LE RÊVE DUNE DÉMOCRATIE SANS PEUPLE
Un entretien proposé par Mona Chollet sur le site http://www.peripheries.net/crnt62.htm#collovald
Charger le peuple pour ne plus avoir à sen soucier: entretien avec Annie Collovald, maître de conférences en sciences politiques à lUniversité Paris-X, paru dans «Le Courrier» du 24 juin 2005: http://lecourrier.ch
Dans «Le Monde» du 31 mai dernier, Yves Mény, directeur de
lInstitut universitaire européen de Florence, voyait dans le résultat
du référendum français sur la Constitution européenne
lexpression dun «conservatisme social et de nature populiste»,
ainsi que dune «xénophobie populaire», car il ne fallait
pas oublier, écrivait-il, que «ce nest pas la bourgeoisie
ni les intellectuels dévoyés qui ont inventé les qualificatifs
de «bougnoules», «ritals» ou «polacs»: ces
appellations discriminatoires sont nées sur les chantiers et dans les
ghettos urbains». Dans «Libération», Serge July, quant
à lui, dans son éditorial désormais célèbre
du 30 mai, stigmatisait un non «xénophobe», emmené
tant par Jean-Marie Le Pen que par des dirigeants de gauche qui sétaient
déshonorés, et parlait dune «épidémie
de populisme emportant tout sur son passage».
Ces mises en cause virulentes dun peuple «simpliste, crédule, ignorant, irrationnel, raciste», aux réflexes électoraux primaires et irresponsables, ont eu des résonances familières aux oreilles dAnnie Collovald, maître de conférence en sciences politiques à lUniversité Paris-X. Elle les avait déjà entendues et contestées au printemps 2002, dans les commentaires sur la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de lélection présidentielle: ce résultat avait été unanimement interprété comme un vote «populaire», provenant dune masse de mécontents et de «sans-grade» dressés contre les «élites», et séduits par un chef charismatique et xénophobe. Elle sest attachée à démonter cette apparente évidence dans un livre: «Le «populisme du Front national», un dangereux contresens» (éditions du Croquant, 2004).
«Le premier parti ouvrier, cest labstention!»
Elle rappelle quelques données intéressantes: en 2002, les sondages sortie des urnes, «à chaud», indiquaient que lélectorat FN comptait 31% douvriers chiffre ramené par la suite à 23%. En déduire que le FN est un «parti ouvrier» ne va donc pas vraiment de soi. Les 22% de commerçants, artisans et patrons ou les 22% dagriculteurs enregistrés par ailleurs ont été loin de susciter le même intérêt sans même parler de la progression fulgurante réalisée par les «cadres et professions intellectuelles», qui composaient 13% du vote FN en 2002 contre 4% en 1995, ou du fait que 26% des professions libérales votent FN: «Prétendre que les diplômes protègent du racisme, comme ne craint pas de le faire Pascal Perrineau [directeur du Centre détude de la vie politique française], cest sans doute rassurant, mais cela ne résiste pas à lanalyse.» Surtout, ces chiffres passent sous silence le fait que 31% des ouvriers se sont abstenus (la même proportion que les chômeurs), contre seulement 20% en 1995. Les ouvriers non-qualifiés sont 27% à ne même pas être inscrits sur les listes électorales (et les chômeurs, 31%): «Le premier parti ouvrier, cest labstention!» martèle Annie Collovald, pour qui il nest pas aberrant denvisager que les succès du FN soient en bonne partie dus à une «radicalisation des électeurs de droite».
Selon elle, la thèse dun transfert massif des suffrages communistes au parti frontiste ne tient pas, et repose sur une similitude de façade entre le PC et le FN: la «fonction tribunitienne» assumée par leurs leaders. «Les analystes retiennent le côté «fort en gueule», mais oublient lintégration sociale des classes populaires réalisée par le PCF en promouvant en son sein des membres de la classe ouvrière. Les cadres du Front national, au contraire, sont issus des classes supérieures: ils sont ingénieurs, médecins, professeurs duniversité... Ils nont rien douvrier, et ce sont justement les commentateurs qui, en lui collant létiquette de «populiste», permettent à Jean-Marie Le Pen de se poser en défenseur du peuple.»
«Leader charismatique»?
