Un argumentaire en faveur du non
par T. de la Hosseraye
Je mappelle Thibaud de La Hosseraye, jai 28 ans et une formation à la fois commerciale (HEC, spécialisation « Europe ») et philosophique (D.E.A). Sur les mérites supposés de ces diplômes (et, peut-être, dun prix de lAcadémie des Sciences morales et Politiques) (1), jai été recruté en décembre 2004 par le club Dialogue & Initiative pour participer bénévolement à leurs travaux. Laboratoire didées du courant de pensée de Jean-Pierre Raffarin, donc véritable « brain trust » du Premier Ministre, Dialogue & Initiative est structuré en Commissions chargées dapprofondir différentes thématiques en vue dalimenter la réflexion des parlementaires se reconnaissant dans cette sensibilité politique (2). Jai pour ma part intégré la Commission Europe. Mais ce que je navais pas prévu, cest que, dune réflexion de fond devant initialement porter sur le contenu de lidentité européenne, nous allions bientôt nous trouver engagés de plain-pied dans la campagne référendaire. Dès janvier 2005, il na plus été question de réfléchir posément à la définition de « la meilleure Europe possible », nous étions activement mobilisés pour produire des argumentaires en faveur du Oui. Ayant toujours été très favorable à la construction européenne et néprouvant aucune réticence à lidée de la doter dune Constitution, je me suis volontiers adapté, et jai commencé à étudier de près ce projet de Constitution pour produire des argumentaires de soutien. Cela était somme toute cohérent : cest parce que ma spécialité supposée était largumentation que lon me missionnait à présent en priorité sur la rédaction dargumentaires. --------- Alors que je macquittais du moins mal que
je pouvais du travail que lon mavait confié, jai
été, au milieu de la campagne, lors dune de nos réunions
hebdomadaires du lundi (3), troublé dentendre le participant
le plus autorisé énoncer sur le ton de lévidence
que « comme on ne peut pas contrer les arguments du Non, il faut
le discréditer, le ringardiser »(4)
. sans que cela
ne soulève la moindre vague de protestation chez les participants. Mais, du jour où je constatais que ceux-là même qui proclamaient haut et fort leur attachement au projet de Constitution nhésitaient pas, dans le même temps, à reconnaître la supériorité théorique des arguments du Non sans en tirer pour eux-mêmes de conséquences, jétais en droit de minterroger sur leurs motivations réelles à soutenir leur camp. Si ce nétait pas par conviction, pour quelle raison, alors ? Nul ne peut le dire à leur place. Mais, pour ce qui est des responsables politiques eux-mêmes, dont les participants aux réunions de Dialogue & Initiative ne sont que les fidèles collaborateurs (plus ou moins directs), leur engagement si fébrile en faveur dun Oui qui ne les convainc pas paraît à tout le moins accréditer lhypothèse que leur spontanéité à choisir leur camp se trouve limitée par lintérêt direct quils ont à ce que cette Constitution soit ratifiée : en cas de victoire du Non, ils seraient les premiers à en faire les frais dans la mesure où ils seraient définitivement discrédités pour renégocier quelque nouvelle Constitution que ce soit. Et en effet, si cette Constitution dont gouvernements de droite comme de gauche se sont rendus responsables(5) ne passe pas, le problème nest pas quelle ne pourra pas être renégociée (6), mais seulement que cest par eux quelle ne pourra pas lêtre (cf. largument 11). Dès lors il devient impératif, pour tout professionnel de la politique disons un minimum soucieux de son avenir, duser de tous les moyens disponibles pour faire passer cette Constitution, quil soit ou non convaincu de ses bienfaits. Ce à quoi nous assistons. Pour ma part, la prise en compte de ce caractère irrationnel(7) du soutien au projet de Constitution ma enjoint à un surcroît dexigence intellectuelle : puisque les arguments dautorité qui mavaient jusqualors impressionné en faveur de la Constitution ne me paraissaient plus recevables, parasités quils étaient par des calculs personnels, je ne pouvais désormais prendre appui, pour soutenir mon Oui, que sur des arguments dûment fondés en raison. Autrement dit, cette remarque si révélatrice
faite tout haut en réunion, jointe à mon côtoiement
