Jean Levi, Propos intempestifs
sur le Tchouang-tseu, Paris, Éditions Allia, 2003, 169 p.,
6,10 €.Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu,
Paris, Éditions Allia, 2002, 152 p., 6,10 €.
NOTE DE LECTURE par Morgan Gaulin
Le Tchouang-tseu est un des plus grands ouvrages
du taoïsme et comme tous les grands livres, il appelle à lui
des herméneutes. Sa qualité est dabord doffrir
au lecteur une infinité dangles par lesquels se révèle
la vérité, décourageant du même coup les interprètes
tentés den offrir une compréhension finale et systématique.
Son sens, pourrait-on dire, se dérobe à nous comme un train
file dans la nuit et Jean Levi, en bon sinologue, demeure attentif à
cet aspect du taoïsme dit « philosophique ». Le sens
se remet toujours irrémédiablement à demain, il «
ne demeure jamais quune promesse » (p. 11), promesse tenue,
promesse à tenir.
Chou, empereur de la mer du Sud et Hou, empereur de la mer du Nord, décident de remercier lempereur du milieu, Houen-Touen, plus généralement connu sous le nom de Chaos, pour son hospitalité. Or, Houen-Touen ne possède aucunes ouvertures, pas de bouche, ni de nez, ni doreilles. Hou et Chou, remarquant que tous les hommes en possèdent sept, pour voir, entendre, respirer et manger, se proposent alors de les lui perforer. Au septième jour, Houen-Touen rendit lâme. Loriginalité du commentaire de Jean Levi réside dans le fait quil interprète cette fable comme une leçon sur lÊtre, et cest pour cette raison quil sengage dans une comparaison, à première vue surprenante, entre le décès de Chaos et Parménide, le premier maître de Platon. Platon ne tue pas physiquement Parménide, bien sûr, mais remet plutôt en question sa théorie de lêtre ; cest cette remise en cause qui revêt, pour la philosophie, un caractère dhomicide et, plus précisément, ici, de parricide. Parménide, premier maître de Platon et, donc, par le fait même, premier père de Platon, parce quil se fait remettre en question en tant que père de lêtre et père de Platon, subit leffet dun parricide philosophique, dun meurtre métaphorique, dun dégagement, par le fils, de létreinte conceptuelle dun père pour son fils. Platon avait compris, au moins implicitement, que la vie de son discours demeurait en danger de mort tant quil demeurait soumis au silence approbateur. La mort peut alors être interprétée comme un accouchement. Jean Levi souligne quau sein de cette similitude entre le récit de la mort métaphorique de Parménide et celle de lempereur du milieu se trouve tout de même une profonde différence dont il faut rendre compte. Le parricide commis par Platon est salutaire, alors que celui que met en scène le Tchouang-tseu est essentiellement pessimiste. Le manque douvertures, bien quil laissait ses hôtes dans lambiguïté et la confusion, nen demeurait pas moins un manque vivant ; la fin, la résolution de cette ambiguïté, débouche sur la mort, sur une mort véritable et non seulement métaphorique. Mais, cest dire au même moment que la mort de Chaos est elle aussi métaphorique ; cest ce qui la rattache à Parménide. Sa mort véritable, physique, Levi lentend comme mort de la véritable unité du monde, sa mort métaphorique, comme la fin dun état de conscience originel. Les organes sensoriels que lui percent Hou et Chou modifient son rapport au monde et à lui-même. Ainsi, la mort métaphorique de Chaos peut recevoir deux interprétations, celle du dehors, et celle du dedans. La confusion qui lhabitait initialement et qui lui permettait, osons-nous dire, de demeurer enfant, sécoule au dehors par les orifices percés ; dans le sens inverse, lextériorité peut maintenant faire irruption à lintérieur de lui, cest ce qui annihile, selon les termes de lauteur « son souffle vital » (p. 23). Le gain douvertures sur le monde est donc, selon le Tchouang-tseu, une perte ; cest pourquoi le taoïsme parle dun état perdu dindistinction et quil prône, de ce fait, le retour, pour combler cette perte, à létat de nouveau-né, état pour lequel le dehors nexiste tout simplement pas. Le Tchouang-tseu retrouve alors une intuition qui était déjà à luvre chez Lao-tseu selon