GRENIER
D' ABONDANCE
DE
L' ABBAYE DE VAUCLAIR, PRÈS DE LAON
DOUZIÈME
SIÈCLE.
Si la féodalité n'avait en le christianisme pour contre-poids, nul
doute, qu'elle ne se fût aussitôt abîmée dans la plus irrémédiable
barbarie. Qu'était-elle autre chose que
la force mise au service du plus brutal orgueil de domination ? Dieu n'a pas voulu que la force fût jamais
féconde, tant qu'elle ne serait pas vivifiée par l'esprit qui vient de lui.
Réduite à soi, peut-être aurait-elle élevé les châteaux hérissés de créneaux et
de mâchicoulis, les citadelles défendues de tours et de fossés, les puissants
et sombres donjons qui couvrirent toute la surface du sol européen, pour le
diviser et l'armer contre elle-même. Mais ce qu'elle n'aurait assurément point
produit dans son isolement, c'est une civilisation tout entière, telle que
celle qui sortit du sein du système féodal, fécondé par la pensée chrétienne.
Le moyen âge n'aurait représenté que l'image d'un Hercule informe et
repoussant, s'il n'avait eu pour l'adoucir, le relever et l'ennoblir, une autre
Minerve, réelle et divine cette fois, la croyance inspirée du chrétien.
Et n'avons-nous pas un exemple saisissant de la stérilité de la force
solitaire de l'espèce humaine, dans la permanence de l'état sauvage au milieu
du monde ? Une pareille dégradation,
quelque part qu'elle se rencontre, n'est-elle pas une protestation sans fin ni
trêve contre les prétentions insensées de ceux qui voudraient nous imposer
aujourd'hui le dogme d'un progrès indéfini et spontané ? Si ce dernier degré de l'abaissement de
l'humanité, et la barbarie, son-premier point de départ, sont, comme on l'a
dit, les deux termes extrêmes de la civilisation, il est facile en vérité
d'apercevoir la cause de leur néant dans l'absence de l'esprit de foi, mobile
initiateur des sociétés modernes.
Mais dès
qu'au principe féodal, si imparfait qu'il soit, se sera ajouté le principe
chrétien , aussitôt l'on aura vu découler de cette double source tout ce qui
constitue la vie sociale élevée à l'une de ses plus hautes expressions. Une
langue nouvelle et un art nouveau sont sortis tout armés de cette union
mystérieuse de deux éléments contraires, la force et l'esprit. Les forteresses,
il est vrai , se dressent de toutes parts ; monuments de servitude et de
dissolution, partout les forts se protégent de herses , de bastions, de
remparts, de tout ce qui peut, en un mot, assurer la destruction de l'homme par
l'homme. Mais à côté d'eux, et sous leur protection avouée, pour ainsi dire, plus beaux et plus grands,
plus hauts et plus sûrs, surgissent, avec les temples de Dieu, les retraites,
les refuges, les asiles destinés à tous les besoins, comme à toutes les misères
et à toutes les souffrances. Souvent même les murailles, percées de
meurtrières, en renferment d'autres plus utiles sans doute et d'un aspect
toujours plus rassurant : parmi celles-ci, les unes abritent les trésors de la
science ou les biens plus précieux encore de la charité : d'autres contiennent
ces réserves prévoyantes que nos pères savaient surtout ménager pour guérir les
plaies si fréquentes des disettes. C'est
une de ces vastes resserres, toujours remplies de ce qui pouvait alléger les
cruels fléaux de la famine , protégée peut-être autrefois par des murs de
défense contre de violentes et brutales agressions ; c'est un de ces lieux
bénis du passé dans les détresses publiques que nous allons décrire en cet
article sous la dénomination justement populaire, chez nos ancêtres, de grange
aux dîmes ou de grenier d'abondance.
