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QUINZE ANS DE FOUILLES À L'ABBAYE DE VAUCLAIR

BILAN PROVISOIRE (1966-1981) (suite et fin)

 

 

III)       AUTOUR DES LIEUX RÉGULIERS.

 

Les fouilles dans l'enceinte de Vauclair ont permis de mieux découvrir ce que fut l'environnement immédiat des religieux à travers trois thèmes principaux : l'église Saint-Martin, la maîtrise de l'eau et les ateliers monastiques.

 

 

1)    L'église Saint-Martin.

 

Les recherches menées dans le secteur de la porterie (n° 252) ont mis au jour les fondations remarquablement conservées d'une petite église située à quelques mètres au nord-est de l'entrée de l'abbaye. Ces soubassements ont une épaisseur d'environ 1,25 m. Il s'agit d'un édifice mesurant 20,25 m de long et 7,25 de large dans oeuvre, avec chevet semi-circulaire terminant le chœur et de puissants contreforts épaulant le tout (n° 233 et 253). Aucune pile intérieure ni transept mais une appendice rectangulaire de 3 x 3,50 m se greffe sur l'extrémité nord de l'abside. L'examen des fondations révèle une construction parfaitement homogène, bâtie d'une seule venue, sans arrêt ni remaniement.  L'appareil est en moellons de taille moyenne (30 x 25 x 20 cm) liés par un mortier gris, un peu jaunâtre, répandu en lits abondants. L'âme du mur est constitué d'un blocage serré de pierres quasiment identiques à celles des parements.

 

De quel édifice s'agit-il ? Les sources écrites fournissent deux certitudes. La charte de fondation cite très clairement l'existence d'une église (altare) à Vauclair avant l'arrivée des moines ; mais sans donner le moindre renseignement sur sa localisation. La carte de Cassini indique par ailleurs une église Saint-Martin à l'ouest de l'abbaye (n° 254) ; et un plan schématique de réfection du Chemin des Dames montre aussi une église près de la porterie (255), à l'emplacement précis où fut mis au jour de sanctuaire précédemment décrit (48)[i].  Plusieurs registres et une visite du XVIIIe siècle font d'autre part mention, toujours vers la porterie du monastère, d'une paroisse Saint-Martin desservie par les moines, sans visite épiscopale (49)[ii]. Il ne fait aucun doute que les fondations découvertes sont celles de cette église paroissiale Saint-Martin. Mais est-ce l'altare de Curtmenblein d'avant 1134 ?  Ou un édifice plus tardif ?  Peut-être construit à l'emplacement du premier ?

 

Le plan des fondations est incontestablement celui d'une petite construction gothique comme le prouvent les imposants contreforts qui l'enserrent. Leur nombre et leur disposition s'accordent fort bien avec une quadruple croisée d'ogives et un chœur voûté à triple nervure malgré l'absence de transept. Plusieurs réemplois significatifs, un larmier, un support et un fragment de bandeau notamment, ont des profils semblant bien dater du XIIe siècle. La stratigraphie montre que cet édifice a été construit sur un emplacement vierge de toute occupation antérieure. Toutes les tombes découvertes proviennent d'inhumations faites après l'achèvement de l'église car les fosses ont crevé la couche uniforme de poussière de pierre ayant recouvert toute la superficie intérieure lors de la construction de l'édifice. Le remblai même des tombes livre, outre de rares morceaux de poterie commune gallo-romaine, une majorité de tessons verts et jaunes des XVe et XVIe, entre autres des fragments de coupelles à usage funéraire certainement pas antérieures au XIVe  siècle (50)[iii]. Ces fondations sont donc bien celles de l'église paroissiale Saint-Martin que maintes sources signalent en usage à Vauclair jusqu'à la Révolution; et non celles de l'altare de Curtmenblein situé certainement ailleurs. Comme dans de nombreux exemples régionaux, l'absence de transept permet de supposer une construction du XVe siècle (51)[iv].

