste bekende
matrijs voor middeleeuwse tegels".
[xvii] E.FLEURY,
Etude sur le pavage émaillé dans l'Aisne, Paris, 1855, p. 86.
[xviii] H.
MONCEAUX, Les carreaux de Bourgogne, dans Revue des Arts décoratifs,
Paris, 1885, p. 509.
[xix]
ORANT, Les carreaux de pavage du Moyen Age, dans Archeologia,
1971, n° 38, p. 69.
[xx] E. Eames Medieval
Tiles. A handbook, Londres, 1968, p. 2.
[xxi]
A.MATTHYS, La céramique (Typologie des sources du Moyen Age, occidental,
fasc. 7), Brepols, Turnhout, 1973 p. 52-53.
[xxii]
J.HOLESTELLE, op. cit., p. 95.
[xxiii]
A.MATTHYS, op.cit., p. 33.
[xxiv]
H.BALFET, op. cit., p. 295.
[xxv]
J.HOLESTELLE, op. cit., P. 95.
[xxvi]
"Ad vitrum laterum
facierdum. Tres maiores ollas in latus inclinatus. Muro furni include et postea duo talenta plumbi vel
plus vel minus secundum quantitatem imponas. Postquam vero liquescentem fuerit
quantum pugillus capere potest condimentum salis immittas et cum ferro longo in
capite rotunde et late diligenter exagita usque dum bene incineratur Deinde nonam partem sabuli
bene loti cum cinere in ferventem testam compone et cum ferro recurvo retempera
usque cum bene liquefiat, sed postquam liquescentem fuerit de furno cum forcipe
tolle et in terram funde. Postquam vero congelatum fuerit et in modum vitri
duruerit pilo fundatur et crebro cribretur. Postremo prefatus cinis, cum fece
vini vel ceruise cum aqua temperetur et sic tabula siccata sed nondum
cocta cum seta pingatur et in cluarium -mittatur." (British Museum. Harley
MS. 3915. fol. 146v-147r.)
Cet extrait est cité dans un article : J.S.GARDNER
et E.EAMES, A Tile Kiln at Chertsey Abbey, dans Journal of the British
Archaeological, Association, XVII, 1954, p.28 et p.44.
La traduction est de l'auteur.
[xxvii]
L.FRANCHET op. cit.,
p. 114-116.
[xxviii]
L.HABERLY, Medieval Eng,lish Paving Tiles,
Londres, 1937, p .55.
[xxix] J.S.GARDNER et E.EAMES, op. cit., p. 27.
[xxx] E.EAMES, A Thirteenth-century Tile Kiln at
North Grange, Meaux, Beaverley, Yorkshire, dans Medieval Archaeology,
V, 1962, p. 138.
[xxxi] E.FLEURY, op. cit., p. 62-68.
[xxxii] PROTAT, Note sur les carrelages émaillés de la fabrique d'Aubigny provenant du château ducal de Brahé-en-plaine, dans Mémoires de la Société, Eduenne, VIII, p. 457-458.
[xxxiii] R.FORRER, Geschichte der europaïschen
Fliesenkeramik, Strasbourg, 1901, p. 26.
[xxxiv] L. LECLERT, Catalogue du musée de Troye. Carrelages vernissés incrustés, historiés et faïencés. dans Mémoires de la Société Académique du département de l'Aube, XXIX, 1892, p. 17-24.
[xxxv]
E.SOIL DE MORIAME, Potiers
et faïenciers tournaisiens, Tournai, 1886, p. 52.
[xxxvi] E.EAMES, Medieval Tiles. A Handbook, Londres, 1968, p. 6-7.
[xxxvii] H.DE MORANT, op. cit.,
p. 69.
[xxxviii] L.LECLERT, op.
cit., P. 17-24.
[xxxix] H.MONCEAUX et A.GUILLON, Les carrelages historiés du Moyen Age et de la Renaissance, t.II, Paris, 1887, p. 34-36.
[xl] Les fouilles en cours sont effectuées par M. J. P. Jacob.
[xli] J.PROD'HOMME, Compagnons "thuiliers" et tuileries anciennes de Champagne méridionale du XIVe au XIXe siècle, dans La vie en Champagne, 19° année, n°20l, 1971, p. 18.
[xlii]
A.
CHEVALIER, Etude sur les carreaux vernissés du Moyen Age, dans Almanachs
Matot Braine (Reims),
1902, p. 271-279.
[xliii] R.FORRER, op.
cit, p. 48-49.
[xliv] A. LOWYCK, Enkele
nota's nopens tegelbakkers in het Ieperse, dans Ons Heem, XV, 5-6,
196l, p.192-193..
[xlv] J. HELBIG, Ancienne céramique de carrelage et de revêtement en Belgique, dans Revue belge d'archéologie et d'histoire de l'art, XXII, 1953, p. 226.
[xlvi] J. G. N. RENAUD, Middeleeuwse vloertegels, dans Vrienden van de
Nederlandse Ceramiek, XII, 1958, p.6-13.
[xlvii] E. EAMES
et M. LITT, Three Grours of Late Medieval French Tiles in the Department of
Medieval and Later Antiouities. British Museum, dans Journal of
the British Archaeological Association, XXXVII, 1974, p. 103-112.
[xlviii] A. LOWYCK, op.
cit p. 19.
[xlix] L F
SALZMAN., Building in England down to 1540, Oxford, 1952, p. 145.
[l] J. B.WARD-PERKINS, Late Medieval Flemish Inlaid Tiles in England, dans
The Antiquaries Journal, XVII, 1937, p. 443.
[li] E.V.S., op. cit., p. 167.
H. MONCEAUX et A. GUILLON, op. cit., t.II, p. 34-36.