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QUINZE ANS DE FOUILLES À L'ABBAYE DE VAUCLAIR

BILAN PROVISOIRE (1966-1981) (suite)

 

II)      LES FOUILLES DE L'ABBAYE.

 

Entre cette présence gallo-romaine et le niveau du site réoccupé par les moines au XIIe siècle, les recherches entreprises à Vauclair n'ont livré aucun élément significatif. Le seul indice est constitué par certaines traces de labours antiques que l'on a pu déceler sous le niveau monastique. Mais à l'emplacement même des constructions de l'abbaye, il y a eu manifestement abandon entre le IIe et le XIIe siècle. Un tel silence pose certains problèmes importants sur lesquels nous reviendrons dans les conclusions de cette étude.

 

Les fouilles ont par contre permis de découvrir les fondations et le plan partiel du premier monastère construit au XIIe siècle, puis du second qui lui fut substitué au siècle suivant, enfin de mieux comprendre les rénovations des bâtiments menées au XVIIe siècle.

 

1)    Le premier monastère (XIIe siècle).

 

L'abbaye de Vauclair fut fondée à la demande de l'évêque de Laon, Barthélemy de Jur.  D'après la charte de fondation (13)[i], le lieu choisi portait le nom de Curtmenblein ; il y avait là une église (altare) que l'évêque céda à saint Bernard avec tous ses droits et dépendances (14)[ii].  A cette première donation, les puissants seigneurs de Roucy ajoutèrent d'autres biens. Le 23 mai 1134, Bernard de Clairvaux envoya un groupe de ses moines vers la nouvelle fondation de la vallée de l'Ailette, quinzième fille de Clairvaux, à laquelle il donna le nom de Vauclair (Vallis clara), le même que celui de l'abbaye-mère (Clara vallis).

 

Cette communauté commença à construire ses bâtiments au lieu-dit Pratum molendini.  Il y eut donc à Vauclair un premier monastère cistercien édifié au XIIe siècle. Avant les travaux entrepris, on ignorait absolument tout de cette abbaye; jusqu'à son emplacement était inconnu. Persuadé par quelques années de fouilles médiévales que la permanence du lieu de culte est une constante qui souffre peu d'exceptions, nous commençâmes les recherches en 1966 sur le transept de l'église du XIIIe siècle.  Rapidement apparurent les soubassements de la première abbatiale.

 

Parmi tous les vestiges les mieux conservés du premier monastère (n° 242), les fondations de l'église, intactes dans leur totalité, constituent la principale découverte.  Une publication détaillée leur a déjà été consacrée (15)[iii]; il suffit d'en résumer ici l'essentiel.

 

Il s'agit d'une construction menée d'un seul jet, sans césure ni remaniement, et qui livre un plan bernardin de grande rigueur avec son chevet plat si caractéristique et un chœur très petit, parfaitement adapté à la première liturgie cistercienne. Cette église mesurait 49 m de long, le transept 22 m de large, le tout pris dans oeuvre. Le vaisseau des nefs, d'une largeur de 14 m, s'allongeait sur neuf travées. Sur le plan, l'étroitesse de ces dimensions accentue l'impression de longueur que l'on rencontre dans certaines abbatiales cisterciennes mais non dans toutes (16)[iv]. De chaque côté du chœur, s'ouvraient dans les croisillons du transept deux petites chapelles latérales, large chacune de 2 m; elles étaient réservées aux messes privées des moines prêtres. Une étude attentive des supports du transept permet d'autre part de supposer que cette première église de Vauclair était couverte d'une voûte du type de celle de Fontenay, c'est-à-dire par un berceau central épaulé perpendiculairement à la croisée. Un porche assez étroit précédait la façade et une sacristie fort exiguë s'élevait au-delà du croisillon méridional.

 

Outre cette église si typée, qu'a-t-on pu retrouver de ce premier monastère entièrement disparu ? Les recherches ont permis de mettre au jour certaines fondations du cloître, celles du bâtiment des convers, d'une partie de l'aile des moines et des fragments épars de celle du réfectoire.

 

Mais avant de passer en revue ces diverses constructions, il faut dire un mot de l'appareil très caractéristique de toutes les fondations appartenant à cette première campagne. Il s'agit à première vue d'un assemblage assez singulier de petits moellons non taillés, liés uniquement avec du sable brun ou gris, sans aucune trace de mortier. De forme plus ou moins arrondie, ils ont 10 x 15 x 10 cm au moins et 20 x 10 x 15 cm au plus. Dépourvus de tout parement plane, ils sont assemblés en blocage, de manière habilement serrée, sans que l'on puisse parler d'assises régulières (n° 244).  Le matériau utilisé est un calcaire lutétien inférieur, une pierre dure et grise dont la principale originalité est une concentration dense de nummulites, tout petits fossiles semblables à des boutons.  Pour le second monastère, les constructeurs utiliseront un matériau différent, un calcaire lutétien moyen et supérieur, plus tendre et plus facile à tailler.

 

Une difficulté inattendue allait rendre malaisées toutes les recherches concernant les lieux réguliers du XIIe siècle complètement arasés. Alors que les fondations de l'église subsistaient sur une profondeur de 1,80 à 1,90 m, celles des murs du cloître et des autres bâtiments voisins se réduisaient à seulement deux ou trois assises de petits moellons décrits ci-dessus. Comme le niveau actuel, celui du cloître du XIIIe siècle, est à un mètre plus bas que celui des abbatiales, il est possible que cette disposition, symbolique plus que fonctionnelle, ait été adoptée lors de la construction du second monastère. En surcreusant l'espace situé au sud de l'ancienne église afin de placer la nouvelle sur une relative élévation, il a fallu détruire les fondations des bâtiments du XIIe siècle qui n'auraient alors gardé que les 20 à 50 cm retrouvés. Il semble n'y avoir aucune autre explication plausible à cette apparente singularité.

 

Cette large amputation a rendu les recherches du tracé du premier cloître particulièrement difficiles et requis un travail très attentif. Les bases du mur septentrional subsistaient en place car elles constituaient les fondations du gouttereau méridional de l'abbatiale. Le mur oriental a également été retrouvé, jointif aux fondements de la façade ouest de l'aile des moines du second monastère.  Par contre, les fondations des galeries ouest et sud avaient été en partie arrachées; il a fallu les restituer en négatif. On aboutit de la sorte à un cloître carré de 27 m de côté avec des galeries larges de 2,45 m.

