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Alain, Apollinaire et le Chemin des Dames

Conférence prononcée le 1 9 juin 201 0 lors de l'Assemblée Générale des Amis de Vauclair

A Vauclair, par Philippe RATTE

 

 

 

Philippe RATTE

 

 

ALAIN, APPOLLINAIRE ET LE CHEMIN DES DAMES

 

 

Si nous sommes ici ce matin c'est que nous savons d'expérience que la bonne manière de parler de Vauclair, c'est d'écouter le génie du lieu, et donc de se taire.  Aussi est-ce avec beaucoup de vergogne que j'ai humblement accepté de prendre la parole pour faire entendre la qualité de ce silence.

 

Car il est quelque chose de plus fort que cette déférence au génie du lieu, c'est l'amitié, et celle de M. de Benoist, de Jean Mathieu, et de quelques autres m'ont fait une agréable obligation du sujet qu'ils ont choisi pour vous ce samedi : Apollinaire et Alain au chemin des dames. A croire qu'ils avaient pris le dictionnaire à la lettre A - vous avez échappé de peu à «Aragon et Agrippa d'Aubigné », voire « Adamo et Aristote » ! En passant l'an prochain par Baudelaire et Balzac, nous atteindrons dans un quart de siècle Zénon et Zarathoustra !

 

Craignant qu'il soit bien long pour beaucoup d'entre nous d'attendre la fin de ce cycle, j'ai choisi de me porter d'emblée à la lettre V comme Vauclair.

 

Pour certains d'entre nous, qui ont au demeurant la générosité de transmettre ce privilège avec effusion, Vauclair, c'est le souvenir du Père Courtois, qui certes fit revivre ce lieu, mais surtout y fit rayonner un magistère intellectuel, moral et spirituel qui s'exerce toujours depuis son sépulcre ici-même.

 

Pour beaucoup, au delà de ce souvenir vivant auquel ils n'ont part qu'indirectement, ou pas du tout, Vauclair c'est du passé : des vestiges de la Grande Guerre, qui se trouvent en outre être des ruines médiévales, et en sous-oeuvre desquelles sourd la rémanence d'un passé immémorial, d'un site mystérieux.  Chacun, selon sa sensibilité, ressent la présence fantomatique des moines, des allemands cantonnés ici, ou des temps préhistoriques perpétués par l'eau, la terre, les végétaux.

 

Mais pour tous, Vauclair est un appel d'avenir, c'est à dire une forme intense du présent.  Ici, la destruction est autant patrimoine que la construction, autrement dit, c'est la fragilité même du devenir qui est mise en exergue, et cela, c'est le lieu de notre modernité.

 

On ne peut en ce 19 juin manquer d'avoir à l'esprit l'appel du 18 juin par lequel le Général de Gaulle proclamait à la fois la fragilité de la France ( réduite en cet instant à sa seule voix, à ce «Moi général de Gaulle » qui sonne à tort comme une prétention aux oreilles de beaucoup, alors que c'est le cri même du désespoir quand « mes amis que reste t’il à ce dauphin si gentil, pas même Orléans, Beaugency, Notre Dame de Cléry, Vendôme», quand il n'y a plus que juste sa seule personne dont il puisse à bon droit exciper), mais aussi l'ancienneté immarcescible de la France, et, faisant lien entre les deux, l'imprescriptible certitude de l'espoir, qui fondait l'Appel.  De Gaulle ne lançait pas un appel de son propre chef, il prêtait sa voix à l'appel en quelque sorte supérieur d’une entité indicible, elliptique et cependant essentielle, la continuité de la France.

 

Eh bien, Vauclair, c'est exactement la même chose.  C'est un rappel de la fragilité des plus grandes choses, une expérience de leur immémoriale et indestructible présence, et l'écho irrésistible d'un appel de ce que j'appellerai plus loin le Tiers, c'est à dire quelque chose qui est au coeur de notre condition humaine et ne peut jamais s'y déceler directement.