 

Mais pourquoi une église paroissiale dans une abbaye cistercienne et non une chapelle des étrangers extérieure à l'enceinte monastique comme à l'accoutumée ? Cette rarissime exception dans l'ordre de Cîteaux ne semble pouvoir s'expliquer que parce que les religieux se sont vus confier la charge de l'altare que l'évêque de Laon leur accorda en 1134. Le culte a donc dû se poursuivre dans le sanctuaire primitif, en dehors de l'enceinte monastique. Si peu que l'on connaisse l'univers cistercien de cette époque, il est évident que pareille situation était plus subie qu'acceptée par la communauté de Vauclair. Aussi les moines ont-ils pu profiter des nécessaires reconstructions après la guerre de Cent ans pour rebâtir à un endroit plus propice le sanctuaire paroissial primitif. L'emplacement de l'église découverte à l'entrée de l'abbaye, coupée des lieux réguliers et du quartier des hôtes, est très révélateur. Reste le problème de la localisation de l'altare existant à l'arrivée des moines; nous y reviendrons.

 

Une nécropole fort dense entoure cette église Saint-Martin. Un carré de fouilles parmi d'autres, le D3, est bien caractéristique à cet égard. Sur une superficie de 9 m2, on y trouve douze squelettes de petits enfants pour seulement deux d'adultes, proportion qui est celle de tout le cimetière. Cet éclairage archéologique sur la mortalité infantile est d'ailleurs parfaitement confirmé par les registres paroissiaux (52)[v]. L'extrême exiguïté de l'enclos funéraire explique aussi que ces sépultures soient très serrées, mêlées sur plusieurs niveaux et même souvent bousculées les unes par les autres. Certaines ont des cercueils, d'autres en sont dépourvues.  Beaucoup de squelettes d'enfants sont placés sur un petit lit de pierres. Toutes sont parfaitement orientées et révèlent des inhumations régulières. Nul mobilier funéraire sinon quelques épingles en bronze ou en cuivre argenté, indices d'un linceul, notamment auprès des crânes d'enfants. A l'intérieur de l'église, d'autres sépultures ont été trouvées; mais à une exception près, il s'agit uniquement d'adultes.

 

2)    La maîtrise de l'eau.

 

Comme l'a écrit fort pertinemment l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire cistercienne, "la recherche de la solitude allait de pair avec celle de l'eau" (53)[vi]. C'était même l'élément déterminant dans le choix définitif d'un emplacement et du tracé des bâtiments d'une abbaye. Aussi l'immense majorité des fondations cisterciennes sont-elles implantées sur un cours d'eau ou dans une vallée. Et pourtant Vauclair semble, à première vue, faire exception.  Alors qu'une petite rivière, l'Ailette (autrefois la Lette) coule à 500 m au nord de l'enclos monastique, les premiers bâtisseurs ont choisi un site dépourvu d'eau et coupé de la rivière par une légère éminence qui ne permet même pas d'en détourner un bras. Ce choix tellement irrationnel obligea les cisterciens à aménager plusieurs sources situées à flanc de coteau, sur le versant nord du plateau de Craonne, et à canaliser sur plus de 800 m cette eau vers l'angle sud-est de l'enceinte monastique (54)[vii]. Pourquoi ne se sont-ils donc pas établis à deux ou trois cents mètres au nord de l'emplacement actuel afin de bénéficier de la présence de la rivière ? Sur tout ce problème de la maîtrise de l'eau, une étude détaillée sera publiée ultérieurement à partir des multiples données recueillies par quinze ans de fouilles.  A partir d'un plan d'ensemble (n° 256), il suffit, dans cette synthèse, d'en exposer les aspects principaux.

 

L'eau nécessaire à l'abbaye pénétrait dans l'enceinte en deux points différents : une entrée à l'extrémité est du mur méridional pour l'eau des sources du coteau surplombant le monastère, l'autre à l'extrémité sud du mur oriental pour celle d'une source située dans la vallée même, à l'est des lieux réguliers (n° 257). Dans l'angle sud-est de leur enclos, les moines créèrent un étang-réservoir retenu par une puissante digue en pierres taillées (n° 259). Avec un à-propos fonctionnel bien cistercien, une chute d'eau fut aménagée dans la digue, en aval de l'étang, pour servir de force motrice à une roue de moulin.