Cette oeuvre
si grande et si belle , qui nous étonne encore aujourd'hui par ses proportions,
n'était rien qu'une simple dépendance d'un de ces établissements, providence
d'une contrée, que les populations d'alentour regardaient avec raison comme une
de leurs communes propriétés. La grange
de Vauclair est la seule partie qui soit restée jusqu'ici de l'abbaye de ce
nom, qui relevait d'une autre plus puissante et plus étendue encore c'était
celle de Foigny. Par leur généalogie, elles étaient l'une et l'autre de l'ordre
de Cîteaux , filiation de Clairvaux. Voilà certes d'assez nobles titres de
famille pour assurer à l'objet de notre présente description tout l'intérêt q
n'on y peut attacher, autant par son origine que par son importance artistique
et sa valeur même d'application : car il est difficile de séparer, dans nos
appréciations des monuments, ce qui revient à ceux qui en ont inspiré la
fondation, du tribut d'estime et d'éloges si justement mérité à leurs auteurs.
Quatre murs élevés à angles droits, dessinant
un long carré, forment le plan par terre de la grange de Vauclair. Sur la ligne
médiane, douze colonnes, et, entre la cinquième et la septième, vers la
gauche, un mince refend, divisent ce vaste rectangle en deux nefs et quatorze
travées. Un seul toit à deux versants dont la pente est tracée par de hauts et
vigoureux pignons, couvrent toute l'étendue de cette surface. Grâce à sa mâle
simplicité peut-être, l'ensemble de ce grand corps de bâtiment a été respecté
jusqu'à ce jour. Les destinées diverses qu'il a traversées et que nous
raconterons, loin d'amener sa ruine, comme il aurait pu arriver, ont été la
cause de sa conservation. Les petits intérêts qui auraient pu conspirer à sa perte, l'ont au
contraire sauvé ; et c'est la première fois peut-être que les éléments de
destruction se trouvent transformés, par un coup de providence , en moyens
entièrement opposés à leur but.
Cette part du
riche patrimoine que possédaient autrefois les disciples de saint Bernard,
était échue, dans la contrée, à un de ses habitants que le ciel a béni d'une
nombreuse famille. Sept enfants furent appelés à posséder, par voie de partages
égaux, 1'héritage de leur père. Chacun d'eux ayant eu ses champs dut avoir
aussi son aire ; et ce besoin-là même fit que les quatorze travées de notre
édifice rural furent attribuées deux à deux à leurs sept nouveaux possesseurs :
heureuse et salutaire circonstance jusqu'au moment où parmi eux un impitoyable
démolisseur ne voudra pas, mu par un intérêt pressant, renverser sa colonne,
sans être arrêté par la crainte de compromettre la stabilité de celle de son
voisin. Les points de résistance se
trouvant surtout reportés aux extrémités, la moindre solution de continuité dans
la série des soutiens intermédiaires, entraînerait inévitablement la chute de
tout ce qui constitue l'admirable économie de cette construction déjà sept ou
huit fois séculaire. Mais, hélas! quel avenir lui est réservé par ses divisions
subséquentes ? et peut-être à l'heure où nous exprimons nos tristes
pressentiments, des mesures judiciaires , ou d'autres accidents non moins
impérieux vont-ils anéantir nos espérances : si le sort redouté les avait
détruites sans retour, nos tentatives nous auraient obtenu une première récompense
dans la satisfaction d'avoir arraché à l'oubli, par nos dessins, cette oeuvre
si remarquable d'un autre âge.
Qu'on se l'imagine donc toujours debout, comme nous l'avons vue et recueillie
nous-mêmes. Les façades principales étaient
dirigées, l'une sur une cour intérieure vers l'orient, et l'autre du côté de la
campagne an couchant. Toutes deux avaient leur surface partagée en quatorze
divisions semblables par quinze contre-forts également espacés entre eux, et
reliés à leur sommet par des sortes d'arches à doubles arcs légèrement
superposés en voussure. Chacun de ces compartiments ainsi tracés comprenait en
hauteur deux étages, séparés, entre les piliers butants par un fort bandeau. Au
rez-de-chaussée, de belles et hautes ogives encadraient des fenêtres en forme
de rectangles à bords taillés en biseau : ces ouvertures intérieures manquaient
en quatre endroits de cette face ; d'abord à la première travée, à droite, où
l'on voit les arrachements de la chapelle aujourd'hui renversée ; à la huitième
et à la neuvième où s'ouvrent deux portes, ayant leurs symétriques devant elles
à l'opposé, et étant surmontées d'une rose pleine sans aucun ornement. On entrait par là dans les deux grands
vaisseaux qu'un mur de refend partageait inégalement, l'un étant d'un tiers au
moins plus considérable que l'autre. Enfin à la dixième travée, près de son
contre-fort septentrional, un escalier extérieur de quelques marches aboutissait
à une porte surbaissée comme les précédentes, qui faisait dévier un peu de la ligne droite la ceinture horizontale de
reliement à mi-hauteur : du palier partaient en dedans quelques degrés qui
achevaient de conduire au plancher supérieur.