 

Les fouilles ont également mis au jour les soubassements du bâtiment des convers, en place sur plusieurs assises, sauf à l'extrémité nord.  Il s'agissait d'une construction très allongée, sur près de 70 m pour seulement 6,25 m de large; son extrémité méridionale débordait bien au-delà de l'angle sud-ouest du cloître. A peu près en son milieu, les recherches ont permis de trouver un grand foyer central typique des premiers chauffons cisterciens : une cavité rectangulaire (3,80 x 1,40 m et 0,50 de profondeur) dont les parois de gros moellons de calcaire lutétien inférieur reposent sur une base de grandes dalles irrégulières en grès recouvertes postérieurement par deux niveaux superposés ; en dessous, de gros carreaux de terre cuite disposés horizontalement; au-dessus, à fleur de sol lors de leur découverte, des tuileaux rouges disposés sur chant et formant des ensembles triangulaires. A part un exemple possible à Clairvaux, on ne connaît pas d'autres emplacements de foyers dans un bâtiment de convers du XIIe siècle. Il est vrai qu'on ne sait pratiquement rien de ces constructions pour cette époque. La longueur exceptionnelle de celui de Vauclair semble en tout cas révélatrice du nombre élevé de convers dans l'abbaye au XIIe siècle. Cette donnée a probablement joué un rôle essentiel dans la conception du second bâtiment édifié au XIIIe siècle.

 

La ruelle des convers enfin était en réalité un espace libre entre le mur ouest du cloître et la façade orientale du bâtiment précédent ; large de 7,20 m dans le monastère du XIIe siècle, elle sera encore plus ample dans celui du XIIIe. L'expression tardive "ruelle des convers" parait ici bien trompeuse. Si, comme à Fontfroide, elle n'était parfois qu'un étroit couloir, elle semble avoir été bien souvent, comme à Vauclair, une véritable cour à ciel ouvert permettant aux convers d'accéder à l'église par la porte qui leur était réservée. Nous y reviendrons pour une mise au point.

 

Malgré les arasements des constructeurs du XIIIe siècle, quels autres vestiges du premier monastère les fouilles ont-elles révélés?  Une partie des fondations de la façade ouest de l'aile des moines a été découverte, en place, accolée devant les bases de l'actuelle salle du chapitre.  Mais la forte densité des larges constructions du XIIIe siècle, dans l'aile des moines du second monastère, a arraché toutes les traces du mur oriental comme aussi ses extrémités méridionales.  Certains soubassements, perpendiculaires à la galerie sud du cloître, appartiennent sans doute à l'aile dite habituellement du réfectoire, même si aucune trace de ce bâtiment n'a pu être retrouvée.  Ajoutons pour terminer que si certaines petites constructions de la première abbaye existaient dans le quartier des hôtes, aucun vestige d'une porterie de la même époque n'a été mis au jour.

 

2)    Le second monastère (XIIIe siècle).

 

Pour de multiples et complexes raisons qu'il n'y a pas lieu d'évoquer ici mais suivant en cela une évolution constatée dans bon nombre de monastères cisterciens de cette époque, les moines de Vauclair décidèrent de remplacer leurs premières constructions par un second monastère beaucoup plus vaste. On sait que la seconde abbatiale fut consacrée le 24 juin 1257 (17)[v]. Or, toute la recherche archéologique a montré de manière indiscutable que cette église, d'ailleurs inachevée, se présente comme l'ultime réalisation de cette grande campagne de construction. L'arasement systématique du premier monastère eut donc lieu durant la première moitié du XIIIe siècle (18)[vi]. La plupart de ces nouveaux bâtiments resteront intacts jusqu'en avril 1917; ils furent alors anéantis par les tirs d'artillerie de l'offensive du général Nivelle (19)[vii].

 

Comment se présentait Vauclair à la veille de la Grande Guerre ?  Le superbe bâtiment des convers était debout et couvert (n° 229). Le rez-de-chaussée de l'aile des moines subsistait aussi mais l'étage était ruiné et il n'y avait plus de toiture.  Le chapitre, la sacristie, la chapelle de l'abbé et le passage étaient en place. La salle des moines, désaffectée au XVIIe siècle, demeurait et dans son prolongement avait été construit un élégant bâtiment de style classique, encore sous toit en 1914. La porterie, le colombier et certaines constructions du quartier des hôtes existaient toujours (20)[viii]. Seule l'abbatiale avait été rasée. Une gravure de Pingret datée de 1821 la présente déjà très endommagée, comme celle de Longpont aujourd'hui ; mais les premières photos connues de Vauclair remontant aux années 1900 - 1914 révèlent la disparition de tous ses murs.  En somme, hormis l'église devenue inutile, la plupart des bâtiments subsistaient donc bien depuis la Révolution et servaient d'habitation au véritable petit village qui s'était installé à Vauclair après le départ des moines (228). Enfin, contrairement à la Déclaration des biens et revenus de l'abbaye... rédigée vers 1790 et estimant l'enclos monastique à environ vingt-quatre arpents soit douze hectares (21)[ix], le mur d'enceinte, intact lui aussi, mesurait près de deux kilomètres de longueur et délimitait un espace clos de dix-sept hectares.

 

Toutes les constructions appartenant au second monastère (n° 245) présentent un appareil identique, fort différent des fondations du XIIe siècle.  Il s'agit cette fois de moellons de calcaire lutétien moyen, liés avec des lits abondants d'un excellent mortier légèrement verdâtre.  Splendide appareil à la vérité, sans aucun blocage intérieur, mais avec une utilisation homogène d'excellentes tailles, de parement à parement et depuis la base des fondations : des murs pleins au sens vrai du terme. Les modules sont généralement les suivants : 25/35 x 50/60 x 30/35 cm pour les parements et 30 x 25 x 15 cm pour l'intérieur (22)[x].

 

Contrairement aux fouilles de la première, celles de la seconde abbatiale se sont heurtées à une réelle difficulté car les fondations avaient souvent été arrachées jusqu'à la racine des murs, heureusement, les chaînages et les bases des piles restaient en place. Mais il a fallu étudier les profils avec grand soin pour resituer certains murs en négatif ; cette opération fut cependant facilitée par les nombreuses traces de mortier verdâtre retrouvées dans les remblais d'arrachement. Le plan inconnu de cet important édifice a de la sorte pu être restitué avec fidélité (n° 246). Une vraie surprise attendait les chercheurs : la nef de cette imposante construction n'a jamais été achevée.  Commencés par le chœur, les travaux s'arrêtèrent au bout des deux premières travées.  Des fondations d'appareil fort différent se trouvent plus ou moins juxtaposées à l'emplacement de cette coupure pour soutenir une façade improvisée (23)[xi].  Convenons cependant que l'ampleur même du transept et de l'abside de ce sanctuaire devait suffire aux besoins d'une communauté.