«Les électeurs FN font
bien moins confiance à Jean-Marie Le Pen
que les électeurs socialistes
à Lionel Jospin!»
Mais le leader frontiste ne se distingue-t-il pas par un langage cru, efficace, qui tranche avec la langue de bois policée généralement pratiquée au sein de la classe politique? «Cest une erreur de croire que Jean-Marie Le Pen est vulgaire, ou quil a un langage accessible. Il parle un français suranné, manie les références obscures, les citations latines... Quant à ses sorties provocatrices, racistes ou révisionnistes, elles sont destinées à la fois à donner des gages à son aile radicale et à mettre en ébullition les médias. Si sa manière de parler a un impact particulier, cest avant tout sur les journalistes! Les sondages montrent que les électeurs FN sont les derniers à croire en lavenir de leur leader ou en ses qualités de chef dEtat ils lui font bien moins confiance que les électeurs socialistes à Lionel Jospin, par exemple!» Selon elle, la vision dun électorat FN en lien direct avec un leader charismatique, et subjugué par lui, est erronée: «Elle ne tient aucun compte du rôle joué par les représentants locaux du FN, ni de la diversité des contextes et de loffre électorale selon les régions. Le Front national et les raisons de voter pour lui ne sont absolument pas les mêmes en Provence-Alpes-Côte dAzur quen Alsace ou dans le Nord-Pas-de-Calais.»
Au début des années 1980, le Front national a été catalogué comme «populiste» par des historiens qui, auparavant, avaient affirmé quil ny avait jamais eu de fascisme en France: «Lapparition du FN dans le paysage politique, évidemment, leur posait un problème. Ils ont donc préféré situer Jean-Marie Le Pen dans la lignée de figures comme Pierre Poujade au XXe siècle ou du général Georges Boulanger à la fin du XIXe.» Le terme de «populisme», explique Annie Collovald, a connu une «révolution complète», qui semble aujourdhui achevée: «Au départ, le mot, tel quil était utilisé par Lénine, par exemple, désignait une manipulation intéressée de la cause du peuple. On lutilisait donc pour mettre en cause les élites et prendre la défense du peuple; aujourdhui, cest exactement linverse: le mot sert à stigmatiser le peuple. On assiste au retour en force des thèses conservatrices affirmant la supériorité morale des élites.» Longtemps, le populisme, à gauche, navait aucune connotation négative, au contraire: «On trouvait par exemple des «prix de littérature populiste», récompensant des récits de vie écrits par des ouvriers. Le mot désignait une pratique de mobilisation des plus faibles, une volonté de donner de la dignité sociale à des gens qui nen avaient pas et de rendre la démocratie concrète. Cétait une démarche valorisée; aujourdhui, cest devenu une anomalie dangereuse. Le mot suffit à vous disqualifier, et dispense de toute analyse plus approfondie.»
Assimiler toute contestation du système
à une nostalgie totalitaire
Alors que lon sindigne de voir le peuple désavouer les élites, Annie Collovald rappelle que ce sont dabord ces dernières qui lont abandonné: «Les partis politiques se sont détournés des intérêts sociaux des classes populaires, comme en témoigne la transformation du vocabulaire politique, qui évoque de moins en moins les «ouvriers» ou les «travailleurs», mais les «gens den bas», les «exclus», sorte de magma indistinct et anonyme. Le Parti socialiste recrute de moins en moins dans les classes populaires et dans les petites classes moyennes relevant du secteur public.» Une certaine gauche a cessé de remettre en cause un système générateur de graves injustices, rendant insignifiant le clivage avec la droite, et en imposant un autre: celui qui séparerait «les compétents des incompétents, les savants des ignorants». On la vu lors du débat sur la Constitution européenne: «Les prosélytes du oui ne cessaient de répéter quils avaient pour eux la raison, le savoir, la capacité de saisir la complexité des enjeux, etc., quils étaient informés, et que, contrairement aux tenants du non, ils avaient lu le texte.» Ce qui se profile derrière cette nouvelle distinction, cest une conception censitaire de la démocratie.