Ces légères irrégularités tenaient à des exigences de communications que
le service d'un cloître régnant sur les trois autres côtés de la cour pouvait
à tout instant rendre nécessaires.
Il n'en est plus de même au premier étage. Ici, au contraire, tout est
d'une symétrie que rien ne dépare. De petits cintres amplement évasés forment
deux rangs l'un au-dessus de l'autre. Leur nombre inférieurement est double de
ceux qui sont plus haut, mais ces derniers sont un peu plus grands en tous sens
et correspondent exactement au milieu des trumeaux qui distancent les autres. Comme si l'on n'eût pas craint que la lumière
fût trop abondamment dispensée aux pièces ou salles supérieures, les fenêtres
les plus élevées ont toutes le fond de leurs arcades libre et ouvert; tandis
que plus bas, une pierre d'un seul morceau, remplissant tous les cintres, forme
linteau au-dessus des ouvertures moitié plus nombreuses et beaucoup plus
petites sur cette seconde ligne. Nous ne connaissons rien de plus ferme et de
plus mâle que cette construction privée, même aujourd'hui, de ses principaux
accompagnements. L'homme le moins accessible aux sentiments du grand et du beau
trouvera toujours qu'il y a dans cet ouvrage une si heureuse conception de
plan, de formes et de proportions, qu'il ne pourra lui refuser son intime
hommage d'admiration. C'est en tout point une si bonne et favorable combinaison
de la solidité et de l'harmonie, que l'examen prolongé du savant et de
l'artiste n'affaiblit nullement l'effet produit en eux par le premier aspect.
Sur l'autre façade, à l'occident l'arrangement général est semblable :
il n'en diffère guère que par un portail élevé et légèrement surbaissé,
occupant toute la largeur environ de la quatrième travée. Les chars chargés
pouvaient entrer par ce passage, pour transporter à couvert les divers produits
des récoltes soit de la dîme, soit des domaines voisins dépendant de l'abbaye.
La partie du bâtiment représentée dans notre planche de détails, offre des
dissemblances ou défauts de régularité qui ne se rencontrent en aucun autre
point sur le reste de ce côté. Au-dessus
de la grande entrée, on voit des corbeaux dont il est devenu difficile
d'expliquer l'usage : de dimensions variées, leurs moulures sont vigoureusement
accentuées. Ils sont placés par paires, à distances presque égales entre eux ;
les uns au-dessous du second larmier ou profil des contreforts ; les autres aux
bords d'une porte de plain-pied avec l'étage supérieur, et remplaçant, ainsi
que celle d'à côté, deux fenêtres de la moyenne rangée ; et enfin les derniers
fixés à quelque distance du cintre le plus élevé, seul entièrement placé à
cette hauteur. Devaient ils porter des poutres ou recevoir des poulies, pour
rendre plus facile l'ascension des fardeaux ; ou bien étaient-ils destinés aux
traverses d'un auvent pratiqué comme on en voit encore à la même place dans nos
fermes ; c'est ce qu'il ne nous est pas possible de déterminer à présent.