régulier des membres de cabinets ministériels (lors de nos
réunions hebdomadaires), ma donné une succincte mais
suffisante connaissance du contexte qui ma reconduit à une
lecture plus attentive, davantage littérale du texte lui-même. --------- Or justement, en revenant au texte, rien quau texte, je nai pu quêtre intrigué par son caractère disparate, mêlant curieusement dispositions institutionnelles et prescriptions de politique économique qui nont a priori rien à faire dans une Constitution. Pourquoi diable avoir brouillé le message proprement constitutionnel avec des prescriptions économiques relevant dun autre ordre juridique, celui dune loi-cadre ? Et quelle conclusion en tirer, sinon que cette Constitution poursuit manifestement dautres objectifs que strictement constitutionnels ? Cest par un tel raisonnement, aussi scrupuleusement
impartial et documenté que possible, que jai peu à
peu réalisé une chose qui a choqué le démocrate
en moi, la fonction inavouée du projet de Constitution : servir
de machine daccréditation exclusive et définitive
dune idéologie politique déterminée, celle
du libéralisme. Inutile de préciser que je ne suis pas pour autant passé du libéralisme social (à vocation humaniste) qui caractérise le courant Raffarin au socialisme, même libéral, dun Cohn-Bendit ou dun DSK. Pour moi, le libéralisme est tout à fait défendable, au moins à moyen terme, comme orientation dune politique économique salutaire dans une conjoncture économique donnée, mais pour autant seulement quon ne prétende pas labsolutiser en principe directeur exclusif de toute autre possibilité dorientation économique (8). Il me semble que toute la puissance de rassemblement du gaullisme résidait précisément dans cette capacité douverture théorique, éminemment démocratique et pragmatique, permettant de conjuguer, selon les circonstances et les domaines, jusquaux extrêmes du capitalisme le plus dynamique et de la planification. --------- Ce quil y a dinacceptable, dans le
projet de Constitution, cest que le libéralisme ny
est pas présent seulement comme une politique parmi dautres
possibles, mais comme lunique principe normatif dun processus
qui saffirme irréversible et qui se subordonne explicitement
lensemble des objectifs déclarés, y compris dordre
social (9). Cest donc la prise de conscience que cette
Constitution avait pour fonction dêtre un écran de
fumée constitutionnalisant une idéologie déterminée,
qui m'a conduit à y voir un grave danger pour la démocratie
et qui a converti mon « oui du cur » en un « non
de raison ». Je mexplique : Il ne me paraît par conséquent pas
trop fort de parler de manipulation démocratique, dans la mesure
où lon use sciemment dun subterfuge(12) (la promotion
dévolutions institutionnelles, habillées dune
rassurante rhétorique sociale et humaniste) pour faire enfin ratifier,
sans avoir lair dy toucher, ce que lon sait pertinemment
être une doctrine économique des plus suspectes aux yeux
de lopinion publique française (en raison même de lattachement
toujours manifesté de celle-ci à lidéal social
et républicain hérité de la Révolution de
1789 et précisé dans le programme de la Résistance
mis en uvre par le Général de Gaulle dès 1945). En définitive, tout indique que cette Constitution
a été rédigée dans le but très précis
dimpliquer la volonté populaire et plus particulièrement
française- dans la constitutionnalisation dune certaine doctrine
économique, à lexclusion de toute autre, alors même
que le propre dune Constitution démocratique, ou même
simplement authentiquement libérale, est de permettre au peuple
souverain de pouvoir choisir entre différentes théories
économiques. Cest lampleur de ce danger que je vais à présent mefforcer de montrer, à travers lexposé de 15 arguments, à ma connaissance inédits, en faveur du Non. Par mon rôle même chez Dialogue & Initiative, jai une certaine familiarité avec les arguments du Non, mais les points suivants nont, me semble-t-il, jamais encore été relevés, en dépit de leur importance, à mes yeux décisive. A quoi tient le fait quils soient encore inédits ? Je ne me lexplique pas. Peut-être fallait-il dabord toute la distance dune position longtemps favorable au Oui pour permettre leur ébauche, puis les nombreux débats qui m'en ont précisé les contours.
