SUITE > Art Public > les croix dans le panneau (page 2)
Les Croix dans le Panneau
( suite de la
page précédente )
 

Au printemps 1986, l’asbl Via Secura fit campagne, en faveur de la sécurité aux abords des chantiers, par la diffusion d’une affiche : votre sécurité = ma sécurité, dont la figure 4 montre la version flamande (uw veiligheid is ook de mijne). Pour Michel Wauthoz, ce fut une incitation à témoigner de cette inscription survenue dans l’espace public, en la portant dans le champ sémantique par un travail analogue, quoique plus élaboré, dans ce type de représentation.
 


 
Figure 4
 

Les premières opérations graphiques soustractives et additives sont intervenues début juin pour rechercher quelles sortes de modifications peuvent dépasser l’original afin de déplacer l’image fonctionnelle à un niveau qui atteigne celui d’une oeuvre d’art.
 

Apres ces premiers essais en atelier, la première manifestation extérieure au Palais des Beaux-Arts prit la forme d’un collage en cinq temps, de sorte que cette dimension fugitive participa ainsi pendant quelques jours à l’exposition. De la version minimum où les seules croix constituent l’unique augmentation au stade final où tous les modules ont pris place sur la surface, on monte par degré jusqu’à la forme définitive de l’oeuvre par laquelle le contenu se donne complètement à une lecture attentive (Photographie I).
 

Photographie I
CALVAIRE
Collage A
80 x 70 cm
Date 1986
Code S4-CE.A


Au travers du gant de travail, une main stigmatisée transparaît. C’est une main de couleur incarnate découpée dans une page du journal «Le Soir», celle de la Bourse. Une goutte de sang perle comme pour indiquer la fraîcheur de la blessure : et aujourd’hui comme hier et demain, le prolétaire n’est-il pas le contemporain de tout le Christianisme, sa condition sine qua non ? Ici, son visage noir sur blanc est une photocopie d’un dessin d’atelier (
Calvaire S4-SP). Dans le coin supérieur droit un rouage sombre suggère le mécanisme du capital. Dans le coin opposé diamétralement, un motif rouge issu du gilet protecteur se multiplie au milieu d’étoiles rouges. Une autre étoile rougeoie sur le casque jaune qui surmonte ce qui ressemble à un autoportrait de Rembrandt avec un rien d’assez tragique dans l’expression de la figure (Kassel – Staatliche Gemäldegalerie).
 

Une première dégradation de la main oblige à une greffe du pouce, extrait cette fois du Financial Time (restauration le 15 août 1986).
 


Figure 5
 

Pendant ce temps, à Zuun au sud-ouest de la ville, la fermeture de l’usine Michelin vint confirmer le réalisme du sujet : le sacrifice du travail humain en général. Cette oeuvre trouvait donc dans l’actualité de cette péripétie, l’exemple typique pour en développer un aspect concret.
 

Au soir du vendredi 15 août 1986, une version plus anecdotique du thème fut donc montée en une seule fois à proximité du Botanique. Les variantes principales concernent le stigmate dont la plaie béante s’ouvre au titre : EMPLOIS Offres de la rubrique des petites annonces (figure 5), tandis qu’en haut à droite un Bibendum saute dans le cercle du rouage capitaliste. En bas, un revers de main fait écho à la main douloureuse, et à cote du signal routier augmenté de ses croix, un fragment de carte Michelin indique l’usine près de Bruxelles.
 

Le visage identique à l’autre version est arraché dans les heures qui suivent. Ce fut donc seulement le lundi que l’on put voir le collage réparé tel que le montre la photographie II.
 

Photographie II
CALVAIRE
Collage B
90 x 70 cm
Date 1986
Code S4-CE.B


Cette oeuvre transpose dans une perspective à haute densité culturelle les caractéristiques d’un conflit véritable, dont l’issue dépend de la force des protagonistes. Facteur moral et facteurs objectifs décident de leur force respective.
 

Au terme d’actions et de pressions diverses, la direction de Michelin cède sur un plan social qui limite les pertes de revenus pour le personnel. Mais la fermeture est maintenue car il ne serait pas permis de sacrifier le profit au travail.
 

La locution latine : NUNC EST BIBENDUM au-dessus de la version concernée, célèbre cette victoire ambiguë. « C’est maintenant qu’il faut boire » est la traduction qu’en donne le petit Larousse illustré. Il s’agit de mots empruntés à Horace dans une ode (I,37,1) composée à l’occasion de la victoire d’Actium. Toutefois, « l’heure de s’enivrer » est sans doute une traduction qui en donne un sens plus résonnant.
 