Les piliers de renfort, à partir de leur
quatrième ressaut, s'amincissent doucement pour se terminer en une forme de
cône tronqué : ils atteignent par leurs sommets à pan incliné, le niveau de
cette longue suite de consoles qui servent d'appui à la tablette en corniche où
viennent reposer les chevrons de la toiture recouverte en tuiles plates. Telle
est, de part et d'autre, l'image que nous présentent les façades
longitudinales, et ce tableau est assurément l'un des plus intéressants que
nous puissions avoir à exposer. Qu'il
nous soit permis de le redire, l'impression produite par ces ares redoublés,
jetés d'un contre-fort à l'autre comme les arches d'un long viaduc, la chaîne
de ces beaux et forts modillons qui couronnent les murs de face, toutes ces
baies agencées d'une si pittoresque façon, les volets et panneaux des fenêtres
avec leurs pentures, les consoles, les corbeaux, les profils indiquant au
dehors la ligne de démarcation des voûtes intérieures, les ressauts des piliers
butants et leur terminaison en pyramides tronquées, tout cela ne présente-t-il
pas une perspective d'un caractère aussi sévère que propre à fixer l'attention
? Ce sont tant de beautés réunies dans cette élévation qui nous ont déterminé à
la joindre à la collection de nos gravures, avec l'espoir d'en voir
l'importance appréciée et le mérite goûté à sa juste valeur. Nos deux planches de ce sujet nous auront
facilement fait atteindre ce but.[i]
Les
extrémités du parallélogramme ne nous offrent plus à considérer que trois
contre-forts de la forme la plus simple, depuis leur base jusqu'à leur sommet :
celui du milieu dépasse de beaucoup les deux latéraux et gagne presque la
pointe du pignon qu'il consolide dans toute sa hauteur; il correspond encore à
la file des colonnes du dedans, et exprime extérieurement la division de
l'intérieur en deux nefs. L'ordonnance des ouvertures de ce côté est identique
à celle que nous avons déjà remarquée d'autre part ; l'espace triangulaire de
chaque bout, ressemblant à un fronton sans rempant, nous en offre de diverses
grandeurs et de formes variées : on y voit ensuite de petits huis bien équarris
qui rappellent assez des meurtrières ; ils ont été pratiqués pour éclairer les
vastes greniers dont un tracé transversal de fortes
moulures indique la naissance en même temps que la limite de la seconde voûte.
Une tourelle en encorbellement, accessoire imprévu, mais indispensable,
s'aperçoit avec son élégant cul-de-lampe vers l'angle et le contre-fort
occidental de ce petit côté du midi ; elle contient un escalier en limaçon qui
conduit du premier étage sous les hauts lambris du toit.
La coupe en
travers qui est reproduite avec le plan et les élévations dans la principale
planche de cette partie de notre travail, rend admirablement la distribution de
l'immense capacité de cet édifice. L'on
saisit bien là où devaient se trouver ces chapiteaux à cannelures comme
palmées, alternant avec d'autres à feuilles épaisses et détachées, les
puissantes retombées des nervures et des arcs-doubleaux, les mâles consoles des
fenêtres, riche matière des détails que nous avons fait graver avec les soins
qu'exigeaient ces précieux motifs. Puis enfin, si l'on réfléchit que ce
bâtiment d'exploitation agricole formait, dans la majeure partie de sa
longueur, le quatrième côté d'une cour entourée de constructions plus
importantes encore par leur usage et leur destination, l'on aura l'idée de ce
que pouvaient être aloirs ces établissements que la prévoyance de nos pères
avait fondés comme autant d'inépuisables réserves dans les détresses publiques.
C'étaient des trésors ouverts à tous par la Providence dans les grandes
calamités ; c'étaient dans la réalité de vrais greniers d'abondance qui
pouvaient toujours fournir aux pauvres ce que des saisons inclémentes
refusaient à leurs communs besoins.
Et voilà
pourtant ces fondations appropriées avec tant de sagesse au soulagement des
misères à venir ; voilà ces vieilles oeuvres de foi et de charité que
l'ignorance aveugle et passionnée de nos coupables générations a détruites de
fond en comble. A l'envi les unes des autres, toutes les petites convoitises se
sont liguées entre elles, sinon pour en disperser jusqu'aux dernières assises,
au moins pour en anéantir le but social. Au milieu de ces désastres, n'est-ce
pas un prodige réservé par le ciel à notre admiration de voir les premiers
regrets qui s'attachent à ces institutions du passé partir de ces cœurs
d'artistes injustement accusés d'indifférence et de légèreté. Quelles que
soient dans l'avenir les fortunes diverses de l'art, ce sera notre orgueil
d'avoir les premiers entendu les plaintes arrachées à la science alarmée sur le
sort de ces monuments d'utilité publique et privée. La voix des archéologues a
été écoutée ; et parmi eux le savant et laborieux abbé Pocquet par ses
importantes communications aura le plus contribué à diriger nos regards et à
fixer notre examen sur la grange de Vauclair, grenier d'abondance d'une
province presque entière, du Laonnois entre la Champagne et la Picardie.