 

Cette seconde abbatiale était un ample édifice gothique avec déambulatoire et cinq chapelles rayonnantes à chevet polygonal. Le transept mesurait 48 m de large, la nef 24 m, bas-côtés compris, mais avec seulement deux travées, n'avait que 14 m de long; soit une longueur totale de 53 m (24)[xii]. Comme on peut le constater d'emblée, cette seconde église de Vauclair était directement copiée sur celle de Longpont qui, terminée dès 1227, allait inspirer maintes reconstructions cisterciennes au XIIIe siècle dans tout le Bassin Parisien (25)[xiii]. Vauclair II reprit le plan de Longpont en le réduisant légèrement et en l'adaptant quelque peu : les piles rondes adoptées comme supports ont 1,06 m de diamètre (1,07 à Longpont) et n'y a que cinq chapelles rayonnantes au lieu de sept. Les imposantes fondations descendent jusqu'à 2,80 m du niveau d'occupation déterminée par le seuil d'entrée de la sacristie.

 

Un autre élément singulier mis au jour par les fouilles est une large plate-forme d'épaisse maçonnerie continue occupant une grande partie du transept et du chœur. Il s'agit manifestement de réemplois provenant de la première église. Un phénomène semblable observé au monastère cistercien voisin de Signy (26)[xiv] paraît résulter d'une exigence canonique beaucoup plus que d'une nécessité technique : les pierres d'un édifice consacré ne pouvant plus servir à un usage différent, elles étaient soit réemployées dans un sanctuaire postérieur, soit enterrées pour ne pas encourir une sorte de profanation.

 

Avec cette église, nous sommes bien loin des humbles et rigoureuses abbatiales de la première génération de Cîteaux. Une comparaison entre Vauclair I et Vauclair II constitue une éloquente démonstration de l'évolution de l'ordre cistercien : moins d'un siècle sépare les deux constructions mais ce sont deux mondes entièrement différents (n°246).  Dès le XIIIe siècle, Cîteaux est pris par la maladie de bâtir grand et les chapitres généraux n'y pourront rien (27)[xv].

 

Le second cloître a, lui aussi, pu être restitué avec précision. Il formait un carré de 35 m de côté avec des galeries larges d'un peu plus de 3 m.

 

De l'aile des moines et du bâtiment des convers, subsistent aujourd'hui à Vauclair d'imposants vestiges qui ont retrouvé un cadre digne de leur beauté. Fidèle au caractère strictement archéologique de cette étude, laissons ces importantes constructions à la publication architecturale qui leur sera consacrée. Rappelons cependant que le bâtiment des convers était non seulement l'un des plus remarquables de l'ordre, mais que le grand dortoir du premier étage était comparé aux plus belles réussites de l'art médiéval (28)[xvi]. Soulignons aussi à nouveau l'ampleur de la ruelle des convers qui, à Vauclair au XIIIe siècle, était une véritable cour, large de 11,25 m (29)[xvii].

 

A l'emplacement traditionnel de l'aile du réfectoire, c'est-à-dire habituellement au sud du cloître, les recherches devaient aboutir à une autre conclusion surprenante : il n'existe là aucune fondation d'un quelconque bâtiment. Un fait d'observation avait déjà attiré l'attention avant même le début des fouilles : toutes les constructions du XIIIe siècle ont partout laissé quelques traces sur le sol, sauf à cet endroit. Et toutes les photographies de l'abbaye avant 1914 montrent une absence complète de bâtiment sur cet emplacement. Cette vacance d'une aile aussi importante comportant ordinairement réfectoire, cuisine et chauffoir semblait tellement étonnante que les recherches y ont été menées avec une particulière minutie, en n'écartant aucun indice et en multipliant les vérifications. Rien n'y fit, il fallut se rendre à cette évidente certitude : le monastère du XIIIe siècle à Vauclair ne possédait pas d'aile méridionale. Au-delà de la galerie du cloître dont le tracé précis a été retrouvé, s'étend un espace entièrement vierge de toute fondation et par là de toute construction.

 

Surprenante constatation posant en conséquence immédiatement la question de l'emplacement du réfectoire et de la cuisine des moines. Quinze années de recherches méthodiques dans tous les lieux réguliers autorisent une seule conclusion : la communauté du XIIIe siècle utilisa le réfectoire du bâtiment des convers. Plusieurs arguments de poids vont en ce sens. Au rez-de-chaussée de la moitié méridionale de ce bâtiment se trouve une vaste salle à usage de réfectoire ; longue de 28 m et large de 12,50 m, elle semble manifestement démesurée pour le nombre de convers que Vauclair pouvait alors posséder. Mais elle avait le mérite d'exister au moment précis où la communauté, incapable d'achever son abbatiale, est chargée de lourdes préoccupations financières. En réalité, cette monumentale bâtisse, par laquelle commença la campagne de reconstruction du XIIIe siècle, devait se trouver partiellement disponible quand on sait la baisse spectaculaire de l'effectif des convers dès avant 1250.  L'utilisation de cette salle par les moines s'inscrit donc dans une incontestable logique. Au surplus ce local a connu après son achèvement un remaniement intérieur peut-être significatif : une séparation murée isola les deux travées de l'extrémité nord, du côté du passage, sans doute réservées aux convers alors que la communauté utilisa les quatre autres travées.

 

Reste à résoudre le problème de la cuisine. Là aussi, les données archéologiques fournissent une hypothèse plausible. On a constaté, parmi les bâtiments du XIIe siècle, l'existence d'une aile des convers fort allongée, à quelques mètres seulement de l'aile du XIIIe siècle. Lors des fouilles menées sur son emplacement, une série de découvertes furent particulièrement remarquées. Sur toute la superficie de la partie méridionale de cette construction, les recherches mirent au jour plusieurs foyers assez étendus, avec niveau de tuileaux en terre cuite ; et toute la surface du sol, fortement rubéfiée, trahissait un usage prolongé du feu. Plus décisive encore fut la découverte de nombreux tessons émaillés, de couleur verte, jaune et brune, parmi lesquels certains appartenaient manifestement à des poteries tardives des XVIIe et XVIIIe siècles. Aussi ces données permettent-elles de penser que la communauté du XIIIe siècle conserva à cet endroit la moitié sud de l'ancienne aile des convers et y implanta d'autant plus aisément sa cuisine qu'elle se trouvait à quelques mètres seulement du lieu choisi comme réfectoire pour les moines. Cette absence d'aile éclaire une nouvelle fois l'essoufflement général de beaucoup de constructions à partir du milieu du XIIIe siècle (30)[xviii].

 

L'hôtellerie, secteur traditionnel de l'habitat monastique, est peu connue. Les cisterciens n'échappent pas à cette réalité (31)[xix]. Elle répond pourtant à une exigence essentielle de la règle de saint Benoît : l'accueil des hôtes (32)[xx]. Mais dans une abbaye cistercienne, contrairement aux habitudes bénédictines, ils n'ont pas accès aux lieux réguliers où règne une clôture stricte. Cette interdiction entraîne la nécessité d'un logement, d'un réfectoire et par là d'une cuisine distincts de ceux de la communauté. L'investigation archéologique d'un tel quartier doit tenir compte de ces données pour en confirmer ou en infirmer l'usage, c'est-à-dire pour vérifier le degré d'observance du monastère.