2- Sur le retournement de l'objection (précédemment réfutée) par la mise en lumière de l'incohérence du Oui, en particulier de celle propre au Oui de gauche : arguments 4-5-6-7. 3- Sur la tentative de coup de force d'une légitimation rétroactive des Traités antérieurs, avec pour seule alternative de les ratifier ou...de les garder ! : arguments 7-8-9-10. 4- Sur l'illégitimité de l'auto-négation de la puissance nationale, même en vue de la supra-nationalité d'une puissance européenne que cette Constitution, de toute façon, interdit : arguments 10-11-12-13. 5- Sur le caractère d'abord anti-européen de cette Constitution, d'où peut se déduire la seule finalité susceptible de lui donner un sens : arguments 13-14-15-16. 6- Sur l'élucidation, à partir de cette mise en évidence, du véritable sens de l'incohérence théorique du Oui de gauche, dans une perspective stratégique : arguments 16-17-18-19. Les arguments articulant les thèmes seront "colorisés" en rouge. ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Largument 1 montre qu'un rejet par la France du projet de Constitution aurait une signification particulière : cela signifiera lexigence de plus de social dans le projet européen. D'où sa valeur éminemment positive, constructive. Largument 2 constate que, entre partisans du Oui et ceux du Non, il y a accord sur le sujet du désaccord : tous reconnaissent que cest le contenu libéral de la partie III du projet de Constitution qui pose problème. Largument 3 montre que le sens du Non souverainiste est lui aussi anti-libéral. Largument 4 constate cette homogénéité du Non et relève, a contrario, la différence de fond entre le Oui de droite et le Oui de gauche : lun accepte telle quelle la forme de libéralisme consacrée par la Constitution, lautre prétend pouvoir la corriger. Largument 5 montre que, en raison de la signification sociale d'un Non français, la gauche prend un risque stratégique majeur à soutenir le Oui: celui de laisser l'initiative du Non à un pays lui donnant un moindre sens social. Largument 6 montre que l'argument précédent n'est jamais invoqué précisément parce qu'une Constitution plus libérale encore paraît, même à la gauche, difficilement réalisable. Largument 7 montre quen vertu de sa subordination explicite aux législations nationales, la Charte des droits fondamentaux na aucune valeur normative : elle nest pas juridiquement contraignante pour les Etats membres. Largument 8 relève que puisque cest le contenu libéral de la partie III de la Constitution qui fait le plus débat et qui apparaît comme le point décisif au sujet duquel vont sexprimer les électeurs, ce serait un déni de démocratie particulièrement flagrant que de lappliquer quelle que soit lissue du vote, en tenant pour rien lexpression de la volonté populaire. Largument 9 montre que lon a mis les électeurs devant un fait accompli : la libéralisation à outrance de léconomie européenne. En leur expliquant que plus rien ne peut être fait contre cela même pour quoi on leur demande pourtant de voter, on leur demande en réalité dériger un fait en droit. Les arguments 10 et 11 montrent que les dirigeants qui aujourdhui prétendent toute renégociation de la Constitution inenvisageable se discréditent davance pour une éventuelle renégociation demain. En cela, le vote du 29 mai est bien aussi un enjeu de politique nationale, sur le choix de nos dirigeants de demain. Largument 12 relève combien la dénonciation d'un "débat franco-français" à propos du débat sur la Constitution manifeste une conception de l'Europe négatrice des identités nationales. Largument 13 montre que le contenu exclusivement libéral du projet de Constitution conduit à une dilution de lEurope, en ne distinguant aucunement le libre-échange régissant les rapports entre ses Etats membres de celui promu, hors d'elle, par la mondialisation(15). Largument 14 montre que lattachement définitif à lOTAN signe larrêt de mort du projet dEurope européenne. L'argument 15 montre que les bienfaits de lEurope vantés par les partisans du Oui plaident au contraire pour le rejet de cette Constitution. L'argument 16 montre en quel sens on est conduit à dire que cette Constitution n'a d'autre finalité que de subvertir les fondements même de l'état de droit. Les arguments 17, 18 et 19 exposent comment les partisans dun « Oui de gauche » pratiquent sciemment la politique du pire pour mieux simposer dans la politique nationale. Leurs arguments pour rejeter la directive Bolkestein en sont une parfaite illustration. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
