Pongo et Perdita sont le couple de pigeons ramier qui vivent dans la soupente au-dessus de ma chambrette. Je les ai rencontrés dès mon arrivée, à l'automne dernier, quand Pongo s'est explosé sur mon volet, me donnant la trouille de ma vie. Pongo est un beau mâle gris clair, au port de tête arrogant et à la collerette blanche. L'entrée de la soupente est assez étroite et Pongo a tendance à aller vite en besogne, soucieux de me déranger le moins possible. Perdita, quant à elle, est une pigeonne timide, sans doute une voyageuse du sud, fatiguée de ses migrations. Elle a rencontré Pongo au Trocadéro, l'été dernier. Il était jeune et frais, elle était fatiguée et avait envie d'amour. Pongo lui a présenté son chez-lui et ils se sont installés, quelques jours avant moi. Tu penses bien que j'étais ravi, sincèrement, d'avoir au dessus de ma tête deux oiseaux amoureux. Attention, pas des vulgaires pigeons parisiens. De vrais voyageurs, Pongo et sa poulette, des routards du ciel. Bref, j'ai décidé de ne pas les chasser et de partager mon plafond avec ce gentil couple.


Tu sens déjà poindre le regret... Pongo s'est alourdi. Il squatte mon plafond depuis octobre avec sa gonzesse, et je le soupçonne même d'avoir fait venir ses potes routards. Il ressemble de plus en plus à une boule de bowling, et fait largement autant de bruit. La soupente, dans laquelle ils ne m'ont jamais invité d'ailleurs, est étroite et pour quelqu'un qui n'a pas de bras ni de jambes, il s'agit de ramper. Pour Pongo, c'est différent. Il se roule sur lui même, surement, entendu le bruit qui résulte de ses déplacements là haut. A chaque fois qu'il va prendre une bière au frigo, ou qu'il sort pisser, c'est Hiroshima dans mon plafond. Tu me vois avec mon balai, à taper au plafond et à gueuler contre ces voisins bien indélicats. Mais bon, c'était l'hiver, j'ai pas eu le coeur de les chasser. Ils étaient deux, ou quatre, ou six, mais il faisait froid dehors. Un peu de présence aviaire ne me faisait pas de mal, dans une période de solitude et de nostalgie de la nature... Et Perdita est charmante et surement bonne maîtresse de maison. Pongo continue de s'alourdir bien que l'hiver soit fini et qu'il devrait redescendre vers le Sud, prendre quelques vacances avec sa minette et ses potes, et me laisser dormir au lieu de jouer à la pétanque à 5 heures du matin. Il pète la forme, il s'entretient en faisant quelques aller et retours dans la cour, il feint de chasser quelques mouches et vers de terre, surtout pour obtenir les faveurs de Dame Perdita.


Rien de meilleur lors d'une journée oisive que d'observer l'étrange cour que font les amis de Pongo à Perdita. Ils se gonflent le goitre, ils s'ébrouent à qui mieux mieux, ils se donnent des faux coups de becs.. le tout sous le regard apparemment indifférent de Perdita. Et ce qui devait arriver arriva... depuis quelques jours, ça n'est une plus coloc entre potes qui squatte ma soupente, c'est une putain de colonie de vacances ! Perdita, lovée dans son appart grand luxe, protégée et nourrie par Pongo et sa bande, a mis au monde une poignée de saloperies grisâtres et piaillantes, à la paternité incertaine.


La guerre a commencé. Maintenant, tout peut arriver. Mes réserves d'élastiques s'épuisent et ne font jamais mouche, mon balai est trop court pour atteindre la corniche où ces connards ailés se posent et scrutent mon intérieur. Les mâles se relaient pour suveiller les nains et les défendre d'une improbable agression. J'ai envoyé des lettres recommandées, j'ai menacé, crié (et oui).. sans succès. Les oiseaux me narguent, en faisant la bringue la nuit, en gobant des acides, et en forniquant à tout va. Ma soupente se transforme peu à peu en boite à partouze. Je n'ai pas vu Perdita depuis longtemps. Elle doit veiller sur ses petits, en leur cachant la vérité: leur père est un salaud ! Toute cette vie au dessus de ma tête m'épuise aussi, je suis torturé entre mes intentions humanistes, ces pauvres bêtes qui comptent sur mon plafond pour survivre à l'hostilité de la ville, et mes vélléités de violence sanguinaire. Que faire ? bloquer l'entrée de la soupente et risquer une agression obèse de Pongo et sa bande ? sans parler du risque d'étouffer les enfants et Perdita ? mettre un chat dans la soupente pour faire régler l'ordre et la discipline ? Peut-être, mais quel chat accepterait de partager son temps libre avec des oiseaux bibendomesques et partouzeurs ? J'ai aussi pensé à la violence symbolique: si je parviens à en capturer un, je me ferai un plaisir définitif de le souiller de mon caca, pour lui faire comprendre ce que c'est.
Mais ça n'est pas ma guerre.