 

Du bas de cette chute partait l'aqueduc principal conduisant l'eau vers le monastère.  Après une vingtaine de mètres à ciel ouvert permettant de placer la roue du moulin, ce canal devient souterrain. Il longe ensuite l'extrémité méridionale des bâtiments monastiques et du cloître, suivant en cela une disposition tout à fait classique chez les cisterciens. Cet axe majeur tracé au XIIIe siècle a été mis au jour ou repéré en divers endroits jusqu'à sa sortie, en direction de l'ouest, près de la porterie. A partir de là, il coulait à ciel ouvert et se déversait à quelques centaines de mètres dans le cours de l'Ailette qu'il rejoignait.

 

Au XVIIe siècle, cet aqueduc a été complètement reconstruit, en empruntant parfois un tracé légèrement différent. A la sortie des lieux réguliers, le long du pignon sud du bâtiment des convers et jusqu'à la porterie, il se doublait d'un canal parallèle plus étroit et plus bas de 30 cm.  Il est plausible de croire que l'aqueduc majeur servait à l'apport d'eau fraîche et que l'autre évacuait les eaux usées. A la hauteur de l'hôtellerie, le canal principal mesure environ 90 cm de large et ses parois avoisinent une épaisseur de 80 cm ; des dalles de 20 cm en assurent la base.  L'autre canal a une largeur de 55 cm et ses parois sont identiques à celles du précédent (55)[viii]. Cet aqueduc irrigue un réseau extrêmement dense de caniveaux et petites canalisations, plus diversifié que celui de nos agglomérations urbaines actuelles.

 

Les fouilles ont en outre mis au jour une dizaine de puits et plusieurs citernes. Les puits présentent tous les mêmes caractéristiques : de forme généralement circulaire, ils ont 70 à 80 cm seulement de diamètre et ne dépassent guère 3,50 à 4 m de profondeur car dans une vallée aussi marécageuse que celle de l'Ailette, la nappe phréatique affleure rapidement. Pour recueillir l'eau des toitures, de nombreuses citernes avaient été implantées un peu partout auprès des bâtiments. Elles ont des formes et des dimensions très diverses en fonction de leur emplacement et de leur destination.

 

 

3)    Les ateliers monastiques.

 

La recherche historique médiévale rappelle de plus en plus la présence et le rôle des activités artisanales dans l'enceinte des abbayes cisterciennes. Mais cette idée n'a pratiquement jamais été vérifiée sur le terrain par la voie archéologique. Sans doute la difficulté de l'entreprise explique-t-elle cette lacune. Implantées à une certaine distance des lieux réguliers, assez éparpillées dans l'enclos monastique, les constructions abritant ces activités ont souvent disparu et leur mise au jour se révèle difficile. De telles fouilles semblent pourtant fondamentales si on veut faire progresser la connaissance concrète d'un domaine capital et peu connu de l'univers du Moyen-age (56)[ix]. Quelques belles images d'exemples rarissimes - la forge de Fontenay ou la brasserie de Villers par exemple - ne fondent pas une connaissance solide. Qu'en est-il pour les centaines d'autres monastères cisterciens ?

 

A Vauclair même, pour avoir une vue d'ensemble sur les activités économiques de l'abbaye, il faudrait mentionner l'exploitation agricole située à la trop célèbre ferme d'Hurtebise et, à quelques centaines de mètres plus au sud, le hameau jadis appelé Luy et que les moines nommèrent La Vallée-Foulon en raison des deux moulins à fouler le drap qu'ils y créèrent.  Situés hors de l'enceinte même de l'abbaye, ni l'une ni l'autre n'entrent dans la présente étude.  Dans l'état actuel des recherches, cinq types d'installations artisanales ont été découvertes dans l'enclos de Vauclair : un moulin, un four à chaux, trois fours tuiliers, deux pressoirs et des bacs de tannerie (n° 260).