2/ Les partisans du Oui les premiers, de droite comme de gauche, se sont chargés de clarifier le sens du Non puisquils n'ont cessé, jusqu'ici, de tenter de convaincre les Français que cette Constitution nest pas libérale. Cest bien la reconnaissance que ce qui pose problème, cest son libéralisme, et ce pour tout le monde (à part Sarkozy et de plus en plus de représentants de la majorité gouvernementale qui, devant l'impossibilité, désormais, de rester crédibles en niant ce caractère libéral, pensent plus stratégique, sur le court et long terme, de s'en réclamer ouvertement, d'imputer au "modèle" français les carences de sa gestion et, plutôt que d'y remédier, proposent de "changer la France grâce à l'Europe", c'est-à-dire de continuer à s'appuyer sur Bruxelles pour se dédouaner de ce dont les Français ne veulent pas). 3/ Le Non souverainiste est lui aussi anti-libéral (en tout cas au sens du libéralisme imposé par cette Constitution) dans la mesure où d'abord il se réclame de la spécificité nationale française et où il revendique également à l'échelle européenne au moins la possibilité de droit d'un protectionnisme pourtant inévitable face aux excès de la mondialisation. 4/ Sur le refus français de la Constitution de lUE, il ny a donc pas de différence entre Non de gauche et Non de droite (au moins européenne) alors quil y a une divergence radicale sur le fond entre oui de droite et de gauche (même si ce nest plus la même droite ni sans doute la même gauche) puisque la droite approuve le libéralisme tel que le normalise la Constitution alors que la gauche ne l'accepte et ne consent à le constitutionnaliser que dans la perspective de le corriger, compléter, détourner ou contourner, c'est-à-dire qu'avec beaucoup moins de cohérence que la droite, elle soutient ardemment une Constitution...dont elle nous assure déjà qu'elle fera tout pour en neutraliser l'orientation ! 5/ La gauche devrait plutôt réaliser qu'en votant Oui, les Français prendraient le risque énorme de laisser la voix du Non à une autre Nation, nécessairement moins sociale ou plus libérale que la France. Et ce Non signifierait alors clairement une exigence de plus de libéralisme et de moins dUnion sociale (ou de possibilité dindépendance nationale dans le choix dune politique sociale au sens français). Un Oui de la France ne serait donc pas seulement un Oui à cette Constitution, mais un Oui à la possibilité de son rejet en vue d'une restriction encore plus drastique du minimum résiduel de contrainte sociale qu'on peut y trouver, quoique encore toujours subordonné au meilleur fonctionnement d'une économie exclusivement libérale. 6/ Pourquoi ce dernier argument n'est-il jamais invoqué, sinon parce qu'implicitement, chacun convient de l'improbabilité d'une Constitution encore plus libérale que celle-ci ? On a bien tort : on peut toujours faire pire, ou au moins tenter...(Il ne faut donc pas non plus se laisser prendre au faux argument de l'urgence d'un besoin de Constitution, qui ne serait de toute façon pas satisfait avant 2009. C'est toujours une pratique suspecte que de presser quelqu'un de signer un contrat...) 7/ Les sociolibéraux du PS et des Verts ne cessent darguer de la Charte des droits fondamentaux pour y voir une protection contre toute « dérive ultralibérale » (puisqu'ils nont rien contre le libéralisme) alors quils prétendent réduire la partie III, loi-cadre prédéterminant la politique économique et sociale de lUE, à une simple synthèse récapitulative « pour mémoire » des traités antérieurs, sans véritable valeur constitutionnelle (même sils nosent pas aller expressément jusquà cette contre-vérité, ils sefforcent de la suggérer par des artifices rhétoriques). La vérité est inverse : la Charte na pas de valeur juridiquement contraignante puisque tout en sinscrivant dans la Constitution, elle y inscrit en même temps la restriction explicite quaucun de ses articles ne saurait prévaloir, dans aucun des Etats membres, sur les pratiques institutionnelles de cet Etat (cf. II-111-2, II-112-4 et 5 et le préambule) (16). Au contraire, la partie III, elle, se présente elle-même comme absolument contraignante et elle est littéralement normative. Si elle est intégrée dans la Constitution, ce nest donc pas comme un corps étranger (ce qui est le cas, en revanche, pour la Charte) mais bien en effet pour lier l'adoption de la Constitution à un engagement au respect des principes de lidéologie libérale quelle explicite sans équivoque et des conséquences pratiques impliquées par ces principes et quelle détaille par le menu. 8/ Or justement parce que la partie III est plus constitutionnelle ou constitutionnalisée que la partie II, dire Non à cette Constitution, cest en toute logique dire non à la partie III bien plus encore quà la Charte. Il est donc scandaleux de prétendre que le Non serait un Non qui sappliquerait uniquement aux autres parties sans obligation de renégociation de celle-ci et que nous serions simplement reconduits au statu quo, cest-à-dire à ce qui aurait été refusé sans conteste, au moins en France, de lavis même des partisans du Oui, puisque J-P Raffarin a osé le sophisme que ceux qui sopposeront à la Constitution nobtiendraint que de garder de l'Union précisément ce quils en refusent. Ce serait un déni de démocratie sans précédent, qui devrait suffire à discréditer tous ceux qui en soutiennent la possibilité (17). 