Le baron perché

 

 

Le baron perché est un bon ami à moi, il m'écrit régulièrement. Mais la lecture de cette première lettre me fit une impression inhabituelle, il s'agit de quelqu'un de tout à fait pacifique et voilà que surgissaient des images chargées d'une haine profonde, tenace, de celles qui ne naissent que d'une exaspération minutieusement distillée sur de très longues périodes... Mon ami est d'un naturel discret, et, craignant d'importuner ses proches avec ses problèmes, il ne m'avait révélé l'existence de ces mystérieuses créatures que de longs mois après que la cohabitation ait commencé à dégénérer. Au fil des semaines, Pongo et Perdita occupèrent de façon toujours plus importante ma correspondance avec lui; c'était devenu un vrai cauchemar, le malheureux devant recourir à des procédés toujours plus impitoyables pour tenir à distance les assaillants. Mais, aujourd'hui, j'ai reçu cette lettre-ci. Les mots me manquent.

 

 

Des nouvelles du front…

L’heure est grave, je ne suis plus sûr d’être encore maître de la situation…

Beaucoup de temps a passé depuis la période de cohabitation pacifique et vaguement tolérable que je leur avais concédée. Beaucoup de temps pendant lequel nous nous sommes affrontés mesquinement, en furtif. Pour ma part, je n’ai jamais laissé passer une occasion de commettre un acte terroriste basique mais surprenant, et surtout efficace. En réalité, il s’agissait surtout d’affirmer un semblant d’autorité, de leur imposer le respect qu’ils me doivent, de toute façon.
Mais en l’occurrence, alors que je pensais avoir su imposer un compromis cordial, Pongo, Perdita et leur bande crépitante sont revenus à la charge..

Je vais tenter de résumer les faits, pour que vous sachiez que je ne suis (peut être) pas un simple fou aviphobe.

On se souvient des enjeux : les nuisibles partouzeurs contre le solitaire pantouflard. Bon.
Les pigeons parisiens ( je parle des ramiers, ces gros gris gonflés et inquiétants de bonne santé, pas des rachitiques grisâtres qui finiront en crêpe sur le bitume), pour peu qu’ils perchent convenablement, peuvent atteindre des proportions respectables. Mais, pour notre malheur, parfaitement inadaptées à une soupente de chambre de bonne de 12 cm de hauteur…(la soupente, pas la chambre).

Aussi, vous imaginez bien que les relations de voisinage se sont détériorés au même rythme que l’obésité de Pongo s’imposait à nous tous. Ce rat volant a très vite ressemblé à un rapace, autant que Rantanplan ressemble à un chien. Il va sans dire que son cerveau de plumitif n’a pas suivi le mouvement, mais s’est en revanche focalisé sur un point précis : l’homidé du dessous et son terrible balai. Qu’on s’entende d’abord, et vous me connaissez assez bien : je n’ai rien de belliqueux. Quand ça a commencé, j’ai pris ça comme un jeu, une gentille querelle un peu absurde. Je ne voulais pas devenir ce que je suis devenu. Bref.

Les extraits de journal de bord que j’ai sélectionnés laissent entrevoir la réalité de la situation.

« QG, été **04 »


Encore une fois !!!! C’est encore une fois LA fois de trop !!! Dès 7h00, la soupente s’ébranle et le toit tremble du réveil de ces pourritures grises. J’ai reconnu le pas pesant de ce jean-foutre de Pongo. J’ai même détecté une certaine cadence, puissante, volontaire, comme un fait exprès. Ca ne peut plus durer. Je me remets avec difficultés et remords de la perte de Ramon, le chat mercenaire, qui a fait ce qu’il a pu et qui y a laissé les moustaches. Son dernier rapport était très inquiétant et je pense qu’il n’a pas pu tout dire, avant sa capture.
Il faisait état d’une population beaucoup plus élevée que nous pouvions le craindre. Nombreuse et décidée. Trois nuits j’ai écouté en tremblant les miaulements désespérés de Ramon. Tout ce que je sais, c’est qu’il ne m’a pas trahit.

« QG, été **04 »


Une nouvelle grasse matinée gâchée par les pouilleux… j’ai craqué ce matin. Bien que je sache que cela ne produise que des effets dérisoires, j’ai néanmoins allumé mon dernier stock de pétards à la nitroglycérine dans la soupente. Pendant la déflagration, je cognais frénétiquement mon balai au toit, en hurlant ma haine.
Je sais qu’ils se tapissent dans leur abri, mais j’ai eu le plaisir un peu consolant de voir voler des plumes, comme un sanglant présage.. patience… mon heure viendra !!