laquelle le nourrisson présente les caractéristiques souhaitées par le Tao, cest-à-dire, plus précisément, labsence de dualités internes. Parce que lindistinction, selon Jean Levi, réunit chez le nouveau-né des états contraires, vie et mort, malheur et bonheur, activité et passivité, ce rassemblement doppositions, chez le même individu, le rapproche détats chamaniques dont il est clair quils se comparent, par lascèse mystique qui leur est commune, à un mouvement de régression vers lenfance. Nous sommes alors en mesure de comprendre quil nest pas question, dans loptique du taoïsme, de tenter de sériger, de se former ou de se construire une identité ; tout cela demeure proprement occidental et, selon le Tchouang-tseu, très mauvais pour la santé. Le but, qui ne cesse de se dérober, nest pas la formation progressive de la personnalité, ni la connaissance de soi socratique, mais plutôt larrivée dans ce que Han Fei, un commentateur de Lao-tseu, appelle loubli, labsence de contenus de conscience et non loubli de soi chrétien. Nous ne pouvons donc ici nous réconforter par des considérations occidentales telles que loubli de soi religieux, ou même dans ce que Michel Foucault a nommé, dans ses cours au Collège de France, le souci de soi ; car, cest bien létat général damnésie que vise le taoïste état contraire à la réminiscence platonicienne cheminant par là même vers le pur non-être qui nest pas, à son tour, assimilable, selon nous, au non-être platonicien du Sophiste que Martin Heidegger nomme le « ne pas », révélatoire, mais ressemble plutôt à la limite vertigineuse « avant le basculement dans le néant » (p. 35).
Loubli lOubli comme forme généralisée dabsence, évanescence à même lenvironnement, Jean Levi lexplique dabord en des termes bergsoniens. Bergson avait compris que pour se sortir du dilemme entre lintelligence, qui recherche des objets abstraits sans jamais les trouver, et linstinct, qui les trouve sans les rechercher, il faut quil y ait une possibilité pour une troisième voie, celle de lintuition ; cest elle qui fournit à lintelligence la dose nécessaire de sympathie et qui lui permet dentretenir une relation dintimité à son objet. Bergson et le Tchouang-tseu partagent cet enthousiasme pour lintuition. Loin, par contre, de gommer les différences qui existent entre leurs pensées, Jean Levi souligne astucieusement que le dernier, contrairement au premier, ne voue pas une « foi inébranlable » (p. 39) en la raison. Bergson, il est vrai, pouvait espérer un temps futur où lintelligence primerait sur toute autre faculté. Tchouag-tseu, pour sa part, ny croit pas et fait plutôt confiance à lintelligence somatique comme lieu daccomplissement de la liberté humaine, chose qui demeure étrangère à Bergson puisquil sen tient aux données de la science de son époque. Le Tchouang-tseu sen remet, au contraire, à lexpérience religieuse quest la sienne. Cette dernière lui permet de développer une conception de lintuition plus immédiatement rivée sur le monde organique. Selon Jean Levi, cette distinction a dimportantes ramifications sur leurs systèmes philosophiques respectifs. À aucun moment, Bergson ne fait-il, selon lauteur, lexpérience réelle de lintuition, il ne fait que discourir sur celle-ci, de manière détachée, alors que le Tchouang-tseu, par le biais dexpériences mystiques, a pu éprouver lintuition du dedans et non seulement du dehors, comme quelque objet de la connaissance. Ainsi, le discours au sens où lentend généralement le Tchouang-tseu ne doit pas se construire sur la base stricte du raisonnement logique, mais plutôt dans ce que nous pourrions appeler notre capacité à tous de vivre la vie des autres, pour un moment, afin den pouvoir faire lexpérience intérieure. Selon cette capacité, nous serions tous capables de nous constituer en lintérieur de toutes choses, de devenir le microcosme de lunivers. Dans ses Propos intempestifs
sur le Tchouang-tseu, Jean Levi reconnaît quaprès
la parution, en 2002, du livre de Jean-François Billeter, il nest
plus possible désormais décrire de la même manière
sur le Tchouang-tseu. Pourquoi en est-il ainsi ?