 
Figure 6        
 

Au Botanique aussi, la main est mutilée plusieurs fois, tout comme le visage qui est la seconde partie le plus souvent attaquée. Pour répondre à ces injures et soutenir cette cruauté, un détachement de 18 mains stigmatisées (figure 6) fait fonction de dispersion tactique, sur l’axe Sablon-Botanique au début du mois de septembre. Ces mains de grandeur nature font songer aux mystérieuses mains négatives des hommes préhistoriques de la grotte de Gargas (Aventignan 65660 France).
 

Un mois plus tard, la moitié de ces mains résiste à la publicité; trois unités tiennent bon malgré mutilation ou blessure; quatre sont ramassées après décollage hostile et sont déposées en sépulture par nos soins; deux ont disparu sans laisser de traces. Et l’usure de ces forces continue …
 

Où l'on apprend la position respective
des deux collages A et B tels qu'ils
constituent un des aspects publics
d'un plus vaste ensemble.
 
A : à partir du 2 août 1986
au mur extérieur du Palais des Beaux-Arts
côté parc, face à la place des palais.
 
B : à partir du 15 août 1986
au dos d'une cabine de téléphone
porte de Schaerbeek, face au Botanique.
Position des collages A & B  
 

Le 5 octobre, une main analogue remplace cette du collage A au Palais des Beaux-Arts dont quelqu’un avait aussi ravagé le visage. Il y a des gens qui n’aiment pas ça ! D’autres qui ne voient rien, car plusieurs fois, des affiches ont été surcollées sur la version B du Botanique. Mais chaque fois, il a été possible de les enlever sans détruire le collage. Enfin le 11 novembre 1986, le collage B succombe pendant que le collage A se maintient jusqu’au 11 juin 1987 (!), avec juste une seule restauration le 22 mars 1987.
 

Les manifestations d’hostilité ont cet avantage qu’elles indiquent les parties les plus sensibles, donc les plus significatives, Mais c’est aussi un trait de la mentalité actuelle de s’en prendre aux représentations du vivant plutôt qu’aux autres aspects de l’image. La persécution ne se trompe pas de cible, c’est l’homme qui en est la victime. La culture est responsable des mentalités : victimaire ou solidaire, on verra que la face du monde peut en être changée … ou défigurée.
 

CALVAIRE.
Technique mixte.
80 x 70 cm
Date 1987
Code S4-SP


De retour en atelier, la suite n’a rien perdu pour attendre, car elle va s’enrichir de ces exploits extérieurs. Par exemple, les solutions économiques aux problèmes urgents s’avèrent des solutions durables, capables de satisfaire le public pendant des générations.
 

L’ouvrage suivant diffère de ces deux unités d’avant-garde autant qu’il diffère des ultimes peintures de chevalet ou non qui clôturent cette série. L’affiche, sur laquelle figure le visage beau comme un point d’interrogation, concentre en elle tous les résultats du travail antérieur. Le progrès accompli est si manifeste qu’on en perd de vue l’origine : simple propagande d’intérêt général pour la sécurité routière et celle du travailleur. Cette oeuvre d’art suggère le drame central du travail et de la société.
 


 
Calvaire - Acrylique sur toile 87 x 111 cm - Date 1987 - Code S4-P1
 

La peinture de chevalet est plus sommaire. Elle retourne aux origines dans le cadre du panneau, en éclairant la scène d’un éclairage frontal. Toutefois les croix sur le calvaire conservent leur nature abstraite pour rester conceptuelles. Dans les coins supérieurs, pour évoquer les autres aspects de la progression, un arrière-plan copie littéralement des fragments de l’affiche originale. Dans l’ensemble, la peinture interprète le thème du panneau modifie par l’inconnu et en explicite le sens.
 

D’autres peintures, plus modernes ou contemporaines selon le traitement, complètent la suite de la peinture religieuse des mises en croix. L’histoire de la peinture est témoin de l’évolution de l’art de peindre par la permanence de certains sujets comme les maternités ou nativités et les mises au tombeau comme étant, avec l’invention de la sépulture, le point de naissance de l’humanité.
 


 
Calvaire dans le panneau A31  -  Acrylique sur Fibre de verre
Date 1988  -  Code S4-P2  -  Collection privée [1997].