Cahier Didactique

Cobra

Trois villes : Copenhague, Bruxelles, Amsterdam

Un mouvement : Co Br A

Tout était bon pour exprimer cet appétit de liberté au nom duquel ils se dressaient contre l'abstraction géométrique, la peinture convenable, la figuration confortable.



FICHE TECHNIQUE
Cobra
Danemark - 1975 - 52'
Réalisation : Ole Roos
Image : Dirck Bruel, Peter Roos, Ole Roos
Montage : Ole Roos, Ole Askman
Son : Ole Henning Hansen
Coproduction : Spectrum Films, RM Productions
Version française : Thierry Zéno

Créé en 1948, le nom est venu de l'initiale des trois capitales de ce premier Bénélux artistique élargi. L'initiateur était un jeune peintre danois, Asger Jorn. Les membres du groupe se nommèrent Dotremont, Appel, Jacobsen, Alechinsky, Corneille, Constant, etc. En réaction contre l'école de Paris, Cobra se réfère à l'art primitif et populaire, aux voyages, au Nord, à la spontanéité, au folklore, aux autres civilisations, à la recherche de la vie.

LE FILM

Un film de rencontres avec quelques cobristes, Alechinsky, Constant, Corneille, Pedersen, structuré autour de l'histoire du mouvement racontée par Christian Dotremont, depuis le manifeste du 8 novembre 1948 en passant par la définition de l'esprit Cobra, la vie du groupe, les rencontres de Bregenrod, le scandale de l'exposition du Stedelijk. Des documents, des photos, des tableaux, des ateliers mais surtout l'extraordinaire présence de Dotremont; son discours, son humour. Un moment d'anthologie loufoque : le commentaire d'un livre de préhistoire, illustré pour les enfants, qui sert à décrire les grands moments du mouvement. Le film s'ouvre et se ferme sur les images du 10, rue de la Paille, lieu fondateur maintenant complètement délabré. Il respecte la chronologie et se construit à base d'interviews qui, maintenant, sont devenues d'exceptionnels documents.

Jacqueline Aubenas, in Catalogue du Centre du Film sur l'Art

Quelques mots du film :

"Cobra est une histoire entre la mémoire et l'imagination."

"L'esprit de Cobra est une chose qu'on ne peut pas interrompre à l'année 51."

Alechinsky

"Cobra était un mouvement révolutionnaire de gauche, plus précisément marxiste."

Constant

"Nous avons déclenché une sorte de guerre. On nous a traité d'anarchistes, de conspirateurs, de bolcheviks, de communistes (...)...mais notre combat était un combat artistique."

Corneille

"L'art ne doit pas être à l'heure. Il doit être en retard ou à l'avance ou les deux à la fois."

Dotremont

LE MOUVEMENT COBRA

Entre novembre 1948 et octobre 1951, de jeunes peintres et écrivains originaires de l'Europe du Nord se démarquent du surréalisme et se rassemblent sous le nom de Cobra (acronyme formé par la contraction de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam, villes d'où proviennent les principaux participants du groupe) : opposés à l'hégémonie parisienne, aux calculs de l'abstraction froide, aux spéculations misérabilistes ou "optimistiques" du réalisme socialiste, et soucieux d'imposer leur conception d'un art libre et spontané, ils emploieront les moyens artistiques à des fins révolutionnaires.

Hostile à l'onirisme surréaliste comme à l'esthétique rationaliste de l'abstraction géométrique, méfiant envers un art réaliste militant comme à l'égard d'une abstraction lyrique narcissique, Cobra a développé une forme d'expression spontanée donnant libre cours à l'instinct, puisant aux origines de l'art. Bien après la dissolution du groupe, on continuera d'utiliser son nom pour qualifier une esthétique caractérisée par ses préoccupations "matiéristes", son vitalisme et son penchant marqué pour le primitivisme.

