LES ORIGINES DE LA PSYCHIATRIE ANTHROPOLOGIQUE

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Le signe de FA (oracle de la géomancie nago-yorouba) lors d'une séance de divination à Pobè (Bénin)

Plan du Chapitre:

1) L'anthropologie culturelle

2) La psychanalyse, l'ethnopsychanalyse, l'ethnopsychiatrie

3) La phénoménologie

4) Le structuralisme

5) La systémique

6) La sociologie des représentations sociales

 

 

1) L'anthropologie culturelle

(encore appelée en France ethnologie - et pourquoi pas? Mais cette appellation ne met pas assez en valeur le fait que toutes les ethnies - y compris les ethnies européennes ou occidentales - sont à titre égal l'objet de l'investigation scientifique, et qu'il s'agit en fin de compte de resituer leurs différences dans un contexte anthropologique universel).

Par opposition à l'anthropologie physique, qui étudie l'être humain en tant qu'objet naturel (morphologie comparée), l'anthropologie culturelle l'étudie en tant que sujet construit culturellement et socialement. Elle décrit et compare donc des états de société.

Le cas échéant (école culturaliste américaine des années trente) elle se préoccupe aussi de l'influence de la structure sociale sur la personnalité individuelle. Ce culturalisme-là a été vivement critiqué, parce qu'il tendait à établir un lien direct entre la structure sociale et une "personnalité de base". On a eu beau jeu de montrer que la personnalité de base était une vue de l'esprit (imprégnée de clichés occidentaux). Le lien, s'il existe, doit être conçu comme multivoque et surtout comme dialectique : un trait social donné peut ainsi avoir plusieurs incidences psychologiques différentes en fonction d'une constellation de facteurs historiques, sociologiques, biographiques, constitutionnels...

Que faut-il retenir, pour ce qui nous occupe, de l'anthropologie culturelle?

 - une société ne se réduit pas à ce que peut en dire l'observation sociologique de son fonctionnement actuel ni à l'histoire des événements qui s'y produisent. Elle possède en mémoire, de façon largement implicite, un contexte d'expériences qui permet de fixer la valeur et le sens de ces événements et de leurs acteurs. Ce contexte est la culture.

- Chaque acteur social - chaque être humain - est donc pris dans un réseau de valorisations et de significations qui déterminent dans une large mesure sa position sociale, son identité et ses comportements.

La notion de culture a été considérée comme inutilisable dans les sciences humaines. On lui reproche, d'une part, son ambiguïté: il y a autant de définitions que d'utilisateurs. On signale d'autre part qu'il n'y a pas une culture définie pour une population donnée, mais des champs culturels qui se chevauchent et des niveaux différents qui coexistent, y compris chez un même individu. Cela est vrai. Par ailleurs, il est impossible de s'en passer. Le mieux est donc de travailler à lui donner une définition rigoureuse et consensuelle, et de prendre son parti de sa complexité. Celle-ci a au moins l'avantage de rendre caduque toute tentative de réifier la culture: identifier une culture à un groupe est aussi absurde  - et dangereux - que d'identifier un peuple à une race.

L'anthropologie médicale est une branche de l'anthropologie culturelle qui s'occupe des conceptions médicales et des pratiques de soins à travers le monde. Elle nous apporte l'idée que les systèmes nosographiques sont culturels, que les maladies - même celles qui sont le plus fortement liées à leurs causes biologiques - ont toutes l'aspect d'une représentation collective, et que l'efficacité des pratiques de soins tient en partie (selon le cas, plus ou moins grande) au fait d'être adéquates à cette représentation.

2) La psychanalyse, l'ethnopsychanalyse, l'ethnopsychiatrie :

La psychanalyse est née de l'observation clinique de faits et de personnes situés dans l'espace et le temps. Dans quelle mesure ses conclusions - pour autant qu'on les accepte - sont-elles généralisables? Ce débat a commencé très tôt. Il s'est cristallisé sur la question de l'universalité du complexe d'Oedipe. La solution donnée est très instructive: sous la forme précise décrite par FREUD, le complexe d'Oedipe est susceptible de variations individuelles qui dépendent notamment des formes d'organisation familiales. L'organisation familiale varie considérablement selon les sociétés, mais avec un socle commun. De la même façon, les variantes du complexe ont toutes une structure commune, qui semble bien être une condition minimale de possibilité, à la fois, d'une existence non psychotique, du langage articulé, et de la vie en société. Cette structure est dès lors universelle, dans l'espèce humaine. Cet exemple - central - nous permet d'entrevoir une solution générale au problème de l'universalité de la psychanalyse: elle réside dans une hiérarchisation des niveaux problématiques, allant de l'universel à l'individuel en passant par le culturel et par le familial. Ce qu'on perd en portée, on le gagne en précision.