9/ Le chantage est le suivant : sous peine de retour au statu quo, on demande au peuple dériger le fait historique (l'évolution libérale de la construction européenne) en un droit fondateur, en se liant définitivement à ce quil aura consacré, en lui interdisant à lavenir de dénoncer ce quil aura lui-même signé. Mais le Non nest pas un retour au statu quo : même dans l'hypothèse où il ne serait suivi daucun effet positif, le peuple se serait prononcé contre ce qui ne pourrait plus dès lors lui être quimposé, en dépit de sa volonté déclarée : en réalité, dans l'option du Non, au lieu de se lier à un contrat léonin, le peuple garde les mains libres et il sacquiert même un droit nouveau, celui de sopposer à son propre gouvernement et de le renverser par linsurrection si celui-ci persistait à lui imposer lapplication dune règle ou dun règlement contraire à son suffrage. La renégociation de la Constitution en cas de victoire du Non (et par conséquent aussi, et même prioritairement des traités antérieurs tels qu'ils sont repris dans sa partie III), si c'est un Non de la France, est donc une obligation, et juridique, et démocratique, et politique au sens le plus radical, qui est absolument incontournable. 10/ Ceux qui prétendent une renégociation de lorganisation actuelle de lUE inenvisageable choisissent dores et déjà de ne pas se conformer à la volonté nationale et la trahissent déjà en affaiblissant davance leur propre Nation au cas où le Non lemporterait puisquils ne se voient que plaider coupables et contraints au profil bas pour toute éventuelle renégociation ultérieure. C'est exactement ce que l'on appelle une forfaiture, et ce, quelle que soit l'issue du scrutin. 11/ En ce sens, lenjeu du referendum est bien aussi essentiellement intérieur à la France et les politiques usant de ce genre dargument ont choisi de jouer leur carrière sur ce scrutin, consciemment ou non. Ils devront en tenir compte. Le peuple sera en droit de lexiger et de les y contraindre. 12/ La dénonciation dun prétendu débat « franco-français » présuppose que la France devrait penser à lEurope en faisant abstraction de la France : elle relève dune conception de lEurope fondée sur le déni de la réalité nationale, en particulier française. On ne construit pas lUnion avec un ou plusieurs autres sur la détestation de soi, c'est-à-dire en se mettant soi-même entre parenthèses ou en réduisant le poids de sa Nation à celui d'un "pois chiche dans une couscoussière" (comme on a pu le lire dans un courrier des lecteurs du Nouvel Obs). Il semble pourtant qu'il y ait souvent beaucoup de détestation de soi dans la passion supra-nationaliste : c'est une disposition psychologique dangereuse et qui devrait rappeler à certains de très mauvais souvenirs. 13/ Mais le premier argument à prendre en compte par ceux qui veulent vraiment l'Europe, qu'elle soit Union de Nations ou supra-nationale, c'est que tout en limitant le pouvoir des Nations, cette Constitution est d'abord anti-européenne : elle normalise un libre-échange interne identique entre les Etats-membres à celui de lensemble des Etats-membres avec le reste du monde et qui tend à ouvrir les frontières de lEurope selon un mode strictement analogue à celui selon lequel elle ouvre les frontières de ses Etats-membres à l« intérieur » de lEurope. La sujétion économique des Nations à la logique libérale de l'Union n'a pour fonction que d'assujettir l'Union elle-même à un libre-échange mondial dans lequel son défaut de cohésion, économique aussi bien que politique, son refus normatif de toute stratégie planificatrice ou monétaire ne peut que la conduire à se dissoudre à vitesse accélérée pour le seul profit de détenteurs de capitaux d'origine et de destination indifférente (18). Tout se passe comme si nous n'assistions plus à une construction de l'Europe, mais à la programmation méthodique de sa dilution. 14/ Car cette Constitution est aussi la négation même de lEurope comme entité politique distinctive et indépendante. Elle en fait une Euramérique liée tout entière à ceux de ses Etats qui sont liés à lOTAN et constitutivement(19), or il était d'autant moins nécessaire de graver ce lien temporaire dans le marbre d'une Constitution qu'elle requiert lunanimité pour toute politique de défense et de sécurité de lUnion. Cela revient donc à sappuyer sur limplication actuelle de certains Etats dans lOTAN pour préciser la nécessité normative et définitive dune subordination de lEurope tout entière à lOTAN, y compris dans lhypothèse où tel ou tel de ses Etats, voire leur totalité, voudraient se dégager de lOTAN en vue dun engagement prioritairement européen ! Cette Constitution interdit cette possibilité en plaçant lEurope tout entière sous légide de lOTAN. Cest la négation même de laffirmation