 

Le moulin se trouve dans l'angle sud-est de l'enceinte. Les recherches en cours depuis 1979 ne sont pas achevées, mais elles permettent de savoir déjà qu'il y en eut en fait deux : l'un, au nord du bief sortant de l'étang, à dater du XIIIe siècle et qui fut probablement détruit lors des raids de la guerre de Cent ans; l'autre, au sud, construit au XVIIe siècle. Il s'agit de deux bâtiments bien distincts. Le premier mesurait 12 m de long sur 7 m de large. Divisé en deux par un mur de refend, une partie servait de salle des machines et l'autre contenait un double foyer assez complexe dont l'usage reste encore inconnu ; peut être un moulin à huile nécessitant une source de chaleur ? Un petit bâtiment (5 x 8 m) lui était adjoint au sud (n° 261).

 

A quelques mètres à peine du pignon du croisillon nord de l'abbatiale du XIIIe siècle, les recherches ont permis de découvrir les restes d'une installation de 14 x 5,50 m de production de chaux, c'est-à-dire un four et sa fosse à refroidissement. Le four a environ 8 m de long sur 5,50 de large. Orienté est-ouest, il n'est ni carré ni sphérique mais revêt la forme d'une poire dont l'axe longitudinal mesure 6,50 m et la plus grande largeur 4,30 m. Un épais mur mitoyen le séparait à l'ouest d'une fosse sphérique aux parois rubéfiées d'environ 4,20 m de diamètre et servant assurément pour le refroidissement de la chaux vive produite par le four. Cet ensemble, qui fera l'objet d'une publication spéciale, remonte à la première moitié du XIIIe siècle.  Il s'agit certainement du four destiné à alimenter la grande campagne de construction du second monastère. Une fois de plus, l'emplacement parait logique et fonctionnel : assez proche du chantier en tenant compte du tracé de l'abbatiale et permettant aux vents dominants de chasser les fumées hors des lieux réguliers (262).

 

Le secteur nord-est de l'enclos monastique a livré trois fours tuiliers non groupés. Les résultats des fouilles de l'un d'eux, remarquablement conservé, ont déjà été publiés (57)[x]. Il sera aménagé pour être visité. Les deux autres, découverts en 1979 et 1980, sont du même type mais moins bien conservés.  Il s'agit de fours à double tunnel de chauffe et produisant des tuiles plates et rondes, des carreaux de pavement et même des petites briques. Leurs emplacements tiennent compte, là aussi, des vents dominants et des bancs d'argile qui s'y trouvent (n° 263).

 

Le long de la façade occidentale du bâtiment des convers, exactement à côté du cellier, les fouilles de 1974 ont mis au jour les bases remarquablement conservées de deux pressoirs, l'un à quatre et l'autre à deux bras verticaux (58)[xi]. Un mur d'enceinte intérieur aux fondations larges de 1,25 m et prenant appui sur la façade ouest de l'aile des convers les isolait du quartier des hôtes tout en créant avec le cellier voisin, une véritable unité spécialisée de production.  Les bases des pressoirs étaient disposées dans une cavité de trois mètres de profondeur, aux parois soigneusement empierrées (n° 264). Un superbe travail artisanal assurait les bases de celui à quatre bras : chacun mesurant environ 50 cm de côté était enserré dans une série de poutres de chêne de 30 à 40 cm de large s'entrecroisant sur trois niveaux superposés ; et tous les espaces laissés libres entre les poutres étaient systématiquement occupés par des moellons de pierre disposés par les constructeurs pour ne laisser aucun jeu à l'ensemble. Ces bases de pressoir mesuraient 3,90 m sur 2,60 m (n° 265).