 

A Vauclair, ces constructions occupent l'emplacement traditionnel, entre la porterie et les lieux réguliers. La majeure partie de ce secteur a pu être fouillée, mais la plantation de peupliers qui en occupait l'extrémité méridionale avait empêché d'y achever les recherches ; une coupe effectuée en 1980 a libéré le terrain et les fouilles ont repris. Pour l'essentiel, l'hôtellerie du XIIIe siècle est composé d'un ensemble cohérent avec bâtiment des hôtes, cuisine, glacière et vivier.

 

Orienté nord-est/sud-ouest, le bâtiment des hôtes mesure 6,50 m de large sur 12 m de long. Ses fondations présentent l'appareil typique rencontré dans les soubassements de toutes les constructions du XIIIe siècle ; elles ont 1,05 m de large et leur première assise se trouve à 1,70 m du niveau d'occupation antérieur. On peut donc légitimement supposer l'existence d'une bâtisse à étage. Elle était divisée en deux par un mur de refend dont les matériaux sont identiques à ceux des murs extérieurs et qui s'y trouve engagé. A égale distance des parements intérieurs des murs ouest et est, il s'arrête pour céder la place à un foyer de chauffage, exactement au milieu de l'ensemble. Ce foyer est une cavité rectangulaire de 2,20 sur 1 m. Le fond est un niveau de carreaux de terre cuite rouge de deux types (14,3 et 15,5 cm au carré) et de tuileaux disposés horizontalement. A l'est et à l'ouest, l'extrémité intérieure du mur de refend constitue le bord de ce foyer; au sud, il est limité par un niveau de tuileaux identiques à ceux du pavement en place dans toute la pièce méridionale ; au nord, il déborde légèrement le parement du refend sur 35 à 40 cm à l'intérieur de l'autre pièce. Comme par ailleurs les fondations de ce mur cessent à la hauteur du foyer, celui-ci ne repose sur aucune assise maçonnée. Il ne s'agit donc pas d'une cheminée murale mais bien d'un foyer central ouvert à la fois sur les deux pièces contiguës (33)[xxi]. Dans l'angle nord-est de la pièce méridionale, les restes d'un pied-droit indiquent l'emplacement d'une porte située le long du mur oriental et permettant le passage d'une salle à l'autre. Il est impossible de se faire une idée de l'élévation de cette ingénieuse disposition ; et comme les fouilles n'ont apporté aucun élément de réponse, mieux vaut s'en tenir à un silence prudent. Une coupe effectuée dans la surface de feu a montré que sous les carreaux les constructeurs avaient disposé une épaisse couche d'argile reposant elle-même sur un lit de petits moellons calcaires; la profondeur des zones rubéfiées prouve que ce foyer a fonctionné pendant longtemps.

 

A quelques mètres à peine au sud-est, les fouilles ont mis au jour les fondations d'une autre bâtisse de 6,75 m de large sur 10 m de long et à l'intérieur de laquelle ont été trouvés des foyers assez étendus (n°250). Les remaniements successifs de cette construction et l'inachèvement de la fouille au sud à cause des peupliers empêchent d'en dire davantage. Il semble toutefois bien s'agir de la cuisine associée étroitement à la maison des hôtes.

 

A une quinzaine de mètres à l'ouest de ce bâtiment, les recherches ont découvert une glacière ( 258). C'est une cavité circulaire de 2,30 m de diamètre et aux parois très épaisses, 1,20 m. Du côté du vivier, à l'ouest, les fouilles ont révélé les larges fondations de deux murs parallèles et perpendiculaires à la cavité, sans doute les bases d'un couloir d'accès. Dans leur partie verticale, les parois intérieures sont faites de neuf assises régulières de 18 cm de hauteur de moellons taillés avec soin avec chacun un parement concave. La dernière assise repose sur le sol en place, un sable gris très fin. Le fond ne comportait aucun pavement ni empierrement. A partir du rebord supérieur de la plus haute assise, le profil vertical fait place à un léger retrait avec superposition de moellons plats que l'on retrouve tout autour de la cavité. Du côté oriental, le mieux conservé, il apparaît clairement que ces moellons constituent le départ d'une voûte dont la majeure partie a été arrachée.

 

Ces vestiges ne peuvent être ni ceux d'un puits, beaucoup plus étroits à Vauclair, ni ceux d'une citerne car il n'y a aucune trace d'adduction d'eau; ce sont manifestement ceux d'une glacière (34)[xxii].  Elle faisait partie de l'hôtellerie du XIIIe siècle comme le prouvent les fondations en place avec leurs moellons liés au mortier verdâtre bien caractéristique de la seconde campagne de construction.  Et son emplacement, d'une logique fonctionnelle bien cistercienne, l'intègre parfaitement dans le complexe de l'hôtellerie, entre le vivier vers lequel s'ouvrent le couloir d'accès et le bâtiment des hôtes.

 

Au moment de sa découverte, cette glacière était encombrée d'un remblai précieux car elle avait servi de dépotoir aux ustensiles domestiques de la cuisine. Une excellente étude a été consacrée au mobilier retrouvé (35)[xxiii], poteries, jetons, étains notamment, assez homogène pour être daté de la première moitié du XVIe siècle. L'abandon pourrait donc bien se placer sous l'abbatial de Marin Berthain (1522-1579) dont la Gallia christiana dit, sans préciser, qu'il fit exécuter certaines réparations dans le monastère (36)[xxiv].

 

Entre la porterie et la glacière, les fouilles de 1980 ont mis au jour un grand vivier rectangulaire de 25 m de long sur 15,50 de large. Les parois sont constituées par d'épaisses maçonneries, larges de 1,25 m et hautes de 1,40 m. Le parement, très régulier, présente à la base trois ou quatre assises de 20 à 35 cm chacune en moellons assez allongés mesurant parfois jusqu'à 0,90 et même 1,05 m, liés avec des lits de mortier assez abondant. Au-dessus de ces bases et pour assurer le sommet de ce parement, il y a alignement de très gros blocs taillés assez régulièrement, 60 x 70 x 50 cm en moyenne. A l'arrière, c'est un blocage serré de moellons plus petits (10/17 x 15/40 x 7/15 cm) liés au mortier ocre clair et parfois verdâtre. Il n'y a aucun réemploi dans toutes ces fondations.