du principe gaulliste : lEurope sera européenne ou elle ne sera pas. 15/ Il a déjà été relevé que tous les éloges de lEurope qui prétendent fonder le Oui à la Constitution sur un Oui à lEurope vantent une Europe SANS constitution. Il faut aller plus loin (20): linventaire des bienfaits de lEurope ne porte que sur les bienfaits de labsence de Constitution, cest-à-dire dune Europe évolutive et ouverte, à géométrie variable et qui serait aujourd'hui plus nécessaire que jamais en vue de l'intégration "en douceur" des nouveaux entrants de l'Est. Mais cest justement cette mobilité de lEurope que la Constitution a pour finalité, en tout cas pour objet explicite chez ses partisans, de figer ou fixer : en particulier en limitant le principe dynamique de la construction européenne jusquici, qui a été celui des coopérations renforcées, en en subordonnant linitiative à la règle de lunanimité, et la réalisation à la participation d'un tiers au moins des Etats membres (soit neuf). 16/ En définitive, cette Constitution n'a qu'une seule finalité, en laquelle réside en même temps son originalité absolue: c'est d'instituer, pour la première fois au monde, un contre-Droit. Elle le fait en élevant la concurrence au rang de principe normatif. Le Droit s'oppose à la loi du plus fort et à l'état de guerre perpétuelle où le plus fort ne cesse d'avoir à prouver qu'il l'est. Le contre-Droit de la concurrence dit au contraire : « Battez-vous, et que le plus fort gagne! ». Evidemment, pour gagner, le plus fort n'a aucun besoin d'aucun droit. En revanche, il a besoin qu'on ne lui oppose pas le Droit. Il lui faut donc un contre-Droit, un contre-feu au Droit, un droit qui s'oppose au Droit comme le contre-feu s'oppose au feu, en lui coupant l'herbe sous les pieds. Le contre-Droit ne dit pas seulement que la guerre est un droit (rien d'original à cela, ni de contraire au Droit) ; il ne définit pas simplement des règles pour la pratique de la guerre (telles que celles de la Convention de Genève) ; il déclare l'exigibilité prioritaire de la guerre de tous contre tous...pour le meilleur profit de chacun (« Battez-vous, tuez vous...mais ne vous faîtes pas mal ! »). (21) 17/ Il est temps de se demander alors pourquoi
une pareille ardeur offensive du Oui le plus paradoxal, celui "de
gauche". 18/ C'est pourtant bien Sarkozy dont la stratégie est à la fois la plus directe et la plus honnête (ou cynique), aussi eu égard à l'enjeu référendaire. Et c'est ce qu'illustre a contrario l'énorme intox du Oui de gauche quand il ose présenter la Constitution comme le meilleur moyen de lutter contre des mesures telles que la directive Bolkestein: si celle-ci était contraire à la Constitution, pourquoi aurait-on besoin dexiger que la Commission sengage à sa « remise à plat » dès avant le vote français du 29 mai ? Pourquoi ne pas sappuyer plutôt sur son caractère anti-constitutionnel pour en faire un argument de plus, et celui-ci incontestable, en faveur du Oui ? Pourquoi n'a-t-on pu obtenir que cette simple « remise à plat » (qui n'engage à rien de déterminé, comme en a déjà prévenu l'actuel président de la Commission) ? Et comment se fait-il que les défenseurs de cette directive (puisquil y en a !) se trouvent-ils tous dans le camp du Oui ? Cest au moins une illustration irréfutable de la divergence en profondeur des partisans du Oui (cf. argument 4). 19/ En réalité, les libéraux savent très bien que la directive Bolkestein découle de la partie III (articles 144-150) et les socio-libéraux simaginent quils pourront tirer parti de ses conséquences dévastatrices pour simposer comme un garde-fou nécessaire à lultralibéralisme qui en résultera et qui, tout en les disculpant de tout recul social, permettra de présenter comme une prouesse politique la moindre atténuation de ses effets à léchelon national. Cest le parti de la politique du pire. C'est aussi la pire des politiques. |
De prime abord naturellement favorable au projet de Constitution européenne un « oui du cur » , jai passé tout le temps de la campagne à lintérieur de lun des principaux états-majors du Oui jusquà ce que, progressivement confronté au texte lui-même par la nécessité de répondre aux arguments du Non, jen vienne à m'opposer à moi-même dans la conscience du danger que ce projet de Constitution faisait courir à la démocratie républicaine. Instruit par les incohérences argumentatives du Oui, se sont bien plutôt imposés à moi nombre d'arguments favorables au Non, jamais entendus, qui m'ont retourné et engagé à soutenir résolument un "Non de raison". Sils mont convaincu, peut-être pourront-ils servir à dautres. 1- Le lecteur voudra bien excuser cette mention biographique, peut-être pas inutile cependant à un moment de la campagne électorale où les discrédits ad hominem et les arguments de pure autorité semblent avoir pris le pas sur la stricte considération des contenus, auxquels jen viens immédiatement.