 

De quand dater ces installations ? Le petit mur d'enceinte qui entoure le tout est certainement du XIIIe siècle car il possède l'appareil typique de cette époque.  Mais les remblais de la cavité révèlent une datation plus tardive. Une base de colonne réemployée est manifestement de la fin du XIIIe; et plusieurs tessons découverts à la base même des poutrelles de chêne proviennent de poteries du XVIe siècle. Il semble donc probable que, dans cet espace aménagé au XIIIe, les bases des pressoirs retrouvés remontent au XVIe même au XVIIe siècle ; mais sans doute y avaient-ils remplacé d'autres installations plus anciennes. Signalons aussi qu'au mur nord était adossée une cheminée.

 

A une centaine de mètres de la façade orientale de l'aile des moines, le long de l'aqueduc principal, les fouilles ont révélé trois petites cavités empierrées (4 x 2,50, 1,50 x 1,50, et 4,50 x ? m) groupées et orientées de la même manière. Toutes les trois ont été mises hors d'usage par la réfection des canaux au XVIIe siècle. Le seul élément qui puisse fournir un éclaircissement sur cet ensemble est une couche assez compacte de cornes de bovidés découverte auprès et dans les cavités. D'où l'hypothèse plausible de bacs de tannerie.

 

Il convient également d'évoquer le problème des carrières. Les multiples constructions de Vauclair ont nécessité un volume absolument considérable de pierres. L'abbaye possédait ses propres centres d'approvisionnement. Le plus important, assez proche du monastère et de la ferme d'Hurtebise, est devenu célèbre au cours de la Grande Guerre sous le nom de Caverne du Dragon ; les belligérants y concentrèrent des troupes qui s'entre-tuèrent en de sanglants corps à corps dans les grands espaces évidés au cours des siècles par les cisterciens. Les moines eurent une autre carrière à Chermizy, sur le versant nord de la vallée de l'Ailette, à la suite d'une donation consentie en 1195 par Guy, seigneur du lieu.

 

Evocation nécessaire aussi que celle du mobilier découvert au cours de ces quinze années de fouilles dans l'enceinte de Vauclair. Les trouvailles ont été nombreuses et de qualité : poteries de toutes sortes et de toutes époques (n° 266), objets très variés en verre (n° 267), en métal (n° 268 et 269), pierres taillées, carreaux (n° 270 et 271), monnaies... . Il faut indiquer que les poteries trouvées permettent de suivre toute l'évolution des formes céramiques du XIIe jusqu'à la fin du XVIIIe siècle; que la collection de carreaux émaillés avec décor incrusté est l'une des plus remarquable du nord de la France; et que les chercheurs ont mis au jour l'un des plus importants trésors monétaires des XVIe et XVIIe siècles.

 

Il y a aussi l'ensemble du problème des multiples sépultures de Vauclair. Une publication complète sera ultérieurement consacrée à cette question, notamment aux tombes du milieu du Moyen-age, moins bien connues que celles des époques gallo-romaine et mérovingienne.

 

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*  *

 

 

Un bilan provisoire de ces années de recherche à Vauclair concerne autant l'histoire du site lui-même que l'étude de son habitat monastique.

 

Il ne fait aucun doute que le site de Vauclair a été occupé avant l'arrivée des cisterciens.  Les vestiges découverts de la Tène III et de l'époque gallo-romaine le prouvent clairement.  Indiscutable également est l'abandon du lieu entre les IIIe et XIIe siècles ; du moins de l'emplacement précis où se construisirent les bâtiments monastiques. Mais en fut-il de même pour leurs abords immédiats ?

 