Tous les concepts psychanalytiques sont pertinents en psychiatrie anthropologique, mais ils ne lui sont pas spécifiques. En revanche, des concepts qui sont - parfois - périphériques à la théorie psychanalytique acquièrent dans ce nouveau contexte une importance cruciale. Particulièrement importantes sont les notions d'identité personnelle et d'identification, les notions d'imaginaire et de symbolique, les notions de fantasme et de représentation.

Georges DEVEREUX, fondateur de l'ethnopsychanalyse complémentariste, était un freudien orthodoxe. Le lacanisme lui faisait horreur. Son apport personnel est d'avoir osé aborder de front les problèmes ouverts par la psychanalyse freudienne de personnes étrangères à la culture occidentale. Pour cela, il a élaboré des concepts spécifiques parallèles à ceux de la psychanalyse, et compatibles avec eux. L'idée, par exemple, que la schizophrénie est une maladie ethnique liée à la culture occidentale, pour volontairement provocante qu'elle soit, est très intéressante. Elle ne s'inscrit pas en faux contre les études épidémiologiques qui parlent d'un taux de prévalence uniforme: car ce qui varie, c'est l'évolution de la maladie (c'est-à-dire le destin des schizophrènes). Elle affirme par contre que si la psychose est un phénomène universel, la schizophrénie (phénomène d'aliénation dissociative chronique) en est une variante, favorisée par une forme de socialité caractérisée par l'isolement identificatoire et par l'absence culturelle de procédures de réinsertion symbolique de la personne aliénée.

L'ethnopsychiatrie de T. NATHAN (Centre G. DEVEREUX, Paris) est née à la fois de l'enseignement de DEVEREUX et de la nécessité d'élaborer une réponse thérapeutique au scandale de la "sinistrose des migrants". Qu'un accident de travail banal devienne aussi souvent, sans "base objective", l'occasion d'un syndrome invalidant chronique, causé ou aggravé par une revendication "paranoïde" envers les médecins et les instances de contrôle médical, cela disqualifiait à la fois les médecins et les psychiatres.  T. NATHAN a eu le mérite d'élaborer une technique psychothérapique originale et efficace (la "consultation d'ethnopsychiatrie") rappelant dans son organisation les pratiques sociales communautaires des sociétés traditionnelles, et soucieuse d'aider les consultants à vivre en relation avec deux contextes culturels à la fois, celui de la société d'origine et celui de la société de résidence. La controverse que l'évolution de sa pratique a suscitée porte moins sur l'abandon de certaines positions psychanalytiques admises à l'origine (après tout, pourquoi pas?) ou sur l'adoption de pratiques rationnelles directement inspirées de celles des guérisseurs traditionnels, que sur une tendance théorique à faire de la culture un absolu et de sous-estimer la dimension universelle de l'expérience humaine.

La psychiatrie coloniale tant décriée (à juste titre) a eu néanmoins quelques beaux fruits: ce sont ceux qui ont pris résolument le contre-pied de l'européocentrisme ambiant, qui ont découvert et décrit, dans un premier temps, le pittoresque et l'efficacité des thérapies traditionnelles,  dans un deuxième temps, leur rationalité, la rigueur logique de leur processus thérapeutique, et finalement leur portée universelle. A Dakar-Fann toute une école, à la suite d'Henri COLLOMB, a vécu cette aventure ambiguë entre médecine, ethnographie et psychanalyse, et découvert concrètement l'effet sur la collaboration entre médecins et guérisseurs de la position sociale de chacune des parties.

3) Phénoménologie 

Pourquoi la phénoménologie? Parce que cette méthode philosophique (qui décrit tout phénomène perçu par l'être humain sans se référer au savoir acquis ou hérité, en se méfiant même du langage courant parce qu'il véhicule implicitement tout un lot d'idées reçues), s'est appliquée aussi à la psychopathologie et a décrit le monde vécu de psychotiques, de névrosés, en mettant entre parenthèses toute théorie préétablie. Cette démarche, qu'on appelle la réduction phénoménologique, est du reste totalement différente, est même pratiquement l'inverse, des attitudes athéoriques contemporaines. Pourquoi? Parce que celles-ci, comme - horresco referens - l'evidence based medicine, négligent de critiquer leurs propres fondements dans le rejet qu'elles font des théories, et sont dès lors déterminées à leur insu par des positions théoriques ou idéologiques qu'elles ne maîtrisent pas. Au contraire, l'attitude phénoménologique ne néglige rien: elle envisage toutes les théories, mais comme des phénomènes, sans les autoriser à jouer leur rôle de théories, c'est-à-dire de commentaires de la réalité et de guides du discours. Elle récuse toute signification a priori, tout en se donnant l'objectif de montrer comment le sens vient aux choses.