 

Venir à Vauclair, ce n'est donc pas aller se promener à la campagne, c'est approcher un monument elliptique de notre condition présente : un lieu où la continuité comporte l'ablation, où l'effacement comporte la renaissance.  Un lieu de pensée et d'émotion intenses davantage qu'un site intéressant.  Un lieu où se creuse un léger vide qu'on dirait taoïste, c'est à dire ce lieu inachevé, infirme, qui interroge la validité des accomplissements prétendus parfaits, et qui attire à soi, sans rien faire, la question du sens.  Son nom même a quelque chose qui tient du Tao : val et clair, si on les imagine en idéogrammes, rapprochent deux concepts clés de cette philosophie chinoise, l'idée de limpidité et celle de creux, de point bas vers lequel se dirige naturellement le devenir comme fait l'eau, et dont la sagesse consiste à s'y tenir, car c'est là enfin que toutes choses deviennent limpides.

 

C"est pour cela que vous êtes là, que nous sommes là.  La communauté que vous constituez dépasse de beaucoup l'intérêt érudit ou bucolique pour le site, elle représente une attente philosophique, une forme d'élévation, même si elle passe par l'attracteur d'un creuset.

 

Avant d'entrer dans ce sujet, je voudrais introduire une notion qui va beaucoup me servir, celle de Tiers, dont j'ai déjà laissé entrevoir la présence au coeur de l'appel du 18 juin.

 

L'idée directrice de cet exposé sera qu'Alain et Apollinaire nous révèlent au Chemin des dames une dimension fondamentale et jusque là inaperçue de la condition humaine.  De même que le Chemin des dames peut se révéler, sans en avoir l'R, le Chemin des drames, de même l'évidence apparente de notre humanité peut comporter une é-vidence au sens de vide, un évidement qui est tout le contraire de l'évidemment qui nous vient si souvent aux lèvres.

C'est un peu l'équivalent de ce qu'est à l'univers la matière noire dont on sait qu'elle compose la plus grande part de la masse du cosmos sans qu'on puisse en aucune manière la voir, et donc la connaître.  On n'en prend conscience que par le calcul, donc indirectement.

Alain et Apollinaire vont nous servir à opérer le même genre de calcul quantique, et à révéler ce que j'appelle le Tiers, qui est la, chose la plus banale et essentielle du monde à la fois, mais qui échappe à notre prise en dehors de certaines visées très spéciales, dont la poésie, la philosophie, la spiritualité, et aussi la bonhomie, sont des moyens.

 

Outre le fait que je n'aime pas trop l'Apollinaire des tranchées ni l'Alain des branchés, ce qui les réunit pour moi d'une manière toute subjective, ces deux auteurs présentent deux points communs intéressants pour notre curiosité de ce jour : ils ne sont jamais venus au Chemin des dames, et ils ont compris la guerre identiquement, alors que tout les opposait.

 

Passons vite sur la chronique : engagés l'un et l'autre à grand peine, l'un parce qu'étranger, l'autre parce que « être âgé », artilleurs l'un et l'autre, ils tangentent le chemin des dames, l'un parce qu'il est grièvement blessé le 17 Mars 1916 à Berry au Bac, à la retombée est du front de l'Aisne, l'autre parce qu'il connut à Verdun l'équivalent du Chemin des dames, et que sa maisons de Paissy fut rasée dans le contexte des combats d'ici.  Quant au chemin des dames, ils étaient l'un et l'autre portés à le fréquenter, si l'on entend par là l'accès au beau sexe.  Ce qui n'a bien sûr rien à voir avec le front de l'Aisne...

 

Ce qui les réunit fondamentalement, et qui trouve ici sa résonance la plus pathétique, c'est d'avoir eu accès à l'essence de la guerre, qui est celle de la béance, en grec χαοσ.  L'inverse de l'état normal de κοςμοσ.  C'est d'avoir génialement compris que dans cette béance, ce vide insensé, se tenait précisément la matière noire qui sous-tend l'humanité, dont toutes les civilisations ne font qu'habiller les contours.  Par elle, on revient au problème originel de la Théogonie grecque, comment penser l'origine, ce bâillement du non-être dont s'est extrait l'être en lui donnant deux bords, le ciel Oυρανοσ et la Terre Гαια - n'est-ce pas dans cette même béance effrayante que se retrouve jeté, en plein XXè siècle, le combattant de 14-18 ?