 

Toute la surface intérieure est composée d'un niveau très soigné de dalles calcaires de dimensions variables mais dont l'épaisseur est comprise entre 12 et 15 cm. Une coupe opérée dans une cassure de ce dallage révèle toute l'habileté et tout le soin apportés par les constructeurs à travers quatre couches horizontales successives : immédiatement sous les dalles, 10 à 12 cm de sable homogène de couleur un peu verdâtre, puis un niveau d'argile grise sur 10 cm environ, 10 à 13 cm de petits moellons calcaires concassés et réduits à l'état d'empierrement très compact, un niveau composite avec poches d'argile grise, sable et plaques de mortier verdâtre sur 20 cm, et enfin, à quelque 60 cm sous le dallage, sol en place, un sable gris très clair dit sable de Bracheux.

 

Cet ensemble dont la fouille n'est pas achevée, ne peut être qu'un beau vivier.  L'emplacement paraît choisi fonctionnellement, proche des cuisines de l'hôtellerie et de la glacière ainsi approvisionnée en glace durant l'hiver. Sans compter avec le rôle symbolique d'une pièce d'eau à l'entrée d'une abbaye un vivier n'est-il pas ce sauvoir dont parle saint Bernard quand il évoque sa pêche des âmes (37)[xxv] ?

 

Les dimensions des constructions du quartier des hôtes montrent clairement que ces lieux d'accueil n'étaient destinés qu'à des groupes très limités ou à des personnes isolées. Une hôtellerie cistercienne du XIIIe siècle était bien différente des immenses bâtisses bénédictines ou de certaines abbayes de Cîteaux des XVIIe, XVIIIe et de la fin du XXe siècle ! Des fouilles comme celles de Vauclair illustrent bien les strictes limites de la fonction d'accueil d'un monastère cistercien médiéval. Sur ce point, les résultats des recherches s'accordent parfaitement avec l'opinion de G. Duby : "Veillant à son isolement, Cîteaux avait rompu avec les fonctions d'hospitalité si largement remplis par le monachisme occidental et qui coûtaient tant..." (38)[xxvi].

 

Reste, pour avoir terminé l'approche de ce second monastère de Vauclair, à présenter la porterie. Elle abritait la seule entrée donnant accès à l'enclos monastique fermé par le mur d'enceinte (39)[xxvii]. Elle a connu beaucoup de vicissitudes et de remaniements au fil des temps mais aussi bon nombre d'hésitations et de repentirs à cause du caractère très marécageux de son emplacement.  Trois phases principales semblent avoir marqué son évolution.

 

En l'absence de tout vestige du XIIe, la première phase d'édification appartient sans nul doute à la campagne de construction de la première moitié du XIIIe siècle. Il s'agit de deux bâtiments distants de 9 m et orientés selon un axe est-ouest; celui du nord mesure 11 m de long sur 5,60 de large et celui du sud, plus ample, 12,50 sur 11 m. Leurs deux murs ouest, épais d'environ 1,75 m, constituent une véritable façade défensive. Le bâtiment nord était divisé en deux par un mur de refend contre lequel a été découverte la surface de feu d'un petit foyer, sans doute une cheminée murale. Dans l'angle sud-ouest, auprès d'une porte d'accès, des bancs de pierre étaient accolés au mur occidental.  Quand les assises supérieures de ces fondations apparurent, elles surprirent par leur caractère particulièrement irrégulier car les deux parements du mur nord ondulaient au lieu de présenter un tracé rectiligne. C'est qu'à cet emplacement les soubassements sont posés sur des pilotis de bois, pieux de bouleaux et de chênes d'un mètre et demi enfoncés verticalement dans le marais sous-jacent (n° 247). Les fouilles ont aussi retrouvé un pavement de carreaux à décors incrustés fort usés dont il a été possible de retracer le dessin exact. Son étude est réservée pour une publication d'ensemble sur tous les carreaux de ce type découverts à Vauclair (40)[xxviii]. Dans le bâtiment méridional, les recherches ont mis au jour une cheminée murale et un alignement de trois bases de piliers, sans doute des fondations de piles soutenant une voûte, et une cave (n° 248).

 

Peu de temps après la mise en service de l'édifice, une seconde phase amputa la partie orientale du bâtiment nord qui fut clos par un nouveau mur. Une importante quantité de carreaux émaillés appartenant au pavement primitif a été retrouvée dans les remblais de cette démolition : quasiment neufs, ils révèlent un usage fort limité.

 

La troisième phase est en fait un bouleversement très profond qui va aboutir à la mise en place d'une construction unique, orientée nord-sud et qui, pour l'essentiel, subsistera jusqu'en 1914. L'extrémité est du bâtiment méridional fut à son tour mise à bas et deux façades parallèles, l'une à l'est, l'autre à l'ouest, furent construites sur toute la longueur de la porterie percée à peu près en son centre par un passage charretier de 3,70 m de large. Pour mener à bien ce travail, on désaffecta l'ancienne cave de la phase II du bâtiment sud, et on en construisit deux nouvelles, l'une au centre de l'aile méridionale, contre le mur, et l'autre à l'extérieur de la façade ouest (n° 249). On installa une nouvelle cheminée dans le bâtiment nord surélevé dans son occupation. Une monnaie trouvée au niveau même des fondations arasées peut éclairer sur la date de ces transformations ; c'est un blanc au K, en argent, de Charles V, frappé en 1365. Or on sait que les sources écrites révèlent une destruction partielle de l'abbaye en 1359 lors du raid d'Edouard III sur Reims, au cours de la guerre de Cent ans (41)[xxix] ; et que l'abbé Jean Colleret (1362-1394) eut à réparer ces déprédations anglaises (42)[xxx]. Il est donc fort plausible de placer sous son abbatiat les bouleversements du plan primitif de la porterie de Vauclair. Ajoutons pour finir, qu'un remaniement superficiel de la façade occidentale intervint quand l'abbé Louis Brulard y apposa un portail classique visible avant sa destruction en 1917 et au-dessus duquel il fit placer judicieusement une coquille avec le millésime 1695.

 

Les recherches ont enfin permis de découvrir l'ordre suivi dans la construction des bâtiments des lieux réguliers du XIIIe siècle. Cette campagne commença par l'édification de l'aile des convers, se poursuivit par le cloître puis l'aile des moines et s'acheva prématurément par l'abbatiale. Ces fouilles ont aussi révélé comment toutes les fondations du XIIIe siècle ne réutilisent jamais celles du XIIe ; elles ont toujours été implantées exactement contre les soubassements précédents, là où un nouveau bâtiment devait remplacer un ancien. Cette méthode se comprend d'autant plus aisément que le premier monastère était un ensemble roman et que le second appartenait à l'art gothique ; les poussées exercées sur les murs sont bien différentes avec des édifices utilisant la croisée d'ogives.

 

 

3)    Les rénovations (XVIIe siècle).