Dès lors, la psychiatrie phénoménologique se veut  indépendante  aussi des diverses cultures (celles-ci n'étant que des théories très générales sur le monde), tout en étant extrêmement intéressée par les manifestations culturelles, qui sont des procédures donneuses de sens.

Certes, on peut reprocher à la psychiatrie phénoménologique de ne pas avoir donné lieu à une méthode thérapeutique définie, efficace. Cela illustre le rôle des théories: inexactes par nature, mais moyens d'action irremplaçables sur le réel. Pour être utile, la psychiatrie phénoménologique doit conclure une alliance tactique avec une théorie qu'elle considère comme la moins mauvaise, qu'elle privilégie dans l'action, tout en la critiquant sans cesse pour lui éviter les dérives, qui sans cela seraient inévitables. Elle  a constitué naguère avec la psychanalyse une alliance de ce type, illustrée notamment par les travaux de A. DE WAELHENS, P. DEMOULIN... La psychiatrie anthropologique peut facilement en conclure une autre, et d'autant mieux qu'elle n'a pas la prétention de dire le vrai, mais seulement celle d'être une méthode d'approche féconde de phénomènes complexes.

4) Le structuralisme:

Rien ne paraît être plus éloigné de l'approche phénoménologique que le structuralisme. Leurs partisans respectifs se sont affrontés, vers 1960.  Un article de J. LADRIERE, Sens et système, résumait parfaitement le débat: en montrant comment naît le sens des choses, la phénoménologie se place dans une perspective génétique, temporelle, diachronique. D'autre part, elle ne s'occupe que des phénomènes (ce qui apparaît...): les généralités abstraites ne l'intéressent pas. A l'inverse, le structuralisme prétend qu'il existe entre les éléments observables d'une réalité instantanée une interdépendance systémique, ainsi qu'une organisation globale qui n'apparaît qu'à celui qui prend du recul, qui s'intéresse aux structures cachées (et abstraites) des phénomènes. Il s'intéresse donc davantage aux relations synchroniques des phénomènes qu'à leur genèse historique. Mais cette différence ne fait que mieux ressortir la nécessaire complémentarité des deux approches.

Il faut souligner la relation intime qui unit le structuralisme avec  la linguistique, d'une part, et d'autre part avec l'anthropologie culturelle.

La linguistique de F. de SAUSSURE en est la matrice intellectuelle: SAUSSURE démontre qu'une langue est un système d'éléments en interaction, et qu'une transformation portant sur un élément donné influence tous les autres. Il montre que le système de transformation des phonèmes d'une langue est parfaitement rigoureux: quand on compare deux mots de même racine dans deux langues différentes, mais de même origine, on peut ainsi les trouver identiques malgré les apparences lorsqu'on leur applique une grille d'équivalence phonématique dont la portée est générale pour les deux langues en question. SAUSSURE établit la distinction entre le Signifiant (le mot dans sa réalité sonore), le Signifié (le concept que le mot désigne) et le Référentiel (la référence du mot dans l'univers réel), distinction essentielle pour toute relation symbolique au-delà même du domaine linguistique. Il montre que d'une façon générale, contrairement à une croyance tenace du sens commun, il n'existe entre le Signifiant et le Signifié aucune relation nécessaire: le Signe est arbitraire. 

Cl. LEVI-STRAUSS appliquera les principes du structuralisme saussurien à l'anthropologie. Il étudie les mythes amérindiens comme des systèmes de transformation, dont l'identité foncière ne se dévoile que lorsqu'on applique une grille d'équivalence tenant compte de l'organisation sociale de chacune des sociétés et, en particulier, des systèmes de parenté. Une même  structure organisationnelle, par conséquent, régit à la fois (pour ne citer que ces deux éléments-là) les règles de mariage et d'héritage, et les récits cosmogoniques. Là aussi, le Signe est arbitraire: en effet, contrairement à une croyance tenace du sens commun, les différences d'organisation sociale ne s'expliquent pas par des considérations utilitaires ou fonctionnalistes, mais par des nécessités structurales qui ne renvoient qu'à elles-mêmes.