Dès le départ, Billeter repousse sans toutefois les rejeter les angles dattaques traditionnels préconisés par les sinologues, remarquant, au passage, que sans une pratique assidue de la traduction un contact intime avec la langue chinoise et ses aspérités ce livre naurait pas été ce quil est ; cest-à-dire rien dautre quune réforme des études sinologiques. Lauteur remet donc en question les quatre approches les plus usuelles du Tchouang-tseu : 1) la première sappuie sur lexégèse chinoise, 2) la seconde a tenté de renouveler lexégèse traditionnelle en sinspirant de lhistoire des idées et des religions, 3) la troisième sest appliquée à une étude proprement philologique, sattachant aux questions de lorigine du texte et de son authenticité, 4) la quatrième, enfin, sest aventurée à comparer les idées du Tchouang-tseu à certaines théories philosophiques occidentales. Sans rejeter ces méthodes il formule dailleurs plusieurs parallèles avec des penseurs occidentaux Billeter tente de les dépasser en prenant au sérieux le statut de philosophe de Tchouang-tseu, le fait que celui-ci fut un homme qui eu le courage de penser par soi-même. À partir de cette observation, souvre devant lauteur une perspective qui ne sétait pas encore offerte ; Billeter découvre, pourrait-on dire, la puissance dempathie dun interprète pour un créateur, ce quil nomme lui-même l« égalité de principe entre Tchouang-tseu et moi »1. Cette égalité, Billeter en déduit la possibilité du principe selon lequel une expérience humaine peut en rejoindre une autre, au moins partiellement2. Ceci constitue le premier article de lherméneutique de Billeter, prenant appuie sur les multiples expériences à partir desquelles Tchouang-tseu élabore ses idées. Plus surprenant savère le second article de son herméneutique ; car cest à Wittgenstein quil emprunte son principe. Dans ses Zettel (les Bouts de papier), Wittgenstein prétend que la description est en fait supérieure, philosophiquement, à lexplication. Il entend, par-là, la description de ce qui nous est immédiat, de ce que nous sommes à même de percevoir le plus instantanément. Billeter en retient la nécessité de cultiver une attention précise à ce quil appelle « lexpérience » et quil définit par « le substrat familier de nos activités conscientes, auquel nous ne prêtons normalement pas attention et que nous percevons mal parce quil est trop proche et trop commun, mais que nous pouvons apprendre à mieux appréhender »3. Substrat auquel nous devons éviter dajouter les lieux communs de la réflexion, de laprès-coup. La description doit être précise et laisser de côté les réflexes, mécaniques, du discours didactique. Dire ce que nous percevons constitue, en soi, lexercice même de la philosophie, et savère un exercice suffisamment exigeant pour que nous nous y attachions de la manière la plus sérieuse. Il sagit donc de demeurer attentif à ce qui advient. Lauteur introduit à ce point les « changements de régime », passages fréquents de lactivité à sa description par le moyen de sa suspension. Sur ce plan, Billeter prend des distances par rapport à la phénoménologie, car cette dernière tend, selon lui, à mettre en scène une activité qui nest que passive, alors que ce qui retient lattention de Tchouang-tseu, cest une activité tout à la fois engagée et engageante, qui doit donc absolument être suspendue afin quelle puisse être décrite, problème qui ne se pose pas au phénoménologue. Tchouand-tseu, pour sa part, soumet la description des activités à une limite bien précise ; pour lui, la connaissance doit sarrêter « devant ce quelle ne peut pas connaître ». Résistant ainsi aux herméneutiques inflationnistes, le Tchouang-tseu met laccent sur la supériorité du silence ; connaître, dit-il, sans toutefois en parler, voilà