Du surréalisme à Cobra

En organisant, en 1947, l'Exposition internationale du surréalisme à la galerie Maeght, André Breton entendait affirmer la vitalité du mouvement dont il était le chef de file, son actualité après la guerre. Mais son exil américain pendant le conflit, sa critique du parti communiste, sa dérive spiritualiste, sa fascination croissante pour l'ésotérisme cristallisaient l'opposition des jeunes surréalistes français du groupe "la main à plume" qui, autour de Noël Arnaud, avait forgé son unité dans la Résistance, et celle du groupe belge surréaliste-révolutionnaire, animé par le poète Christian Dotremont. La scission, inévitable, se solda par la fondation à Paris du groupe surréaliste révolutionnaire français par, notamment, Passeron, Arnaud et Jaguer.

Dès 1946, ces deux derniers avaient rencontré le peintre danois Asger Jorn, qui, après avoir fréquenté dans les années 1930 l'atelier de Léger, avait développé à Copenhague, au sein du groupe Høst et à travers la revue Helhesten (Cheval d'enfer), une activité largement redevable au concept d'automatisme et à la conception surréaliste, envisageant l'art comme une activité expérimentale. Jorn avait rencontré le peintre néerlandais Constant, qui sera en 1948 l'un des fondateurs et le principal théoricien, à travers la revue Reflex, du groupe expérimental néerlandais du même nom aux côtés d'Appel, de Corneille, de Wolvecamp et de Rooskens. Les liens, de plus en plus étroits, qui se nouèrent entre ces groupes, auxquels se joignit le groupe tchèque RA, débouchèrent sur la convocation à Bruxelles, en octobre 1947, de la Conférence internationale du surréalisme révolutionnaire, prolongée par la publication d'une revue, Le Surréalisme révolutionnaire. Les désaccords profonds qui, rapidement, surgirent entre les surréalistes révolutionnaires belges et français favorisèrent un rapprochement entre Danois, Belges et Hollandais, qui aboutit à la création, un an plus tard, du groupe CoBrA, nom ainsi typographié par Dotremont.

Les années Cobra

L'appellation Cobra fit l'unanimité : sans faire référence à un mouvement préexistant, notamment au surréalisme, elle évoquait à la fois l'origine nordique du groupe, son opposition à Paris et l'instinct, la sauvagerie d'un reptile. L'apport théorique fut surtout le fait de Dotremont, rédacteur en chef de la revue Cobra, de Constant et de Jorn, qui rompront peu à peu avec un communisme discrédité par Staline et avec les théories réalistes socialistes de Jdanov admises par la plupart des partis communistes occidentaux. La revue fut composée à tour de rôle par les différents groupes, qui, bien que fédérés au sein de Cobra, conservèrent, chacun, leur autonomie et leur spécificité : après la parution à Bruxelles, en février 1949, peu de jours avant la première exposition autonome du groupe, du premier Petit Cobra, un bulletin à usage interne, le premier numéro de la revue parut au Danemark, le deuxième à Bruxelles. Pendant l'été, le groupe Cobra, qui aspirait à explorer le potentiel révolutionnaire de toutes les formes d'expression et de communication, participa à Knokke-le-Zoute au Festival du film expérimental et poétique, dont l'affiche avait été réalisée par le Belge Pierre Alechinsky, qui rallia le groupe quelques mois après sa création. Réunis au Danemark pour mettre en pratique un projet d'activité théorique et créatrice collective, Constant, Corneille, Appel et Jorn réalisèrent plusieurs cycles de peintures, cherchant à renouer avec la dimension collective du mur.