A cette question capitale, on peut d'autant mieux répondre par la négative que l'implantation cistercienne semble avoir été manifestement choisie pour éviter le contact avec un autre habitat antérieur et très rapproché. Ni l'altare mentionné par la charte de fondation, ni par là le village de Curtmenblein n'ont été actuellement découverts ; pas plus que l'habitat et les sépultures de Inoccupation gallo-romaine dont toute la zone des industries à feu a été mise au jour. Et pourquoi ces deux implantations ne se seraient-elles pas superposées au même endroit en raison des données géographiques ?  A 500 m au nord de l'enclos monastique coule en effet l'Ailette, petite rivière que les premiers cisterciens ont délaissée de manière tout à fait surprenante pour s'établir à quelques centaines de mètres plus au sud. Il semble à peu près certain que les occupants gallo-romains comme plus tard les hommes de Curtmenblein ont dû choisir, eux, l'emplacement idéalement rapproché de l'eau ; et que c'est précisément cet habitat en place lors de l'arrivée des moines qui va les obliger à s'éloigner pour préserver leur nécessaire solitude tout en continuant d'assurer le service de la paroisse Saint-Martin dont ils garderont la charge jusqu'à la Révolution. Sans compter avec le rôle des vents dominants du sud-ouest et qui protégeaient les occupants de cet habitat des fumées des installations à feu dispersées à l'emplacement des constructions monastiques. Mais cet habitat fut-il lui aussi abandonné temporairement aux époques mérovingienne et carolingienne ?  Et en ce cas, de quand date la reprise prouvée par l'existence de l'église de Curtmenblein ?

 

Ces questions ne peuvent trouver de réponses définitives que par la découverte et la fouille méthodique de l'emplacement précis de cet habitat.  C'est là le complément obligé des quinze années révolues de travaux sur le site de Vauclair.

 

Quant à l'abbaye elle-même, les recherches ont restitué ses plans successifs et par là son évolution, bien significative de celle de l'ordre cistercien : un premier monastère du XIIe siècle, au plan rigoureux comme toutes les constructions claravalliennes (59)[xii] ; puis la réussite spirituelle, économique et sociale poussa à l'édification d'un second monastère, beaucoup plus vaste, dès le début du XIIIe siècle; mais on a vu grand, trop grand, l'esprit change et la construction s'essouffle avant même que les crises du XIVe siècle n'apportent leur cortège de calamités et de réparations trop tardives. Le calme revenu, la vie reprend avec plus de vigueur que dans les autres maisons : absence de commende, stricte observance et rénovation des bâtiments dès le milieu du XVIIe siècle; apparemment, jusqu'à la Révolution.

 

Vauclair ? Une abbaye sans histoires ! Un de nos amis cisterciens fit un jour cette boutade. C'est-à-dire une abbaye toujours fidèle à la finalité profonde de sa vie contemplative.  Sur ce plan et à sa manière, l'investigation archéologique rejoint en quelque sorte une visite canonique. Toutes les recherches à Vauclair révèlent un monastère et une communauté fidèles aux us cisterciens.  Ainsi, hormis le chauffoir dans le bâtiment des convers du XIIe siècle, ne trouve-t-on aucune trace de chauffage dans aucun bâtiment des lieux réguliers. Ainsi, toutes les sépultures, même celles des abbés, sont-elles rigoureusement conformes aux usages de Cîteaux avec corps inhumé sans cercueil ni mobilier.  Ainsi encore, tout le réseau de murs destinés à isoler du siècle les lieux réguliers... (60)[xiii].

 

René COURTOIS - Groupe SOURCES

 

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En guise de postface...

 

Quelques hectares d'une vallée assez étroite, au bas d'une pente raide.  Un sol sablo-argileux où le marais affleure. Rien de pareil au fécond limon du plateau qui domine. Les villages dans cette région ont tous évité la vallée qu'ils appellent le marais ; ils se sont installés à mi-pente.

 

Quelques hectares patiemment et tenacement interrogés depuis quinze ans.

 

Sans doute, jadis, une petite clairière néolithique y rassembla, pour la première fois, une poignée d'hommes et de femmes ; leurs silex y traînent encore.

 

Vers 50 avant J.-C., quelques habitants y laissèrent leurs sépultures. Probablement un peu plus dense, un habitat s'y fixa du premier au deuxième siècle; un hameau de pauvres, à l'écart des voies romaines, et qui poursuivit son existence propre, avec un peu d'élevage et d'humbles activités artisanales. Une monnaie de Constantin représente le dernier signe de vie de cette occupation.

 

Suivirent de longs siècles silencieux dans ce fond ingrat reconquis par le marais et le taillis.