qui constitue la voie taoïste vers le Ciel. La maîtrise, rappelle Billeter, ne débouche pas sur la logomachie, mais sur loubli et le silence qui laccompagne. Comme Jean Levi après lui, Jean-François Billeter fait allusion au chamanisme sous-jacent du Tchouang-tseu. Il admet, par exemple, que le verbe yeou puisse se rattacher à la transe chamanique, mais ajoute que ce terme peut aussi avoir une signification proprement philosophique. Yeou désigne parfois, dans le Tchouang-tseu, ce moment où la conscience contemple, silencieusement, ce qui se passe en nous, sans pour autant tenter de fuir cet instant dans la parole. Selon Billeter, les visions du Tchouang-tseu lui viennent de ce moment ; elles sont en fait le résultat dune conscience qui se laisse affecter à la fois par le corps et le monde extérieur. Le dialogue qui surgit de cette conscience spectatrice demeure lié intimement à ce que Billeter nomme « linfiniment proche »4 ; larticulation, proche, immédiate, du corps auquel la conscience est attachée et de lextériorité qui laffecte. Or, le langage dans lequel ces textes prennent vie ne se laisse point diriger par quelque a priori ou universel ; cest une parole qui demeure libre et toute disponible à ce qui affecte la conscience. Parmi les nombreux genres de discours que présente le Tchouang-tseu, le dialogue est celui qui offre la plus grande richesse, la plus puissante force, dans la représentation dun point de vue. Billeter le conçoit comme ce qui permet de mettre en scène un retournement de situation. Le dialogue permettrait de faire voir le mouvement même des idées, leurs effets, aussi. Billeter émet lhypothèse selon laquelle Tchouang-tseu aurait pu recevoir une formation confucianiste puisquil parle abondamment de Confucius et le met en scène dans plusieurs dialogues entre des personnages inégalement avancés, où lun semble guider lautre, et vice versa. Lenseignement et lapprentissage y est pour beaucoup dans la formulation de ce jugement ; Confucius est dailleurs présenté comme un maître, mais un maître qui ne cesse lui-même dapprendre au contact des autres. Billeter dit de ce dernier, se fondant sur une devise platonicienne, quil « tend vers la sagesse »5. Sur le rapport de Tchouang-tseu au confucianisme, Jean-François Billeter ne fait que souligner quelques pistes trop rares puisque la sinologie tend à opposer le taoïsme à Confucius qui puissent être susceptibles de nous aider à reconstituer cette filiation. Sur ce point, Jean Levi esquisse certains rapprochements6, mais ceux-ci demeurent essentiellement schématiques, lon pourra souhaiter pour lavenir des développements plus riches quant à cette relation. Les ouvrages de Jean Levi et Jean-François
Billeter initient une nouvelle étape dans létude du
Tchouang-tseu parce quils évitent les lieux communs accumulés
par la sinologie à propos de la philosophie chinoise. Le lieu commun
peut-être le plus séduisant est celui qui prétend
que le Tchouang-tseu demeure incompréhensible, quil véhiculerait
des notions et des pensées beaucoup trop éloignées
des nôtres et que, par le fait même, lon devrait irrémédiablement
en conclure à une sorte de nihilisme herméneutique selon
lequel toute interprétation serait acceptable. Billeter, en sinscrivant
en faux quant à un tel nihilisme, remet en cause un cliché
persistant des sciences humaines et qui voudrait que le travail de linterprète
ne soit soumis quà un vague désir doriginalité
doublé, trop souvent, dune ignorance du texte. Ainsi, Billeter
peut prétendre vouloir orienter le travail « vers »
le texte ; car, ajoute-t-il, celui-ci est « à reprendre phrase
par phrase »7.
Notes
Astérion, Numéro 2, 15 juillet 2004, http://asterion.revues.org/document96.html
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