En novembre 1949, le Stedelijk Museum d'Amsterdam organisa la première exposition du groupe Cobra, sous le nom d'Exposition internationale d'art expérimental. La violence des œuvres, soulignée par un accrochage très audacieux confié à l'architecte Aldo Van Eyck (1918-1999), créa le scandale. Cette exposition n'en constitua pas moins un début de reconnaissance du groupe, qui, sous la dénomination d'Internationale des artistes expérimentaux, s'élargit à de nombreux pays, tandis que l'activité éditoriale de Cobra s'intensifiait : parallèlement à la publication de la revue (dont le tirage ne dépassa jamais cinq cents exemplaires, et ne compta jamais beaucoup plus d'une dizaine d'abonnés), le groupe belge publia les premiers livres des Éditions Cobra, les Danois la série des Artistes libres (quinze cahiers consacrés aux artistes de Cobra). Le numéro 5 de la revue, composé par Karl Otto Götz, fut publié à Hanovre; le numéro 6, à Bruxelles. L'année suivante, un différend opposant Jorn à Constant, la dislocation progressive du groupe danois, puis l'hospitalisation de Jorn et de Dotremont, atteints de tuberculose, essoufflèrent Cobra : le numéro 8-9 (danois) de la revue demeura à l'état d'épreuves; malgré ces difficultés, et grâce à l'aide de mécènes, le groupe belge parvint encore, en octobre 1951, à organiser au palais des Beaux-Arts de Liège une IIe Exposition d'art expérimental, installée à nouveau par Aldo Van Eyck, avec la participation d'artistes prestigieux, de Miró à Giacometti, de Bazaine à Wifredo Lam. Paru à cette occasion, le numéro10 de la revue annonça la fin de Cobra.

Un art expérimental

L'internationalisme de Cobra s'accompagne de son hostilité à l'idée, alors bien enracinée, que seul le passage par Paris peut favoriser l'éclosion d'œuvres authentiques et fortes. Les principaux animateurs de Cobra - Jorn, Constant, Dotremont -, véritables catalyseurs d'énergies, voyageurs infatigables, présents sur tous les fronts, essaieront d'affirmer la possibilité d'existence de plusieurs centres de création autonomes, loin de l'influence esthétique du milieu artistique parisien, qu'ils jugent inhibitrice et stérilisante : ainsi, les réunions, les expositions, les lieux de publication se situeront dans plusieurs pays. La revue, les éditions se feront dans plusieurs langues... De ce point de vue, les Danois de Høst sont les premiers à définir une esthétique propre, "abstraite surréaliste".

Cette influence du surréalisme, qui affectera ensuite l'ensemble des composantes de Cobra, se situe avant tout sur un plan théorique. Le groupe, dans sa majorité, se montre hostile aux conclusions esthétiques que Breton tire d'une théorie qu'il a lui-même initiée. Ses représentants n'auront de cesse de critiquer la manière illusionniste de ceux que Breton nomme "calqueurs de rêve", de blâmer le fameux "stupéfiant image" de ne générer qu'un art illustratif et littéraire. Ils critiqueront avec la même virulence le réalisme socialiste, tout entier inféodé aux injonctions d'un parti qui dicte les sujets à traiter et la manière convenable de les mettre en peinture.

Breton et le réalisme socialiste se situent en effet très loin d'une attitude matérialiste véritable à laquelle Cobra entend se référer, à l'instar de Jorn : "Il est malheureux de voir les matérialistes marcher de bonne foi sur la tête avec un réalisme et un naturalisme qui sont opposés au réel et à la nature, qui sont basés sur l'illusion." Il s'agit donc, pour les créateurs de Cobra, de réinventer l'art à partir des pouvoirs contenus dans la matière brute, informe, stimulés en cela par la découverte de l'œuvre de Bachelard, qui met en lumière l'"élémental" et la façon dont il peut influencer le psychisme humain. "Il s'agit de plonger plus profondément, en pleine terre, en pleine eau, en plein feu, en plein air", écrira Alechinsky.

Ainsi, la peinture de Cobra revient aux origines de la pratique artistique : c'est à partir du magma initial, par un travail du corps, dans l'accomplissement même du geste artistique (qui transmue la matière informe en matière "informée") que se concrétise la pensée plastique, à l'inverse de ces théories artistiques - surréalisme ou réalisme socialiste - qui, quoique opposées, situent invariablement l'idée au point de départ du tableau.

Si les peintres de Cobra ont retenu quelque chose du surréalisme, c'est bien son caractère expérimental initial. Centré sur le concept d'automatisme, il doit fournir à l'artiste les moyens d'un dépassement du domaine conscient pour atteindre aux fondements mêmes de la pensée et éclairer le fonctionnement véritable du psychisme humain. Toutefois, à l'opposé de ce qu'avance Breton, il ne saurait exister d'"automatisme psychique pur", pas plus que de pensée désincarnée, la création passant nécessairement par la revendication du corps, l'affirmation des sens. L'exigence de connaissance, posée par Cobra comme constituant le sens même de l'activité artistique, ne pourra jamais être simplement théorique, elle devra toujours être subordonnée aux exigences du corps.