« QG, rentrée **04 »


Je viens de comprendre le sens du dernier message de Ramon, et j’ai bien peur que cette fois, le combat soit devenu inégal.. Pongo l’Obèse a engagé des escadrilles de moineaux hurleurs !!! Horreur !! Il a du perdre complètement la tête pour engager cette engeance pique-assiette et odieusement faible. Le moineau est frêle mais vif. Et j’ai découvert aussi qu’il savait se montrer rusé.. On les voit, ces bandes de hyènes, se faufiler entre les jambes de la vieille qui collabore en nourrissant les ordures volantes, pour picorer dans le bec même des pigeons gavés. Ces sales petites engeances de leur race sont des nomades des parcs publics où ils jouissent de la confiance crétine de humains. Pongo a dû aller faire son marché au Parc Ste Perine, le plus mal fâmé du coin. Ce parc abrite une proportion égale et logique de vieilles et de moineaux gras, la pire espèce, les nouveaux riches du ciel.
Que me réservent-ils ? Dans le doute, j’ai posé du rouleau adhésif à double face à l’entrée de la soupente, dans l’espoir d’en capturer un et de l’interroger.

« QG, hiver**04 »


L’interrogatoire de Fat Moe ne m’a pas appris grand chose, si ce n’est des confins de sadisme que je ne me connaissais pas. (…) Pongo ne sort plus de la soupente, la bande à Lou s’occupe de le nourrir et mène pour lui des actes de guérilla à mon encontre. Perdita, telle une visqueuse Alien, couve et recouve les fruits des uniques mouvements de Pongo. La descendance des monstres est gavée à l’extrême et c’est bientôt à une véritable armée que j’aurais à faire. Les actions de guerre deviennent routinières, comme un Vietnam domestique.
Tous les matins, au signal de Pongo, la bande à Lou entonne un chant martial, juste pour me réveiller aux aurores et montrer qu’ils sont fermes. Puis Pongo entraine sa lignée fétide dans une gymnastique de plancher. Fred Astaire dans mon plafond, tous les jours.. tous les jours..
Perdita couve, j’en arrive même à entendre les œufs craquer et je rêve des lardons qui pourraient frire à leur côté.
Fat Moe m’a laissé entendre qu’une offensive sérieuse se préparait. Ce sont ces derniers mots avant son implosion. Le reste n’était que bavardage.
Je ne sais plus où j’en suis. C’est peut être bientôt la fin.


« QG, aujourd’hui »


C’est pour ce soir, je crois, mes amis. J’ai entendu les rescapés de la bande à Lou traîner Pongo à l’orée de la soupente, presque à portée de balai. Le printemps revient sur Paris, après un hiver difficile qui a gelé quelque peu les hostilités. Bien sur, les réveils quotidiens n’ont pas cessé, mais on s’habitue au pire. Mais je sais que là haut, une armée se met en marche. J’entends le rythme de leurs pas, la cadence effrayante. J’ai fermé la fenêtre, dépourvue de volets depuis le commandos suicides des premiers sbires de Pongo le Terrible, comme on l’appelle désormais. La journée a été calme. Trop calme. Le balai crispé dans mes mains moites, je me tiens prêt. J’écris, pour ne pas oublier, pour rendre ce qui arrive un peu irréel, un peu faux. J’écris pour qu’on n’oublie pas mon combat.
J’entends les ailes qui crissent, qui brassent l’air de la soupente, je vois les plumes mortes qui s’échappent de l’entrée de l’antre, j’entends les ailes qui accélèrent et se préparent à décoller. Je vois un nuage de fumée, je…… ……

 

 

Cette lettre fut la dernière que je reçus de lui. Malgré tous mes efforts pour le retrouver, je ne pus jamais revoir le baron perché. Que lui est-il arrivé ce jour-là? Vit-il toujours? Je n'en sais rien, et cette pensée m'est difficilement supportable. J'ai cependant une preuve qu'il a survécu à cet assaut-là, et peut-être même à d'autres : quelques années plus tard, j'ai reçu par le courrier la copie d'une page du journal d'un dénommé Drifal. Celui-ci, en quête de logement, avait visité la chambre désormais vide, et y avait trouvé une trace indiquant de façon certaine que le baron y avait vécu jusqu'à l'été 2005. Voici ce qu'il écrivait au mois de juin 2005 :

 

Ping Pong

 

Décidé à changer de logement, j'ai contacté Selda, grosse femme mystérieuse recommandée par un ami pour ses bonnes affaires. Elle m'a fait visiter, dans une petite rue donnant sur l'avenue de Versailles, non loin du pont Mirabeau, une chambre de bonne assez bien arrangée. Selda, que je sommais de m'expliquer le prix si bas du loyer, m'avoue que personne n'occupe l'endroit depuis plusieurs années, à cause des nombreuses rumeurs qui ont couru sur la folie subite du précédent locataire. En ouvrant d'un coup sec l'un des deux tiroirs de la petite table de nuit, un feuillet s'envole. Je le saisis, avant Selda, toujours agile - malgré son poids - pour s'emparer de ce qui ressemble à un billet. Le bout de papier semble être extrait d'un journal de bord :

 

"QG, fin ** été .."