 

Peu de choses essentielles semblent changer à Vauclair entre les XIIIe et XVIIe siècles. Il y eut bien quelques réfections, on l'a vu, au lendemain de la guerre de Cent ans; le milieu du XVIe siècle vit la construction d'une façade définitive pour l'abbatiale inachevée et l'édification de l'église paroissiale Saint-Martin exposée ci-après. Mais il faut attendre le XVIIe siècle pour que le monastère connaisse un important programme de rénovation dont les fouilles révèlent l'ampleur et l'étendue.

 

Certaines circonstances historiques expliquent aisément ce renouveau. Il y eut d'abord l'action d'un grand abbé, Claude de Kersaliou (1627-1653). Ce cistercien breton était le conseiller spirituel de Mère Angélique Arnauld ; il est à l'origine de la fameuse Journée du Guichet (43)[xxxi]. Ecarté de Port-Royal par la vindicte de la famille Arnauld, il fut nommé abbé à Vauclair par Louis XIII, le 26 juin 1627. Cette mesure de disgrâce fut un bienfait pour l'abbaye où, dès 1635, il rétablit la stricte observance. Le traité des Pyrénées fut aussi un événement décisif car il mit fin en 1659 à l'une des périodes les plus bouleversées du Laonnois et du Soissonnais. Vauclair, qui était l'une des rares abbayes d'Ile-de-France à ne pas connaître la commende, va alors retrouver un siècle et demi de paix, de vie monastique régulière et de rénovation de plusieurs bâtiments (n° 251).

 

L'une des premières reprises fut celle de l'hôtellerie, brûlée en 1590 par les Ligueurs de Laon. Elle sera remplacée par une construction toute nouvelle, orientée selon un axe nord-est/sud-ouest et sur l'emplacement arasé du bâtiment du XIIIe siècle. Les fouilles ont mis au jour les fondations de cette bâtisse allongée sur près de 30 m pour seulement 4,30 m de large et décrite par Dom Guyton après sa visite de 1744 (44)[xxxii]. Elle était certainement achevée dès 1650 car on ne s'expliquerait pas autrement l'emplacement du trésor monétaire qui y fut découvert en 1973 (45)[xxxiii]. Signalons aussi, entre le quartier des hôtes et la façade occidentale de l'aile des convers, une longue cave autrefois voûtée implantée obliquement et dont les parois sont d'une réalisation fort soignée avec un parement en pierres de taille très remarquables (46)[xxxiv].

 

Les fouilles ont également révélé un remaniement du cloître postérieur au XIIIe siècle.  Les galeries nord et est ont été légèrement rétrécies par la construction d'un nouveau mur de préau, plus rapproché des bâtiments en place. Ainsi toutes les sépultures de la galerie devant le chapitre et la sacristie ont-elles été amputées de leur extrémité ouest. Diverses données autorisent à dater cette reprise avec certitude du XVIIe siècle. Sur les vestiges mutilés du nouveau mur de préau de la galerie nord, on a trouvé comme supports des voûtes, des profils de pilastres classiques, typiques de cette époque. Et de multiples arcatures du cloître du XIIIe siècle ont été réemployées comme couverture des nouveaux canaux restaurés à cette période.

 

L'une des rénovations les plus considérables semble bien avoir été la refonte complète du réseau de canalisations et dont nous allons parler plus longuement ci-après. En aval de la digue de l'étang, on édifia un nouveau moulin. D'autre part, l'aqueduc principal fut complètement remanié, depuis le bas de la digue jusqu'à la porterie et même reconstruit sur un nouveau parcours à certains endroits. Sa couverture est faite presque entièrement de pierres taillées provenant des bâtiments du XIIIe siècle et réemployées. On peut également citer les nombreuses petites canalisations en terre cuite retrouvées dans toute l'abbaye.

 

Un sobre et élégant bâtiment classique fut aussi construit à cette époque en prolongement de l'extrémité méridionale de l'aile des moines après désaffectation de l'ancienne salle du XIIIe siècle. Connu par certaines photographies d'avant 1914, ce bâtiment, dont les fondations mesurent 29 m sur 12, a peut-être remplacé l'ancienne salle des moines; mais ce n'est là qu'une hypothèse.

 

Ajoutons encore que l'ancien colombier, symbole seigneurial visible à l'entrée de toutes les abbayes, était circulaire et datait du XIIIe siècle.  Au début du XVIIe siècle, on le remplaça par une construction neuve, de style Louis XIII, avec parure de briques rouges et plan octogonal (47)[xxxv].

 

L'appareil des fondations et des murs du XVIIe diffère profondément des superbes maçonneries des XIIe et XIIIe siècles. Il est très révélateur d'une situation matérielle difficile.  On utilisa avec un extrême souci d'économie beaucoup de réemplois divers provenant de toutes les destructions accumulées lors des périodes troublées. Aussi la régularité des assises en souffre-t-elle et les rattrapages sont-ils nombreux malgré le soin mis à garder une certaine dignité.

 

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[i] (13)  "Altare de Curtmenblein quae nunc Vallis clara nuncupatur... ", cartulaire de Vauclair, Bibl. nat., ms. latin n° 11073, fol. 1.

[ii] (14)  Une tradition, unanimement admise et toujours répétée, plaçait le premier monastère du XIIe siècle sur la hauteur dominant le val de l'Ailette.  On la trouve dans la Gallia Christiana comme dans FLEURY (E.) Antiquités et monuments du département de l'Aisne, t. IV, 1877-1882, p. 38 et suivantes.

[iii] (15) COURTOIS, op. cit. note 6.

[iv]  (16) Il nous parait difficile de suivre à ce sujet les intentions que G. Duby prête aux constructeurs cisterciens quand il écrit : "Un plan qui s'allonge afin d'éloigner dans la profondeur ceux qui ne participent pas directement à la célébration", Saint Bernard. L'art cistercien. Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1976, p. 156. D'abord, beaucoup d'abbatiales de la première génération cistercienne n'ont pas ce caractère allongé; il suffit pour s'en convaincre de jeter un coup d'œil sur le plan des églises de Sénanque, Silvacane, du Thoronet, Léoncel, l'Escale-Dieu, Flaran, Aiguebelle et Fontfroide. L'étroitesse néanmoins certaine de plusieurs constructions cisterciennes nous semble relever surtout d'un parti-pris d'économie bien typique du premier Cîteaux beaucoup plus que d'une volonté de rejet de convers. A vrai dire, rien de nous parait fonder la position de G. Duby, ni dans les plans ni dans les textes.