 

Alain rend cette béance très manifeste, dans la tension qu'il éprouve entre l'analyse philosophique, stratégique, politique, de la guerre comme mécanisme historique, et la compassion pour la souffrance humaine vécue, en quoi consiste ce mécanisme.  Aucune de ces deux approches ne peut rendre compte de la guerre, ni Foch pour la première ni Barbusse pour la seconde n'épuisent le sujet, car la guerre est précisément l'entre-deux, l'incompréhensible béance entre ces fins et ces moyens, ces ordres respectivement de l'Histoire et des histoires.  Un interface se définit par ses deux faces, bien identifiables : la guerre occupe la même position d'entre deux, sauf qu'elle est la manifestation de l'indicible, et qu'elle communique aux deux registres dont elle est l'entre-deux l'invalidation de leur lisibilité jusque là tenue pour évidente ; dans l'évidence, elle à révélé l'é-vidence.

On sait que cette tension insoluble minera Alain toute sa vie, partageant en deux l'âme et l'intelligence de ce féru de synthèses, un peu comme Marie Monique la cérébrale et Gabrielle la sensuelle se partageaient son amour.

 

Or cette béance, cette déhiscence incompréhensible, c'est justement là qu'en poète.  Apollinaire se tient.  La guerre, pour lui, est de la même essence que la poésie telle qu'il la pratiquait depuis Alcools, c'est à dire cette aire immense entre le pouls de la vie et l'intelligence à la Valéry.  Comme ses amis les cubistes, il a compris que l'intelligence des formes du monde n'était pas dans l'imitation de la nature par l'art, ou réciproquement selon Oscar Wilde, mais dans l'exploration des mécanismes d'interprétation, d'expression, de représentation.  On ne comprend la guerre ni avec son intelligence ni avec ses tripes, mais seulement dans l'exercice permanent de conversion, de traduction d'un registre dans l'autre, par le truchement de la poésie, qui participe des deux.  La Guerre offre par excellence un espace où, dans la subversion de toutes formes reçues d'usage du monde, s'exerce à plein la fonction d'interprétation, de déchiffrement, de réécriture qui est la raison d'être de la poésie, parce qu'il ne reste plus, là , que du Tiers.

 

Autrement dit, avec des moyens d'expression différents, et des intelligences très contrastées, Alain et Apollinaire pointent pour la postérité le lieu exact de la guerre, qui n'est nullement un affrontement guerrier, ou alors superficiellement, mais bien une expérience intime et collective à la fois d'un grand écart entre la rationalité collective et la sensation intime de l'être au monde.  C'est cela même que l'un et l'autre explorent, l'un pour combler ce vide, en y injectant à haute dose morale pacifiste et prône rationaliste, l'autre en faisant jouer l'écart entre la tendresse ressentie et le broyage subi.  Mais tous les deux parlent du même endroit, à savoir le Tiers, le troisième lieu par rapport à, d'une part, la claire conscience du réel global, société, économie, patrie, etc.. et, de l'autre, l'irrépressible sensation du soi, peur, désir, fatigue, passions...

 

Quel est ce troisième lieu, et en quoi nous importe t'il ? Il faut venir à Vauclair pour en prendre la nette et utile conscience.

 

Vauclair fut en effet dès l'origine vouée à la médiation de ce tiers lieu.  Tout le sens de l'expérience cistercienne réside en effet dans l'espoir de cerner ce vide central en l'encadrant d'un côté par les travaux matériels, de l'autre par la prière très épurée.  Les héritiers de Saint Bernard espèrent bel et bien trouver, dans le dépouillement des vallées isolées où ils prennent refuge, l'expérience en creux de ce qu'ils appellent Dieu dans sa forme plénière.  Ils consacrent leur vie à ce tiers reconnu présent en toute vie, et qui cependant ne s'y révèle pas, qui s'y dérobe au contraire sous l'amas des évidences triviales.

 

Cette quête du tiers comme on sait, se dissipa ici au fil des siècles, pour quasiment s'effacer en ces lieux après 1791.

 

Mais la guerre l'y ramena.  Entre la froide rationalité de Nivelle, (qui, pour optimiser la route à la victoire, consent à l'arasement intégral des ruines de Vauclair, à la souffrance de centaines de milliers d'hommes, à la mort inutile de dizaines de milliers d'autres), et le cours étrange de la vie au front, il est impossible de tracer un lien, malgré l'immense effort de la hiérarchie, de l'autosuggestion, du devoir, pour faire croire à une parfaite congruence.

Alain et surtout Apollinaire, génialement, repèrent ce vide et y situent la part la plus importante du phénomène, qui n'est autre qu'une crise dans la civilisation.