Quelle heure est-il? Allongé dans mon lit, en sueur, j'ai cru entendre des craquements dans la chambre. 4h30...Suis-je en train de rêver? Des souvenirs me reviennent.

Ma dernière attaque était sournoise - tant pis pour la fierté- mais devait réussir : posté sur une chaise, elle-même adossée à ma fenêtre, j'avais réussi à placer de la mort-aux-rats dans leur nid douillet, dans MA soupente. Nul doute que la faim - ou leur satanée désinvolture - aura poussé ces indolents volatiles à goûter ce met inattendu.
A nouveau un claquement sourd retentit, puis un autre, finalement un grouillement organique s'amplifie, à environ trois pas de mon lit. J'allume la lampe de chevet. J'hurle : une vingtaine de ces ordures volantes - toute la sombre racaille recrutée et formée par Pongo - s'agite de manière chaotique au pied de mon lit . Ils avaient tous goûté au poison, et, plutôt que de passer l'arme à gauche docilement, serrés les uns contre les autres dans la soupente, ils avaient préféré lancer un dernier raid, histoire de me traîner en Enfer avec eux. La peur, alliée à une soirée fortement alcoolisée, me faisait délirer (le succès de l'opération poison m'avait fait ouvrir mes meilleures liqueurs, certain que j'étais d'avoir réglé une fois pour toutes ce conflit à plumes). Recroquevillé dans mes draps, je me faisais l'effet d'un pauvre matelot, accroché à un bout de la coque de son navire échoué, et qui sent grouiller autour de lui, dans le bouillonnement des eaux, mille dangers invisibles.

Passé ce premier effroi, je reconnais une à une les formes qui rongent mon parquet et les quelques meubles alentour : il y a le couple maudit - Pongo et Perdita - et les proches qui avaient pris l'habitude de nicher avec eux sous mon toit. Ceux-là, du fait que je ne les avais encore jamais nommés, se révèlent encore plus effrayants que le couple squatteur. Sans nom, sans forme distincte, ma conscience ne peut pas les étiquetter, je n'arrive pas à en faire de simples pigeons; ce sont des formes grises et noires, tordues, démultipliées par leurs ombres allongées sur les murs. Cet amas de pattes et de becs me renvoie aux araignées mutantes qui ont toujours peuplé les rêves de mon enfance. Pour échapper à cet obscur Léviathan, je décide de porter toute mon attention sur Pongo et Perdita. Celle-ci semble avoir succombé, elle vient de rejoindre le tapis animal collé à mon lit, il ne reste plus que Pongo.

J'amorce un mouvement, fébrilement décidé à jouer l'oiseleur, mais son allure me pétrifie : dans l'ivresse de l'agonie, Pongo semble avoir disjoncté. Lui, le plus féroce d'entre tous, pique puis déchire comme une Furie les lattes du parquet et les pieds de mon lit. L'approche de la mort l'avait rempli d'une rage aveugle et sourde. Le bec pailleté d'échardes, le voilà qui redresse son cou, et pointe son regard - sic- vers moi. Ses pupilles, toutes petites, sont noires et luisantes, comme celles d'un squale qui vient de repérer sa proie. Soudain il déploie ses ailes sales, et décolle vers moi. Engourdi par le poison, il perd quelques secondes, qui me permettent de me protéger le corps avec mes couvertures, le visage avec mes avant-bras. Ses griffes se plantent dans ma chair - une décharge d'adrénaline me secoue - et je parviens à le repousser violemment. Un instant je les imagine m'attaquer tous en même temps, me ronger le foie, (à moi le nouveau Prométhée, livré au supplice pour avoir apporté aux hommes la chaleur et le calme d'un foyer sans volatile) puis je dois me concentrer pour repousser une nouvelle attaque de Pongo. A son troisième assault, je parviens à saisir une de ses ailes. Pongo s'agite, écartelé entre la mort lente par empoisonnement et la douleur immédiate causée par ma prise. Dans une colère blanche, il déchire de son bec la peau de ma main, mais, porté par l'horreur, je tiens bon. De l'autre main, je parviens à saisir mon briquet sur ma table de nuit. Je le pointe vers la tête hystérique de Pongo et l'allume. Dans un état second je m'entends crier : "Ca, c'est pour Ramon!!!"
Ma main gauche lacérée n'est plus qu'une plaie, déchiquetée encore et encore par Pongo, qui finit par mourir, l'oeil et le bec carbonisé. J'ai... ...


"_ Selda??
_ .... "

Un hommage de Drifal