 

Mai 1134 : une croix de fondation y est plantée par un groupe de moines venus de la plus célèbre abbaye du temps, Clairvaux; un groupe de cisterciens envoyés par saint Bernard à la demande de l'évêque de Laon.  L'épopée commence... .

 

A vie nouvelle, nom nouveau : Courmamblain devient Vauclair. La lourde appellation carolingienne s'efface au profit d'un terme de beauté et de clarté. Un premier monastère s'édifie.  Les recrues affluent, il faut essaimer deux fois et surtout bâtir plus grand. On rase la première abbaye et on la remplace par une seconde, beaucoup plus vaste, sans même pouvoir jamais l'achever.

 

Car, passé le XIIIe siècle, les temps sombres arrivent. Vauclair souffre et survit; un monastère sans histoires mais que l'Histoire agresse à plusieurs reprises sans parvenir à rompre la régularité de la vie religieuse.

 

Qui, sans commende, s'y maintint jusqu'en 1792. Là comme ailleurs, les moines sont alors chassés malgré les habitants de la région qui s'emploient à les retenir ; en vain. Mais l'abbaye reste et ils s'y installent, perpétuant ainsi l'existence de l'ancienne Courmamblain et de la paroisse Saint-Martin. Plus d'un siècle durant, une petite communauté va mener dans ce vallon une existence laborieuse et simple, sous l'appellation Vauclair - La Vallée-Foulon.

 

Jusqu'en 1914. Plus exactement en avril 1917 lors de la grande offensive de Nivelle tout le long du Chemin des Dames. Et là-haut, depuis le plateau de Californie, un soldat qui n'a pas vingt ans observe le démantèlement des murs s'écroulant sous les obus... .

 

Puis à nouveau l'abandon, pendant un demi-siècle. Le vert linceul de la forêt enveloppe les vénérables pierres de l'abbaye et les protège de la rapacité des voleurs.

 

1965, une nouvelle page. Quinze ans de fouilles entêtées pour arracher à ce vieux sol meurtri quelques rares certitudes et beaucoup d'interrogations, lot de toutes recherches vraies.  Quinze ans qui ont recréé la clairière monastique; l'amas de ruines oubliées de tous est devenu aujourd'hui le site le plus visité de l'Aisne.  C'est là une autre histoire.

 

Mais aussi un fruit fécond, lentement mûri dans le large sillage du jeune soldat devenu moine cistercien à son tour et qui nous conduisit un jour dans ce merveilleux vallon si cher à son cœur. Un cistercien de la première génération de Cîteaux, égaré dans notre siècle, et qui s'appelait le Père Anselme Dimier.

 

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[i] (48)   Arch. dép.  Aisne, C 475.  Ce plan (255) présente l'église Saint-Martin avec un transept. Or les fouilles ont montré qu'elle n'en a jamais possédé ; exemple qui illustre bien la nécessité absolue de fouilles archéologiques, même pour vérifier des sources écrites apparemment dignes de foi.

[ii] (49) GUYTON, op. cit., : "C'est une grande porterie... . L'église pour la paroisse est auprès, environnée d'un cimetière et façon jardin propre, le tout fermé d'une muraille de hauteur d'homme. Cette église est belle au-dedans et au-dehors, bien ornée, chaire de prédicateur ; on nous dit que les fonctions de curé et devoirs de paroisse s'y font exactement par Dom Sous-prieur ...".

[iii] (50) Ces coupelles, qui sont des soucoupes en céramique émaillée, servaient de coussins funéraires dans les sépultures. Nous en avons trouvé dans certaines tombes de l'abbatiale et cette coutume se rencontre aussi dans la Marne. Je dois cette précision à M. Parent , l'éminent préhistorien du sud de l'Aisne.

[iv] (51) Notre ami Bernard Ancien, l'éminent érudit du Soissonnais, nous signale toute une série d'églises que l'on réédifia, surtout au XVIe siècle, sans transept. En nous limitant au seul arrondissement actuel de Soissons, citons Chaudun, Cuisy-en-Almont, Grand-Rozoy, Hartennes, Maast, Muret, Blanzy, Septmonts, Taillefontaine, Villers-Hélon.