 

Ces deux héritages d'une quête du tiers nous invitent à nous demander si ne n'est pas la même magie qui opère pour nous aujourd'hui.  Contemplant d'un même regard, et la dévotion des moines, et l'empreinte de la guerre, nous repérons la même chose, à savoir l'énorme importance de quelque chose qui ne s'épuise ni dans l'expérience individuelle, ni dans le compte rendu de l'ordre global.

Ce quelque chose, que j'appelle le Tiers, (dont on note au passage qu'il joue son rôle jusque dans la Sainte Trinité, qui a elle aussi eu besoin de plus que le Père Eternel et le Fils incarné, et comporte le Saint Esprit, est absolument central à toute vie, à toute humanité.

 

Grâce soit donc rendue à Alain et Apollinaire d'avoir détecté cela, l'un comme une jubilation, l'autre comme un tourment, parce que comprendre cela est vital pour nous aussi.

Mais chacun de nous peut en faire l'expérience à tout instant.  En tout individu, existe une probabilité p que certains traits lui soient strictement personnels ( je dis probabilité, car cette grandeur est indécidable, et change tout le temps, on ne peut donc l'apprécier qu'en termes de probabilité).  Mais il s'y associe une probabilité complémentaire q = 1-p que son identité procède aussi d'une infinité de déterminants extérieurs, depuis la langue qu'il parle jusqu'aux services de ses fournisseurs.  Or, l'identité est très couramment perçue comme définie par p alors que q est très supérieur à p ( c'est ce qui a donné son côté surréaliste au fameux débat, tout le monde élucubrant sur les variations de p, sans considérer le caractère très commun de q ).

 

On imagine bien que nos vies, conduites sous l'empire de cette erreur majeure de proportions, sont en perpétuel veuvage du meilleur d'elles mêmes, cet entre-nous, cet entre deux, qui est ici symbolisé par q. Il suffit d'y réfléchir pour voir clairement que nous avons infiniment plus en commun, à cause de q en chacun de nous, que nous ne différons, à cause des p chaque fois distincts.  Nous sommes des variations, qui se jouent sur un fonds commun fait de l'intégrale de ces diversités.  Alors, ne pas accéder à ce fonds commun est un terrible manque.  C'est une privation du meilleur de notre être.

 

Cependant parce qu'il est fait de l'intégrale des diversités, ce fonds commun ne peut jamais être appréhendé comme une substance positive que l'on pourrait décrire et quantifier.  La seule expérience qu'on puisse en avoir est celle d'un manque, d'un désir, d'une présence en creux essentielle mais elliptique.  Tel était l'objet social du monachisme cistercien : approfondir l'expérience de cette plénitude accessible seulement en creux, par son élision.  Telle fut aussi l'expérience de la guerre, nécessaire et absurde,  grandiose et odieuse, oxymore de tous les instants.

 

 Eh bien, c'est exactement cette expérience là qui se propose à nous ici et maintenant. C'est elle le monument de Vauclair : la présence en creux de  deux approches intenses, totalement opposées à tous égards, mais réunies désormais par leur commune absence, en un même lieu marqué par leurs vestiges, de ce quelque chose d'essentiel qui n'apparaît jamais en plein que dans les miracles ou les chimères.

 

Alors, Vauclair vestiges du Vertige ? en un sens oui, et c'est ce qui fait la force incomparable de ce lieu.  A Vauclair, on ne voit rien ou presque, si ce  n'est à ces traces la marque d'une quête de l'absolu au sens le plus exact, c'est à dire ce qui est dissout au point de n'être plus identifiable.

 

 Or notre temps a un besoin urgent de cela.  L'unification en marche du genre humain pose progressivement plus fort la question de ce qui est commun à notre humanité, et il n'y a aucune chance que nous trouvions pour y répondre on ne sait quel fond culturel objectif identique pour tous. Seules les idéologies fanatiques prétendent à cela, et l'on sait que toutes y ont par bonheur échoué.  Il en ira de même pour celles du moment, parce ce qu'il s'agit précisément de rendre tangible, ce tiers essentiel, n'est pas un contenu, mais une relation.

 

On le comprend intuitivement dans tous les tableaux d'Annonciation, où il s'agit précisément de représenter l'intervention du tiers dans une opération usuellement conjugale, et où tout l'art du peintre consiste à évoquer sans surtout la dépeindre l'opération du Saint Esprit, en employant l'ange pour témoin allégorique, par la parole qu'il joint à cette puissance en actes du Tiers par excellence.