Mais quel avantage pratique pourrions-nous tirer aujourd'hui de ce beau
type d'architecture ? Des créations de
ce genre étant privées dorénavant de tout avantage local, quelles seraient donc
celles qui pourraient à présent revêtir les caractères les plus saillants de ce
modèle resté debout malgré l'isolement et l'abandon auquel il est condamné
? Nous ne serions point démentis si nous
affirmions que cette grande et noble disposition s'accommoderait à merveille à
la division en cellules des espaces de l'étage supérieur les plus rapprochés
des petites fenêtres, de manière à ce que chacune de celles-ci éclairât une de
ces retraites isolées par de simples cloisons en briques. L'on obtiendrait
ainsi dans de vastes salles, recevant la lumière d'en haut, de petites tentes
arrangées en dortoirs, soit pour nos pensions et nos Lycées, soit encore pour
ces asiles que les gouvernements modernes devront multiplier en détruisant la
mendicité autour d'eux. Pour l'économie, la durée, la salubrité, la simplicité
de plan et de construction , le facile appareil, l'ornementation ménagée, aucun
pays ne nous a présenté un meilleur exemple à suivre, dans les circonstances
que les besoins de notre civilisation rendent de plus en plus pressantes, pour
répondre aux exigences de tous les rangs et de toutes les conditions de la
société. Ce jugement, nous l'espérons, sera ratifié par le goût de ceux qui
nous ont encouragés jusqu'à présent dans nos tentatives.
L'abbaye de Vauclair fut fondée en 1134. Comme celle de Foigny , qui
lui était unie par les liens les plus étroits, elle dut sa naissance au zèle de
saint Bernard. Barthélemy, évêque de Laon, après avoir, vers le même temps,
déposé le fardeau des sollicitudes pastorales, lui consacra tous ses soins,
ainsi qu'à sa sœur de la Thiérache. Indépendamment de cette affinité, il
existait entre les deux monastères des relations de voisinage. De nombreux et
beaux domaines que possédait Foigny confinaient aux terres de Vauclair ; mais
ces dernières étant moins étendues, les constructions qu'elles exigèrent, pour
leur culture, furent sans doute proportionnées à l'importance de leurs
produits. Combien dès lors devaient être plus grandes et plus majestueuses
encore les principales dépendances d'une abbaye plus riche et plus puissante.
Quoi qu'il en soit, l'esprit religieux qui présidait au développement de ces
pieuses institutions leur a fait presque toujours adopter les mêmes formes
architecturales; et cette conformité, cette harmonie de style, fut peut-être
encore d'autant plus fidèlement respectée, que les fermes ou censes appartenant
au même institut se trouvaient plus voisines les unes des autres.
Chacune de ces grandes exploitations était renfermée entre des
murailles et des cours d'eau, et occupait une superficie de dix à quinze
hectares, suivant le nombre de ses charrues. Dans ces immenses enceintes
étaient les habitations des religieux et des frères convers ; les logements et
les ateliers des nombreux ouvriers, familiers et serviteurs ; le quartier des
hôtes, celui qu'occupait l'abbé quand il venait inspecter la ferme ; une église
qui était desservie par les moines ; des chapelles ; des oratoires, près des
bois et des fontaines ; plusieurs usines, ou tout ou moins un moulin à blé ;
des écuries, des étables et tous les autres bâtiments nécessaires à une grande
culture, spécialement des granges construites dans des proportions colossales.
On eût dit de ces censes autant d'abbayes particulières, tant elles étaient
spacieuses, pourvues de toutes choses et sagement administrées : elles eussent
pu être comparées avec plus de justesse encore à des villages fortifiés, à
cause de leur murs d'enceinte, de leurs constructions de tous genres et de
leurs nombreux habitants.