[v] (52) Certains registres paroissiaux de l'église Saint-Martin subsistent encore. Les mentions de décès recoupent parfaitement les données archéologiques. Ainsi, deux exemples, parmi d'autres : en 1689, le curé enregistre six baptêmes, un mariage et huit décès dont sept enfants au-dessous de six ans  en 1788, six mariages, vingt-deux baptêmes et vingt-trois décès dont treize enfants au dessous de deux ans. Ce nombre élevé d'enfants s'explique aussi par l'abandon des nouveaux-nés que l'on déposait à la porte des abbayes.

[vi] (53) COCHERIL (M.), Les Ordres Religieux.  Paris, Flammarion, 1979, t. 1, p. 370.

[vii] (54) On observe un cas similaire à l'abbaye d'Obazine où un aqueduc-canal de 1500 m fut créé pour alimenter le monastère, AUBERT, op. cit., t. 11, p. 157.

[viii] (55) Un rapide calcul montre que pour un parcours de 100 mètres, ce canal double nécessita environ 330 m3 de pierres. C'est assez dire l'investissement considérable consenti par les cisterciens pour leurs canalisations et ainsi prouver l'importance qu'ils y attachaient.

[ix] (56) Il ne suffit pas de déplorer la modicité des renseignements apportés par l'archéologie médiévale au sujet de l'économie et de l'artisanat au Moyen-age. Il existe d'immenses possibilités de recherche en ce domaine, en prenant notamment appui sur les abbayes cisterciennes. Aussi peut-on exprimer une surprise certaine à la lecture des directives officielles considérant les établissements religieux comme "déjà très étudiés" selon la Programmation de la Recherche archéologique en France. Il y a certes eu beaucoup de fouilles d'églises ; mais pour les autres constructions monastiques le bilan est bien mince, nul même pour les ateliers.

[x]  (57) GROUPE SOURCES, op. cit. note 6.

[xi] (58) GUYTON, op. cit., : "Les deux pressoirs sont des plus beaux...".

[xii] (59) FLEURY, op. cit., p. 39 : "Quelques longues et attentives qu'aient été mes recherches de trente années, je n'ai pu me procurer un plan de l'abbaye de Vauclair ou de son église, ni de renseignements suffisants pour reconstituer ce plan".

[xiii] (60) A la fin de ce travail, il nous est agréable de redire, une fois encore, notre vive gratitude à tous ceux qui, avec constance, ont soutenu et aidé notre recherche à Vauclair.

En premier lieu, à notre ami Maurice Bruaux, délégué départemental du Comité du Tourisme de l'Aisne. Originaire de Chermizy, village proche de Vauclair, il fut avec le Père Anselme Dimier, à l'origine des fouilles et de la mise en valeur du site. Il en reste le soutien quotidien sans lequel rien n'eût été possible. A lui-même et à tous ses collaborateurs du Comité départemental, notre plus amical merci !

Il nous faut ensuite remercier le Conseil Général de l'Aisne. Non seulement il a constamment subventionné les travaux mais il a tout aussi régulièrement exprimé le sympathique attachement qu'il voue à ce site pilote de la recherche archéologique médiévale devenu, grâce à son aide, un site pilote d'un tourisme culturel moderne.

Nos travaux se sont toujours déroulés sous la direction des responsables de la Circonscription archéologique de Picardie. Depuis Ernest Will qui nous fit d'emblée confiance, jusqu'à l'actuel directeur, Jean-Luc Massy, nous ne voulons omettre ni Charles Piétri ni Jean-Michel Desbordes ni Jean-Louis Cadoux.

Enfin, nous serions impardonnables d'oublier les autorités et les agents de l'Office National des Forêts, gestionnaires de la forêt domaniale de Vauclair où se trouvent les ruines de l'abbaye.  Qu'ils sachent, et tous, l'immense gratitude que leur vouent ces hôtes toujours importuns que nous sommes et auxquels ils ont toujours accordé une bien amicale compréhension.