 

Eh bien, Vauclair opère exactement de la même manière.  Le site est semblable à l'Ange, il ne fait rien, il déclare simplement la spiritualité du monastère et l'attrition de la Grande Guerre, il parle des âmes sublimées et des corps volatilisés.  Mais, ce faisant , il permet l'opération en chacun de nous de ce Tiers ineffable, la présence de l'Autre, de tous les autres.  L'expérience, que nous faisons ici, d'une présence muette des disparus de la guerre, joints à la mémoire silencieuse des cloîtrés de jadis, souligne plus fort qu'ailleurs la place de cette béance à laquelle furent vouées leurs vies, celle appelée Dieu, et celle du sens rompu des oeuvres humaines.

 

Il est bon que nous regardions en face cette béance, nous aussi.  Car elle est aujourd'hui le lieu qui nous happe, l'endroit où nous habitons ensemble, notre socle commun. La différence avec ces temps de prière ou de paroxysme que nous rappelle Vauclair, c'est qu'elle ne se voit plus, parce que nous y baignons.  Les poissons ne savent pas qu'ils nagent dans l'eau.

 

Or cette béance, ce vide, ce chaos primitif qui tend à devenir le lieu géométrique de la civilisation moderne, celle de l'information en continu, de l'émotion généralisée, du perpétuel présent, de l'instant toujours plus court, est un terrible danger pour l'humanité si elle n'en mesure pas la nature et l'étendue.  Elle y sera absorbée toute entière dans une perte généralisée du sens, dont les crises actuelles sont une intéressante préfiguration.

 

Il est donc essentiel que des oeuvres se dressent pour accrocher le sens et la réflexion, dans ce flux de plus en plus liquoreux de docilité mentale, pour dire haut et fort que l'humain comporte une béance intérieure, dont des grands mouvements de l'histoire ont marqué la présence : ici les moines, et la guerre, le firent puissamment.  Et l'oeuvre d'Alain, celle d'Apollinaire, nous aident à bien comprendre cette dernière comme l'explicitation de la béance inhérente à l'humain, et non comme de simples combats.

 

Cette béance, on l'a vu, Alain en désigne les lèvres, Apollinaire en habite la langue, mais par eux elle nous parle, comme un évidement des évidences qui font d'ordinaire l'objet d'évitements.

 

Chez l'un et l'autre, du reste, nous retrouvons la notion de dignité comme matrice d'une posture humaine face à cette béance, et il vaut la peine

de dire que c'est sur «  l'idéal démocratique de dignité, d'égalité et de respect de /a personne humaine » qu'en 1945 les refondateurs d'un ordre international au lendemain d'une seconde « grande et terrible guerre» créèrent l'UNESCO.  Pourquoi ? parce que la dignité, dignitas, est la propriété de ce qui est montré ; or ce qui est montré suppose trois acteurs, celui qu'on montre, celui qui montre, et celui à qui on montre.

 

Ainsi se crée un triangle de reconnaissance réciproque, fondé sur l'occurrence du tiers, qui conjure la violence mimétique décrite par Girard comme la fatalité de toute rencontre humaine, dont on ne sort qu'en opposant à l'objet conflictuel du désir le symétrique purgatif d'un bouc émissaire.  Accéder au Tiers, ce n'est pas autre chose que pratiquer la dignité humaine, c'est à dire reconnaître qu'on dépend de la reconnaissance des autres, qui échappe à notre influence, et impose donc le respect mutuel et l'égalité. Autrement dit, c'est une expérience fondamentale, pour ainsi dire cosmique, dont n'importe qui, n'importe quand, a la liberté de faire l'épreuve intérieure en choisissant la dignité qui rend fraternel, plutôt que la rivalité mimétique née de l'identification agonistique mutuelle.

 

Telle est notre mission personnelle à tous, et elle est souvent prise en défaut.  En venant à Vauclair, la présence du Tiers est tellement forte, qu'elle réveille en nous cette conscience qu'il y a de l'Autre, et que ce n'est pas le moment de renier la dignité humaine.  Elle soutient ainsi le courage d'aller au delà de soi, au devant des autres, comme Alain en retira l'exigence intérieure de son passage au Front, comme les moines l'apprennent de leur approche de Dieu, comme Apollinaire le sentait nécessaire depuis sa batterie lorsqu'il pensait à Lou.