Désormais, la volonté de prendre en compte les intérêts des classes défavorisées suffit à rendre infréquentables ceux qui la professent. Puisque cest bien connu «les extrêmes se rejoignent», lextrême gauche et laltermondialisme sont diabolisés au même titre que lextrême droite. «En 2002, après le second tour de la présidentielle, le premier commentaire de Pascal Perrineau par ailleurs inventeur du terme de «gaucho-lepénisme» a été pour sétonner que les suffrages de lextrême gauche ne se soient pas reportés sur Jean-Marie Le Pen!» se souvient Annie Collovald. Toute contestation du système est assimilée à une nostalgie totalitaire: pendant la campagne référendaire, le premier secrétaire du Parti socialiste François Hollande raillait, lors dun meeting, les «soviets» que représentaient à ses yeux les comités locaux pour un non de gauche à la Constitution européenne; Yves Mény écrivait dans «Le Monde»: «Les délocalisations entraînent des souffrances qui doivent être prises en compte mais quon ne peut interdire par décret, sauf à instaurer une économie soviétisée.»
Pourquoi se soucier encore
des problèmes de ces gens,
puisquils sont le problème?
Monter en épingle une «xénophobie» qui caractériserait lintégralité des classes populaires, et elles seules, permet évidemment de les abandonner à leur sort en toute bonne conscience: pourquoi se soucier encore des problèmes de ces gens, puisquils sont le problème? Le procédé rappelle laccusation dantisémitisme proférée à lencontre des descendants dimmigrés maghrébins. Ceux qui osent protester contre ce racisme larvé mépris de classe dans un cas, islamophobie dans lautre se voient accuser d«angélisme» et didéalisation gauchisante des «damnés de la terre». Laccusation de racisme est dautant plus malhonnête que le Front national, loin de constituer un «microclimat» raciste au sein du paysage politique français, a contaminé lensemble de la société: «On mesure mal la levée de la censure qua permis son émergence, souligne Annie Collovald. Des discours sur limmigration, sur lislam, sur linsécurité, qui auraient été inacceptables dans les années 1970, sont aujourdhui des lieux communs.» Dans son livre, elle cite un sondage Sofres de 1971 portant sur les représentations que les enquêtés se font des étrangers: «Il y a actuellement en France de nombreux travailleurs étrangers; ils occupent souvent des emplois pénibles. Pensez-vous que la France fait un effort suffisant ou insuffisant pour leur permettre de se loger, leur donner une formation, les accueillir avec hospitalité, leur donner des salaires convenables?» A comparer avec cette question dune enquête dopinion contemporaine: «Est-il normal que les immigrés aient accès gratuitement à lécole, touchent des allocations familiales quand ils perdent leur emploi, aient des mosquées pour pratiquer leur religion?»
«De cause à défendre, le peuple est devenu un problème à résoudre, résume-t-elle. Sans lavouer, les dirigeants misaient sur lhypothèse que les victimes du libéralisme se réfugieraient dans labstention. Aussi, quand lélectorat populaire se remobilise, comme cela a été le cas le 29 mai, on se plaint quil vote mal, quil ne sait pas ce quil fait...» Tout cela lui rappelle la théorie conservatrice de «lingouvernabilité» des démocraties quand elles sont «soumises à une surcharge de demandes populaires», développée en 1975 aux Etats-Unis par Michel Crozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki: «Leur rapport, rédigé pour la Commission trilatérale, un think tank libéral, soulignait la fragilité des sociétés occidentales, et proposait de limiter les «excès de démocratie» droits syndicaux, droit de grève, liberté de la presse, etc. pour empêcher leffondrement du système libéral. De même, aujourdhui, en France, Yves Mény affirme que, si le FN représente un danger, cest parce quil serait «trop» démocratique...» Les accusations de «populisme», après avoir longtemps avancé masquées derrière leur opposition à un parti le FN lui-même antidémocratique, commencent à apparaître pour ce quelles sont: une tentation autoritaire.
Propos recueillis par Mona Chollet
Merci à Isabelle Saint-Saëns
Voir sur le site de «Vacarme»: «Le
vote Le Pen: la faute au populaire?», par Annie Collovald (juillet 2002):
http://vacarme.eu.org/article344.html
Et sur «Les mots sont importants»: «La «France den
bas» nest pas lepéniste (ni sarkozyste)», par Pierre
Tévanian:
http://www.lmsi.net/article.php3?id_article=83