Il en découle, plus qu'une simple prise de conscience, une remise en cause totale de l'édifice social, une aspiration à libérer l'individu de l'ensemble des contraintes, matérielles aussi bien qu'intellectuelles, qui pèsent sur lui. En peinture, l'expérimentation implique, cela va de soi, l'oubli de tout acquis culturel antérieur, du métier, du talent, du savoir-faire, au profit de l'instinct, de la spontanéité. Ce sont les valeurs de la sauvagerie que célèbre Cobra ; les œuvres de ses peintres en portent la marque et ont en commun une intensité directement issue du brassage "matériologique" auquel donne lieu l'élaboration du tableau : ainsi, les rudes peintures de Jorn, d'Appel ou de Constant semblent le produit d'une force tellurique. On retrouve chez chacun d'eux la même puissance chromatique poussée jusqu'à l'embrasement, ces stridences là où s'entrechoquent des couleurs pures de tout mélange, cet emportement du geste, cette véhémence que confère au motif un dessin appuyé, rapide, qui griffe la matière, cingle la surface.

Les principes vitalistes auxquels se réfère Cobra font que cet art est le plus souvent optimiste, rarement inquiet. La peinture Cobra exprime la confiance de l'individu envers une nature humaine non encore pervertie par la civilisation; loin de tout intellectualisme, elle rend compte avec fougue et enthousiasme de la capacité d'émerveillement, du dynamisme, de cette innocence allègre constitutive de l'homme à l'origine et qu'il convient de retrouver. Largement spontanées, les œuvres de Cobra ne sont cependant jamais abstraites ; par-delà l'automatisme, au bout du geste, toujours se reconstitue l'image, qui prend, chez la plupart, la forme d'un fascinant bestiaire, référence à une animalité primitive, porteuse d'énergie, traversée par ces pulsions instinctives qui subsistent sous la carapace de l'homme civilisé et que l'art aurait vocation à attiser afin de ressusciter sa vraie nature. La convocation permanente de l'instinct n'empêche toutefois pas certaines spécificités culturelles de se manifester au sein de Cobra : ainsi, l'attrait que partagent les membres du groupe néerlandais (Appel, Constant, Corneille) pour les dessins d'enfants et pour cette forme d'expression, à la fois brute, anonyme et clandestine, que constituent les graffitis, ou la résurgence chez les Danois (Bill, Heerup, Jacobsen, Pedersen) d'une mythologie populaire encore vivace en Scandinavie et, chez Jorn particulièrement, l'intérêt porté aux arts populaires et primitifs.

Le refus de l'individualisme et de la spécialisation conduira les membres de Cobra à la mise en œuvre de nombreuses expériences collectives : la revue, les expositions du groupe participent, bien sûr, d'un tel projet, mais aussi le partage de la réflexion théorique, la réalisation de tableaux à quatre mains, le croisement des genres, comme dans les picto-poésies de Dotremont.

Au lendemain de la guerre, face à l'effondrement des valeurs humanistes, l'attitude de Cobra sera sans doute celle qui exprimera avec le plus de conviction cette volonté de revenir aux origines pour jeter les bases d'un monde nouveau. La critique d'une société standardisée, soumise aux principes d'un rationalisme et d'un fonctionnalisme froids - dont Cobra pressent, à l'orée des années 1950, l'installation -, anticipe le vaste mouvement de contestation de la société marchande des années 1960, préparé par les analyses d'une "Internationale situationniste" à la fondation de laquelle Jorn et Constant prendront une part essentielle.

Données encyclopédiques Hachette

POUR EN SAVOIR PLUS

A lire

Cobra - Un art libre, J. Clarence Lambert, Chêne / Hachette, 1983

Cobra, Richard Miller, Nouvelles Editions françaises, 1994

Cobra, Willemijn Stokvis, Les grands maîtres de l'Art contemporain, Albin Michel

 

Cahier didactique réalisé par Sarah Pialeprat

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