[v] (17) La Gallia Christiana indiquait cette date d'après un ancien martyrologe. Une découverte de Mme Martinet dans un manuscrit de Vauclair (ms 23) de son fonds de Laon a permis de recouper cette donnée. Qu'il nous soit permis d'exprimer ici une fois encore toute l'immense gratitude du Groupe Sources envers Mme Martinet : sa constante disponibilité à mettre à notre service les richesses de sa bibliothèque autant que l'attachement profond qu'elle a toujours voué au site de Vauclair ont sans cesse été pour nous un grand encouragement.

[vi] (18) Phénomène culturel et historique bien singulier que cette substitution d'un monastère à un autre! Il ne faut pas oublier en effet que toutes les abbayes cisterciennes du XIIe siècle encore visibles aujourd'hui sont d'authentiques chefs-d'œuvre : Fontenay, Le Thoronet, Sénanque, Silvacane... . Les communautés du XIIIe siècle n'ont pourtant pas hésité à les démolir pour les remplacer, il est vrai, par d'autres chefs-d'œuvre.

[vii] (19) Les constructions monastiques de Vauclair telles qu'elles étaient parvenues jusqu'en 1914 constituaient un des rares ensembles cisterciens appartenant de façon assez homogène au XIIIe siècle. Beaucoup plus nombreux sont les monastères du XIIe et bien davantage encore ceux des XVIIe et XVIIIe siècles. C'est assez dire la perte subie.

[viii] (20) LALEMAN (M.-Ch.), Archeologische studie over het Gebouwencomplex der Abdij Vauclair. Ce mémoire toujours inédit constitue une remarquable étude de toutes les constructions du XIIIe siècle à Vauclair.

[ix] (21) Déclaration des biens et revenus de l'abbaye de Vaucler, ordre de Cîteaux, donnée en excécution du décret de l'Assemblée nationale du 28 novembre 1789. Arch. dép. Aisne, archives révolutionnaires, C 98, pièce n° 6, 9 fol.

[x] (22) Rien ne trahit mieux une époque et sa situation matérielle que les fondations de ses constructions. C'est le domaine où l'on peut découvrir d'emblée le niveau matériel et l'aptitude professionnelle des bâtisseurs.

[xi] (23) Cet inachèvement de l'église du XIIIe siècle est confirmé par plusieurs sources écrites; notamment la Gallia Christiana, t. IX, col. 633-636, qui attribue à l'abbé Martin Berthain l'honneur de l'avoir terminée : "basilicum auxit anno 1540".

[xii] (24) Si nous avions jusqu'à présent postposé une publication définitive de la seconde abbatiale de Vauclair, c'était par égard et délicatesse envers le Père Anselme Dimier. Le plan de Vauclair II qu'il a publié dans le Supplément à son Recueil de plans d'églises cisterciennes comporte une erreur par addition : il présente l'église comme complète alors que nos fouilles ont montré qu'elle n'a jamais été achevée. La raison de cette erreur est aussi simple que compréhensible : pressé par l'urgence de la publication de cet ouvrage et sentant son état de santé faiblissant, le Père Dimier ne voulut pas y laisser vacante, pour l'une des abbayes qui lui était le plus chère, la place d'une abbatiale dont les recherches avaient mis au jour le chevet et le transept. L'honnêteté scientifique exigeait de prévenir tout chercheur utilisant cet ouvrage.  Et si un Second Supplément voit le jour, nous ne manquerons pas de procéder à la rectification nécessaire.

[xiii] (25) BRUZELIUS (C.A.), Cistercien High Gothic : The Abbey Church of Longpont and the archtitecture of the Cistercians in the early Thirteenth Century, dans Analecta Cisterciensia, 1979, t. XXXV, p. 3-204.

[xiv] (26) Entre 1156 et 1174, lors de la reconstruction du cloître, l'abbé fit enterrer les colonnes, bases et chapiteaux du cloître précédent, DELISLE (L.), Chronique de l'abbaye de Signy, dans Bibliothèque de l'Ecole des chartes, 1894, p. 644-658.

[xv] (27) L'ampleur des édifices cisterciens du Xllle siècle comparée à la relative modestie des constructions de la première génération de Cîteaux est un fait incontestable. Peut-on affirmer pour autant, comme le fait G. Duby, op. cit., p. 194, "qu'il devenait difficile de distinguer les édifices de la cathédrale de ceux de Cîteaux" ?

Une thèse universitaire de grande valeur vient de faire justice de cette assertion : BRUZELIUS, op. cit., note 25. Il serait hautement dommage que cette étude, publiée dans une revue peu connue du grand public, même universitaire, demeurât ignorée. Sans conteste, il s'agit de la contribution la plus essentielle à l'histoire de l'architecture cistercienne depuis les travaux de M. Aubert et du Père Dimier, dans la grande lignée des Conant, Crosby, Barnes, elle consacre un nouveau spécialiste américain de notre architecture médiévale.

Cette étude démontre, sources écrites et examen architectural minutieux à l'appui, qu'en s'amplifiant pour passer du roman au gothique, les églises cisterciennes ont conservé une série de choix architecturaux délibérés qui les différencient profondément des cathédrales. Ainsi les cisterciens gardèrent-ils le culte de la solide muraille fermée, chère à l'art roman et que les cathédrales gothiques auront tendance à nier puis à éliminer. Ils restèrent fidèles à la pile ronde et au triforium aveugle et leurs façades renoncèrent nettement aux amples portails et aux multiples décorations des cathédrales.

[xvi] (28) RHEIN (A.), L'abbaye de Vauclère, dans Congrès Archéologique de France, 191 1, t. LXXVIII, p. 226-246, ill.

[xvii]  (29) L'évocation de cette ruelle des convers par divers historiens nous semble un exemple typique d'une vision quasi légendaire en regard de la vérité historique. C'est tout l'univers peu connu des frères convers que l'on enferme ainsi dans une présentation assez caricaturale.  Comment un G. Duby, si souvent mieux inspiré, a-t-il pu succomber à cette tentation?  Qu'on en juge à travers ces passages : "Les convers sont parqués à l'écart... . Il leur faut se faufiler par une ruelle étroite, aveugle, jusque dans l'église au fond de laquelle ils restent cantonnés, troupeau muet, plus noir, plus puant...... op. cit., p. 130; et encore "La meute poussiéreuse et muette des convers... incapables de sortir de leur hébétude", op. cit., p. 131.

Au vrai, il a suffit que Marcel Aubert, pour illustrer cet emplacement cistercien, se contente d'une seule photo de la seule ruelle des convers de Fontfroide pour qu'on étende cette vision des choses à tout l'ordre de Cîteaux !