5) Systémique

Le structuralisme se réfère à la systémique, mais la systémique est une théorie plus large que le structuralisme. Elle se réfère à la Théorie Générale des Systèmes, élaborée par L. von BERTALANFFY vers 1925. Il s'agissait au départ d'une théorie des systèmes biologiques, étendue peu à peu à des systèmes écologiques, sociologiques, culturels et, finalement, à des systèmes formels. Le point de départ est la constatation qu'un organisme forme une unité complexe, constituée d'éléments interdépendants même s'ils apparaissent comme très éloignés l'un de l'autre, dans l'espace et dans l'organigramme du système. Que des ensembles constitués, par exemple, de plusieurs organismes de même espèce vivant dans un espace donné puissent se comporter, à certains égards, comme un organisme unique, a été l'un des ressorts de la généralisation. L'écologie a bientôt montré que toutes les espèces vivantes entretenaient, dans une zone donnée, des relations analogues, que les phénomènes naturels physico-chimiques faisaient partie de l'interaction, et d'ailleurs que les limites de la zone où cette constatation s'appliquait étaient prodigieusement extensives: c'est ce qu'on a appelé de façon suggestive l'effet papillon. Une autre étape de la généralisation fut de considérer comme des systèmes interactifs les faits sociaux et culturels, dans la mesure où leur évolution ne dépendait pas toujours des seuls acteurs sociaux identifiés mais aussi d'une sorte d'esprit du temps, notion purement spéculative aussi longtemps qu'on n'y reconnaît pas l'action de millions d'acteurs anonymes avec l'ensemble de leurs déterminismes.

La principale différence entre le structuralisme (tel qu'il a été formalisé) et la systémique, est que celle-ci s'est dotée très vite d'une pratique: une méthode d'action sur le réel, notamment dans le domaine thérapeutique, mais aussi dans celui du travail social, de la politique, de la stratégie en général. Puisque l'effet d'une action volontaire, orientée vers un but, est souvent l'inverse du but escompté à cause des résistances suscitées, il s'agira de tenir compte systématiquement du rapport des forces et  des effets rétroactifs, de façon à permettre une stratégie efficace. Ce qui ne va pas sans problèmes éthiques, mais il est important de les poser et de les résoudre car une fois qu'on a pris conscience des effets de système, la solution n'est pas, et ne sera plus jamais, de les ignorer.

Les écoles de thérapie systémique les plus connues ont, d'autre part, adopté le principe méthodologique du hic et nunc: à savoir, de travailler avec ce qui se présente dans l'espace et le temps de l'intervention, au détriment de tout le reste. Elle s'opposent par là, essentiellement, à la psychanalyse qui a choisi l'option inverse. Cette pétition de principe peut se soutenir lorsqu'on s'attaque à la résolution d'un problème. Elle n'a aucun sens lorsqu'on cherche à décrire le mieux possible une situation, encore moins lorsqu'on prétend chercher à la comprendre sous toutes ses dimensions. En pratique, les thérapeutes systémiques négligent très souvent une dimension dont l'importance crève les yeux: celle des facteurs économiques et sociaux, liés à l'immersion des êtres humains dans une société où règnent, d'un côté les rapports de force, de l'autre côté les représentations sociales.

6) La sociologie des représentations sociales

La psychanalyse utilise dès son origine le concept de représentation (Vorstellung). Elle entend par là l'activité individuelle de production de contenus de conscience, ou le produit de cette activité. Mais à la même époque que FREUD, DURKHEIM découvre que certaines représentations sont en réalité des élaborations collectives. Il en donne comme exemple le totem. Elles sont présentes dans l'esprit des individus, comme les représentations individuelles, mais elles ne sont l'apanage d'aucun d'eux. Elles sont héritées par les individus du milieu social où ils se forment, et sont nécessitées dans le milieu social par les contraintes logiques de l'interaction humaine.

En 1961, S. MOSCOVICI actualise cette notion un peu oubliée comme "instrument méthodologique d'une psychologie sociale de la connaissance" (M.-N. SCHURMANS, 1990). Il s'agit de comprendre comment des esprits individuels arrivent à partager autant de conceptions communes à travers une expérience de vie extrêmement variée, y compris et surtout dans des domaines qui ne font que rarement l'objet d'une réflexion collective explicite. De même que les représentations individuelles naissent de l'interaction entre un esprit capable de réflexion et le milieu qui lui renvoie le résultat de ses actions, les représentations collectives s'élaborent dans l'interaction entre les acteurs sociaux en fonction à la fois, des résultats de leur interaction et de l'échange de commentaires qu'ils en font. Une fois constituées, ces représentations sociales sont extérieures aux consciences individuelles. "Elles ont le pouvoir de s'appeler, de se repousser, de former entre elles des synthèses de toutes sortes... déterminées par leurs affinités naturelles" (E. DURKHEIM, 1898). Elles sont des "reconstructions, socialement élaborées, d'une réalité consensuelle" et non des reproductions du réel (M.-N. SCHURMANS, ibid.).

Grâce à cette notion, celle de culture peut acquérir une signification concrète et dynamique. Concrètement, la culture est faite de l'ensemble des représentations sociales reliées entre elles par des liens logiques, et  de l'ensemble des relations qui unissent ces  représentations aux situations concrètes où elles sont nées, auxquelles elles se réfèrent, et qui les représentent dans la réalité. La dynamique d'une culture s'explique par le fait que les représentations sont issues de l'interaction sociale et interfèrent constamment avec elle.

   

Bas-reliefs ornementaux du palais du roi Ghezo à Abomey (Bénin).

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