2- Dans le cadre de la campagne électorale, Dialogue & Initiative orchestre le soutien au projet de Constitution des ministres (Dominique Perben, Dominique Bussereau ) et parlementaires (François Baroin, Valérie Pécresse ) liés à ce club, par lorganisation de dîner-débats, la création dun site Internet (www.lesamisduoui.com), la production dargumentaires, de petits films humoristiques et de "cartes à gratter".
3- Composées de membres de cabinets ministériels, de membres du Service dInformation du Gouvernement (SIG), dun membre du Cabinet du Premier Ministre, de membres de létat-major de Dialogue & Initiative, ainsi que des membres de la Commission Europe.
4- Cest à ce moment précis de la campagne électorale que, face à la montée du Non dans les sondages, a été décidé de se battre non plus sur le terrain des idées mais en discréditant le camp du Non (on nous a juste informés de ce changement de stratégie, décidé ailleurs). Pour cela, il sagissait de « faire donner la charge » par des personnalités de la société civile (intellectuels, sportifs, stars en tous genres) influentes sur lopinion publique, tout en sautorisant à employer des méthodes contestables dans leur principe et douteuses dans leur expression, comme les attaques personnelles ou ces cartes à gratter dont Le Monde du 08 mai sest fait lécho. On me dira sans doute que cest là le lot de toute campagne électorale : sans doute, mais cela nautorise pas à sen satisfaire et à ne pas chercher à sen distinguer.
5- via la signature, depuis quelques dizaines dannées, des traités antérieurs qui se trouvent intégrés à la partie III. Le concert unanime des soutiens au projet de Constitution, de François Hollande à DSK, de Jacques Chirac à Nicolas Sarkozy, étonnamment soudés, manifeste combien droite et gauche libérale confondues se reconnaissent également responsables dun texte quils appellent de leurs vux depuis plus dune dizaine dannées. Ils le revendiquent dailleurs explicitement.
6- Cela est même très expressément prévu par la Déclaration A 30 de lacte final du texte « concernant la ratification du Traité établissant une Constitution pour lEurope » (p. 186 dans lexemplaire du Traité constitutionnel envoyé à tous les Français).
7- puisque les arguments de raison nétaient plus écoutés
8- Ce libéralisme liberticide, qui restreint dogmatiquement la liberté de choix économiques, se condamne lui-même en se contredisant ainsi. Dès 1952 dailleurs, de Gaulle stigmatisait les absurdes prétentions à sabsolutiser dun « libéralisme qui ne libère personne ».
9 - Que toute autre considération soit subordonnée à ce principe libéral, c'est en effet incontestable : pour la première fois dans un Traité européen, le principe dune « concurrence libre et non faussée » se voit élevé au rang dobjectif de lUnion. Ce nétait jusquici quun simple moyen (cf. le traité CE consolidé, article I-3-g). Larticle I-3-2 définit la réalisation dun « marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » comme le deuxième objectif de lUnion par ordre dimportance, auquel tous les autres se trouvent par conséquent subordonnés.
10 - Cela éclate dans plusieurs aspects : dans son caractère illisible pour le commun (ce qui présente pour avantage de contraindre le citoyen à devoir sen remettre, pour se déterminer, aux arguments dautorité des "experts" et des "personnalités" plutôt quà sa raison), dans le fait quà propos dun même article on puisse juridiquement soutenir une chose et son contraire, dans le fait quelle proclame une « Charte des droits fondamentaux » pour aussitôt la vider de son contenu (cf. argument 4), quelle allie curieusement dispositions institutionnelles et politiques économiques, etc.