Rappelons quelques faits élémentaires : à Cîteaux même, ladite ruelle est en réalité une cour à ciel ouvert, assez vaste; comme à Vauclair, où elle mesure 11,25 m de large; comme à Eberbach où elle a jusqu'à 15 m de large; comme à Casamari, 10 m ; et ces exemples sont volontairement limités. il faudrait aussi tout de même expliquer pourquoi les abbayes cisterciennes consacraient à ce "troupeau muet, noir et puant..." des bâtiments prestigieux comme ceux de Vauclair, de Fountains et tant d'autres ? Et comment "cette meute... incapable de sortir de son hébétude" a réussi l'une des plus remarquables révolutions agronomiques du Moyen-age ? Et l'on rejoint le mythe des clichés faciles contre lesquels le Père Anselme Dimier a tant lutté. Qu'on prenne la peine de relire sa Sombre Trappe. Une recherche historique sereine et sans préjugés sur la véritable condition des frères convers cisterciens reste à mener.

[xviii] (30) Ce n'est pas le lieu de nous étendre ici sur cette importante question qui retient de plus en plus l'attention de beaucoup de médiévistes : l'essoufflement général d'un essor architectural continu qui trouve un terme vers la moitié XIIIe siècle. Ainsi A.R. LEWIS, The closing of medieval frontier, 1250-1350, dans Speculum, 1958, t. XXXIII, p. 475-483, note ce phénomène d'asthénie dans les villes où les chantiers des cathédrales semblent frappés de langueur. Avec l'absence d'une aile monastique, d'un réfectoire et l'inachèvement de l'église, Vauclair est un remarquable exemple illustrant cette thèse. D'ailleurs, les cas aussi éloquents abondent dans la région. Les abbatiales d'Essomes et celle de Saint-Crépin à Soissons ne seront jamais terminées : comme Vauclair, la première n'aura qu'une nef à deux travées et la seconde... aucune. Et que dire de la superbe façade de Saint-Jean des Vignes dont les deux registres inférieurs appartiennent au XIIIe siècle et qui attendra jusqu'aux XVe et XVIe siècles l'achèvement de sa partie supérieure ? Il y a aussi le cas de l'abbatiale de Saint-Thierry avec ses deux seules travées du XIIIe siècle.

[xix]  (31) AUBERT (M.) L'architecture cistercienne en France.  Paris, Vanoest, 1947, t. II, p. 154.

[xx]  (32) Règle de saint Benoît, chapitre 53.

[xxi] (33) L'histoire du chauffage monastique reste à faire. Nul ne s'est pratiquement jamais préoccupé de ce domaine d'étude car il n'existe aucune publication sur ce sujet. C'est dire l'importance de découvertes aussi précises que celles faites à Vauclair de ce foyer central ou de celui de l'aile des convers du XIIe siècle.

[xxii] (34) Voilà encore un élément très peu étudié. Viollet-le-Duc dans son célèbre Dictionnaire... ne donne même pas d'article glacière. Il s'agit de cavités aux parois empierrées, de formes circulaire ou ovoïde, possédant un couloir d'accès formant une sorte de sas avec le plein air. On y empilait de la glace durant l'hiver pour la conserver le plus longtemps possible à la belle saison. Il existe des glacières dans la plupart des châteaux et abbayes de la région, souvent aux limites des propriétés, vers un point d'eau. Citons, dans l'Aisne, celles de Braine, Vauxbuin, Muret, Saint-Crépin-aux-Bois, Longpont, Nogent-sous-Coucy, Chevreux, Fontenoy, Bucy-le-Long, Loupeigne, Vic-sur-Aisne, Roucy... et cette liste est loin d'être limitative.  Un beau sujet de mémoire universitaire que l'étude de cette ingénieuse disposition médiévale !

[xxiii] (35) SAUTAI-DOSSIN, op. cit., note 6.

[xxiv] (36) "Basilicam auxit anno 1540 et loca regularia pene omnia reparavit".

[xxv] (37) Les étangs et les viviers qui abondent dans le monde médiéval n'ont eux non plus, pratiquement jamais été étudiés. Pour se convaincre de nos immenses lacunes dans la plupart des éléments de la vie quotidienne au Moyen-age, il n'est que d'ouvrir un ouvrage tout récent comme celui de J. CHAPELOT et de R. FOSSIER, Le village et la maison au Moyen-age.  Paris, Hachette, 1980. Après la lecture de ces 350 pages, on reste sur sa faim, tant sur la connaissance du village que de la maison médiévale. C'est avant tout le constat de l'état insuffisamment développé des recherches, particulièrement en France où l'archéologie médiévale est un domaine encore récent et peu développé malgré les efforts de grands précurseurs comme M. de Bouard et M. Demians d'Archimbaud.

[xxvi] (38) DUBY, op. cit., p. 1972.

[xxvii] (39) En principe, il n'y a qu'une seule porte dans un mur d'enceinte cistercien. Quand il faut y pratiquer de petites portes secondaires pour des raisons spéciales, elles doivent rester constamment fermées. Et à diverses reprises, les chapitres généraux demandèrent qu'elles soient murées. AUBERT, op. cit., t. 11, p. 141.

[xxviii] (40) WAHL (J.), Le pavement céramique à l'abbaye de Vauclair.  Mémoire inédit.

[xxix] (41) Les dégâts occasionnés à Vauclair durant la Guerre de Cent Ans sont en réalité le résultat de raids rapides de troupes passagères. Dans un excellent ouvrage récent consacré à cette période, J. Favier le rappelait opportunément au sujet de la région : "Pendant que le gros de l'armée anglaise perdait son temps au siège de Reims, de petits détachements remportaient dans la contrée d'assez faciles victoires". On sait que le siège de Reims eut lieu en 1359 par Edouard III et qu'une trentaine de kilomètres seulement séparent cette ville de Vauclair.

[xxx] (42) Gallia Christiana, op. cit., : "totus incubuit reparandis aedificiorum et praediorum ruinis qua Anglis sub decessore suo vastaverant".

[xxxi] (43) DIMIER (A.), Un futur abbé de Vauclair responsable de la Journée du Guichet, dans Mémoires de la fédération des Sociétés d'histoire et d'archéologie du département de l'Aisne, 1965, t. XI, p. 78-81.

[xxxii]  (44) GUYTON (C.), Voyage littéraire.... éd.  U. ROBERT, Revue de Champagne et de Brie, 1877, t. II, p. 273-278. "La salle des hôtes est belle, voûtée, élevée; le logis d'hôtes propre, modeste et commode...".

[xxxiii] (45) DUPLESSY et GROUPE SOURCES, op. cit. note 6.

[xxxiv] (46) C'est une disposition caractéristique de Vauclair ; à part une ou deux exceptions, toutes les caves de l'abbaye sont construites en dehors ou à côté et non sous les bâtiments. Nous n'en avons trouvé aucune explication satisfaisante.

[xxxv] (47) Il n'existe plus que deux exemples semblables dans l'Aisne : le colombier de la ferme des évêques de Laon dans la ville basse actuelle et celui de l'abbaye Saint-Remi à Villers-Cotterêts.