 

Ainsi, il y a en ce lieu trois présences insistantes du tiers, notion sur le mystère puissant de laquelle Alain et Apollinaire conjointement appellent l'attention à la faveur de la guerre, et qui fait de Vauclair aujourd'hui un lieu d'une puissance philosophique rare.

 

Au Moyen Age, voici ici une communauté d'hommes qui, par leurs prières et leur travail, s'attachent à cerner la présence de la transcendance, à laquelle ils accordent une place centrale dans leur compréhension du monde.

 

De 1914 à 1918, sans désemparer ( car le Chemin des Dames fut ligne de front durant toute la guerre, et caractérise cette dernière bien plus justement que tout autre lieu de mémoire), voici ici une communauté d'hommes qui, dans la violence des combats et l'étrangeté des longs temps morts, ressentent intensément une immanence redoutable et fascinante, dont Julien Gracq plus tard saura communiquer l'envoûtante inquiétude dans « un Balcon en forêt », roman de la drôle de guerre, où lui aussi introduit la notion de « brèche, de veine », suggérant que le vide qui s'ouvre est en fait un gisement d'inconnu.

 

Et nous ? Nous dont l'existence entière est comme lessivée de toute transcendance et de toute immanence non contrôlée, et qui avons déconstruit dans nos âmes cette sensibilité à l'ineffable que la précarité développe, puisque nous sommes tous membres d'un monde comblé, au sens le plus fort du terme, un monde sans vides ? Eh bien, nous qui avons perdu jusqu'au sens de la matière noire qui emplit les galaxies de nos vies, et qui croyons tout de bon que le monde réel se réduit au monde apparent dont nous contrôlons chaque pixel, il est bon que des lieux comme celui-ci nous invitent à traverser le mince écran sur lequel sont animées les images de l'ordre apparent, pour éprouver la masse énorme de l'inconnu, de ce qui échappe.

 

C'est cette masse dont l'allégresse militaire d'Apollinaire, l'objection intérieure de conscience d'Alain, prenait la mesure dans le contexte que suggère si bien à nos consciences le mot « chemin des dames», qui ne désigne plus une jolie route en encorbellement, mais une tragédie dans la tragédie, l'amorce d'un abyme vers le vertige de l'incompréhensible.

 

Etre ensemble pour y réfléchir nous aide à en ressentir mieux la puissance lorsque le cadre, si propice à la méditation, est rendu à la solitude.  Et c'est pour cela que, si nous avons ce matin entendu quelque chose de cette voix des profondeurs, c'est parce que vous étiez là.

 

Ne nous quittons pas sans revenir au 18 juin : lorsque de Gaulle, dans l'attrition complète des structures établies et le vacillement des résolutions personnelles en appelle à « la flamme de la résistance française » ce jour là, c'est le Tiers dans lequel il se place.  C'est à cette date un vide qu'il désigne, mais par le simple fait de le nommer et de s'y placer, il le rétablit au coeur du moment historique, et permet que la résistance, la flamme, la France, reviennent ou adviennent réellement dans l'avenir.  Dans cette percée de l'appel est contenu le principe qui rétablira l'unité et procurera le salut.  Il ne l'accomplit pas per se, de son propre chef, mais au nom d'une grandeur absolue, qui est tout à la fois la France, l'honneur, l'intelligence, la combativité, et aussi « les forces immenses qui traversent l'univers », la puissance encore disponible dans le monde, et en référence à laquelle il définira aussi notre constitution, le 4 septembre 1958.

 

Et puis, puisque nous sommes à Laon, évoquons aussi en ce 70è anniversaire un autre grand homme, Ernst Jünger, héros de 14-18, que Julien Gracq admirait tant pour « les falaises de marbre, et qui en tant que capitaine fut chargé d'occuper Laon, mais qui jamais ne perdit le sens, dans cette aventure, de tout le mystère des choses et des êtres ambiants.  Dans la victoire altière à laquelle il prenait part, il demeurait hâle-Tiers, l'un de ces haleurs de bateau ivre à l'heure où se rompaient les digues de l' « Europe aux anciens parapets » - mots dans lesquels on reconnaît une voix bien voisine, chère à Apollinaire comme à Jünger et respectée d'Alain, celle d'Arthur Rimbaud, dont le Dormeur du Val est sans doute la poésie la mieux faite pour Vauclair, et qui, le premier, sut voir que «je est un autre» sur le chemin d'aide-âme .....

 

 

Philippe RATTE

1 9 juin 2010

 

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