11- La partie constitutionnelle proprement dite (cest-à-dire celle qui concerne la répartition des pouvoirs au sein de lUnion) ne concerne que les parties I et IV du texte. La partie III, qui reprend les politiques économiques définies dans les traités antérieurs, est subrepticement glissée pour recevoir du même coup lapprobation des citoyens : on nous assure benoîtement que puisquelle ne fait que reprendre les traités antérieurs, elle najoute rien de nouveau oui, à ceci près que cest la première fois que lon nous demande notre avis sur cette partie là des traités européens, et que, surtout, lon nous demande délever au rang de Constitution ce qui nétait jusqualors que de simples traités internationaux. Ces politiques économiques contenues dans la partie III nont rien à faire dans une Constitution, sauf si justement lon poursuit dautres objectifs que ceux que lon proclame.
12- Conscients des réticences de certains peuples, et du peuple français entre tous, face aux évolutions libérales de la société, on a recours à un subterfuge pour faire passer (et inscrire dans la durée, au nom de la générosité de lidée dune union européenne) une pilule un peu difficile à avaler. 13- Le décalage croissant entre lexigence dun projet social ambitieux traditionnellement porté par la France et lidéologie libérale bruxelloise que lon nous demande aujourdhui de ratifier est chaque jour plus manifeste : cest en France que la directive Bolkestein a provoqué le plus grand tollé (auquel les politiques ne se sont joints que sur le tard pour ne pas être dépassés). On peut être sûr que cette directive, actuellement « mise en sommeil » à Bruxelles, ressurgira sitôt le référendum français passé (cf.argument 18) . 14- En pratique, toute possibilité de retour en arrière est écartée puisquil sagit dune Constitution qui ne peut être modifiée que par une double unanimité : dune part celle de tous les chefs dEtat, dautre part celle de tous les peuples. Outre donc lextrême difficulté technique quil y aura à modifier la Constitution européenne (mais cela est relativement compréhensible si lon souhaite lui assurer la stabilité dune Constitution), il va sans dire que, le peuple français étant le plus socialement exigeant des peuples européens, il ne sera très vraisemblablement pas suivi par lunanimité des peuples européens quand il exprimera des velléités de progrès social rognant lorthodoxie libérale. 15- Les grandes puissances du monde, à commencer par le Japon et les Etats-Unis, mènent des politiques économiques volontaristes et pragmatiques, sans sinquiéter de savoir si cela est conforme à tel ou tel dogme de lorthodoxie libérale. Typiquement, les Etats-Unis, hérauts du libéralisme, ne sinterdisent ni le protectionnisme (en conservant des droits de douane -là où la Constitution organise au contraire leur suppression progressive- et en mettant en place des barrières pour protéger leur industrie), ni la relance keynésienne par lintervention ponctuelle de lEtat dans léconomie. LEurope pour sa part sy refuse dogmatiquement et sexpose ainsi sans se protéger, comme elle le découvre avec linvasion du textile chinois depuis la fin des quotas dimportation le 1er janvier 2005.
16- Art. II-111-2 : « La présente Charte n'étend pas le champ d'application du droit de l'Union au-delà des compétences de l'Union, ni ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l'Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les autres parties de la Constitution. » On ne peut pas être plus clair que cet article 111-2 qui stérilise lensemble de la Charte en la vidant de son sens. Cest donc un miroir aux alouettes, un écran de fumée. 17 - Cest en effet la première fois que les Français ont la possibilité de sexprimer sur lorientation résolument libérale (sans garde-fous daucun ordre dans aucun domaine: la simple possibilité dun minimum de protectionnisme ou de taxations douanières comme aux Etats-Unis est expressément rejetée), de la construction européenne. Le seul précédent referendum, celui de Maastricht en 1992, portait uniquement sur le passage à la monnaie unique.
19 - cf. l'article I 41-2 et 7 20-C'est ce qui a été fait par Nicolas Dupont-Aignan le soir même de la mise en ligne de ce texte (qu'il n'avait d'ailleurs très probablement pas eu le temps de lire) lors du débat de "Mots croisés" sur France 2. 21- Alors que le propre du Droit est d'être un rempart des faibles contre les forts, le contre-Droit instauré par la constitutionnalisation du libéralisme légaliserait la naturelle vulnérabilité des faibles aux forts. C'est bien sûr l'intérêt des forts (au moins économiquement) que de mettre enfin un terme au Droit, qui pose une limite à l'étendue de leur puissance. |