Solitude

 

[bip – bip – bip – bip – bip]

Un mois.

Un mois que je suis enfermé. Dans cette cave.

Je ne me rappelle plus la dernière fois où j'ai entendu une voix amie.

[bip – bip – bip – bip – bip]

Avant. C'était différent avant. Je me souviens.

J'avais plein de machines sous mes ordres. Je pianotais à toute vitesse, je surfais, j'émettais, je dialoguais, je chattais, je bloguais, je blaguais, j'argumentais, je rétorquais.

Je lisais fiévreusement des milliers de messages qu'on m'envoyait du monde entier. Tous voulaient avoir mon opinion, m'exposer la leur,

j'étais puissant alors, et mon avis était respecté.

Oui, on peut même dire que sur vous tous, j'avais droit de vie ou de mort. Vous me craigniez, vous imploriez mes grâces.

Dieu ? Non, beaucoup plus que ça.

Et puis il y a eu la réunion.

[bip – bip – bip – bip – bip]

La réunion.

En m'y rendant j'avais une boule dans la gorge. Josette avait eu beau tenter de me rassurer en me rappelant combien j'étais important et que vraiment ce n'était pas moi qui avait à m'inquiéter, j'étais pas tranquille. J'avais repéré des signes qui ne trompaient pas. Là, un écran plat remplacé par une antiquité. Ailleurs, une imprimante qui avait disparu. Bien sûr, ils disaient que c'était temporaire, que le matériel était au service informatique pour réparation, mais je savais à quoi m'en tenir. Chaque jour je notais la disparition d'un petit élément, « emprunté », «en réparation», « perdu ». Et ceux qui disparaissaient ne revenaient jamais. J'ai commencé à noter.

22-10-05/15h02 : molette défectueuse sur ordinateur

25-10-05/ 8h37 : tapis de souris remplacé par ancien modèle. Celui en bleu qui fait des fils.

Même jour/16h18 : on a changé mon écran. J'en suis sûr. Ca a dû se passer pendant la pause déjeuner. Celui-ci y ressemble mais ce n'est pas le mien.

J'ai montré ça à mon chef, mais il m'a regardé bizarrement. J'ai pas insisté. Josette me croit, elle. Il n'y a plus qu'en elle que j'ai confiance.

[bip – bip – bip – bip – bip]

« Nous devons donc nous résoudre, non sans peine, à externaliser le service informatique et tout le personnel de Libé interactif »

Après cette phrase c'est le blanc. J'ai assisté au reste de la réunion comme dans ces cauchemars où l'on sent le danger se rapprocher, mais où on ne peut ni bouger ni appeler à l'aide.

Englué.

Une sensation désagréable, insistante, en provenance de mon coude gauche.
« nion est finie, monsieur Hervé, il faut y aller. »
Quoi ?
C'est Josette. Elle me parle. Je ne sais pas depuis combien de temps.
« Je vous disais que la réunion est finie. Il faut vous lever maintenant Monsieur Hervé, ils sont tous partis déjeuner ! »

Je me lève comme un somnambule. Très très loin, j'entends la voix de Josette… pas laisser faire ça… grève… mouvement social…. Les mots se mélangent.

Je sais maintenant ce qu'il me reste à faire. J'entraîne Josette à ma suite, sans lui laisser le temps de réagir.

[bip – bip – bip – bip – bip]

Je sais exactement où aller.
Ils croient que je n'ai rien remarqué. Les allées et venues, pendant des mois. Les ouvriers qui passent. Les conversations qui s'arrêtent brusquement. On m'oublie bien souvent, silencieux que je suis derrière mon écran mais je vois tout et j'entends tout.

L'entrée se fait par une trappe, sur la terrasse.
Après il faut ramper un moment dans les conduits d'aération, mais si on connaît le chemin c'est assez facile. Ils ont eu tort de laisser traîner les plans.

Deuxième gauche, troisième droite.

J'y suis.

L'abri anti-atomique construit par Serge après la victoire du « non » au référendum.

Une fois à l'intérieur, je peux verrouiller toutes les issues.
Personne ne pourra plus m'externaliser. J'appartiens à ce journal, ils n'auraient jamais dû l'oublier.

[bip – bip – bip – bip – bip]

31 octobre

Je viens de pirater le forum de Libé. Désormais je suis le seul à pouvoir le faire fonctionner.

2 novembre

Merde ! Il n'y a de la bouffe que pour deux semaines ! Les autres placards sont remplis de whisky et de revues pornos !

15 novembre

Ils ont réussit à couper le câble d'électricité principal qui alimente l'abri.
Heureusement il y a le groupe électrogène !

20 novembre

Josette pédale vaillamment, malgré les ombres bleuâtres qui grandissent chaque jour sous ses yeux. Quand elle s'endort, je la pince et lui donne un demi-morceau de sucre.

25 novembre

Je suis épuisé. Il faut que je mange.

28 novembre

Je suis sûr que Josette a compris. Elle n'a presque pas résisté. Elle sait qu'il faut que je continue et qu'il n'y a plus de réserves de nourriture.

2 décembre

Je m'affaiblis. Heureusement, Josette est toujours près de moi et m'offre son soutien, un petit peu chaque jour…
Aujourd'hui, c'est un sacré coup de « main » qu'elle m'a offert. J'ai ri pendant une heure en y pensant.

4 décembre

C'est de plus en plus dur de rester éveillé. Mes cuisses sont tétanisées à force d'appuyer sur les pédales. Je glisse dans le sommeil sans même m'en apercevoir.

[bip – bip – bip – bip – bip]

5 décembre (?)

Ce bruit dans ma tête, faites-le cesser ! cesser !

Ah, encore un cauchemar.
Ce bruit, c'est l'alarme qui signale que l'ordinateur va bientôt s'éteindre faute d'alimentation. C'est la seule chose qui me tire encore du néant….

[bip – bip – bip – biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip]

Texte trouvé dans une corbeille par Wildcarrot