Parmi toutes
ces constructions, l'édifice le plus remarquable souvent était la grange : les
anciens titres désignent même sous ce nom la ferme ou cense tout entière. Ces
sortes de bâtiments, destinés à renfermer les récoltes et les diverses
redevances perçues en nature par les religieux, se distinguaient non-seulement
par leurs vastes dimensions, mais encore par la beauté de leur architecture.
Don de Lancy dit qu'ils avaient quelquefois jusqu'à trois cents pieds de long
sur quatre-vingts de large, et leurs voûtes étaient soutenues par cinq rangées
de colonnes. Il est difficile aujourd'hui de se faire une idée exacte de ces
monuments, dont la masse imposante égalait celle de quelques-unes de nos cathédrales.
La foi, aidée de l'esprit de recueillement et de l'amour de la science, les
avait multipliés dans nos campagnes ; et, chose singulière, aucun auteur n'a
pensé à nous en laisser la description, tant on était accoutumé, chez nos
pères, aux caractères de beau en tout genre, tant on prévoyait peu sans doute
les dévastations qui devaient effacer ces chefs d'œuvre de la surface de nos
provinces.
A peine en resterait-il quelque trace échappée à nos guerres
intestines, si Vauclair, par un heureux enchaînement de circonstances, n'avait suirvécu,
dans sa plus belle et sa plus considérable portion, aux fondations semblables
qui l'entouraient à plusieurs lieues à la ronde. Bien moins développée que beaucoup
d'autres du voisinage, la grange de cette abbaye n'avait pas moins encore de
soixante-huit mètres de longueur, sur treize et un peu plus de largeur. Ses
murs en pierre de grand appareil en avaient dix-huit environ de hauteur : leur
épaisseur était de quatre-vingt-quinze centimètres. Les treize colonnes cylindriques
qui divisaient longitudinalement sa capacité en deux parties égales sont assez
courtes et sans bases : leur fût s'engage sans transition dans le dallage des
salles au rez-de-chaussée et au premier étage, où se voient encore quelques
carreaux de pavés vernissés.
Leurs tailloirs sont hexagones ; ils se distinguent par de forts
profils avec de profonds gorgerets, et supportent immédiatement les longues
retombées des voûtes. Ce retour que nous faisons sur des parties décrites, en
achevant notre tâche, n'a d'autre but que de faire ressortir, par ce qui existe
encore d'une grange de moyen ordre, les proportions que devaient avoir celles
qui appartenaient à des censes abbatiales d'une plus grande importance.
L'histoire de l'abbaye de Foigny ouvrage d'un savant archéologue, pourrait présenter
un aperçu de ces beaux édifices, qui faisaient autrefois l'ornement de nos
campagnes , par la comparaison qu'elle établit entre des maisons non rivales,
mais émules les unes des autres dans l'art de cultiver les terres qui
composaient leurs domaines. L'agriculture était en si grand honneur parmi les
communautés religieuses, que le premier des édifices qu'elles devaient lui
consacrer spécialement près de leurs cloîtres était comme un autre temple
ajouté à celui qu'elles élevaient à la Divinité. Dieu et la nature, le ciel et
la terre étaient comme symbolisés dans ces deux grandes conceptions
d'architecture, l'église et la grange, dominant tout le reste par leur vastité
et les projections élancées de leurs vaisseaux.
Un fait rare, unique peut-être en son genre, se présente encore à noter ici : c'est qu'un bâtiment, entièrement semblable à la grange, existait vis-à-vis d'elle, sur une ligne parallèle à sa façade orientale, et servait de lieu d'habitation ; des contemporains l'ont encore vu debout; ils se souviennent à merveille de la parfaite ressemblance que nous indiquons. Leurs rapports, empreints de cette bonne foi qu'inspirent de légitimes regrets, ne peuvent nous laisser de doute sur l'usage de l'édifice que nous avons décrit. Nulle part il ne porte de traces de cheminée (1)[ii], ni de divisions en pièces appropriées aux habitudes de la vie monacale. Une conduite de fumée se montre, il est vrai, sur l'un des pignons, mais au dehors ; les arrachements qui en persistent prouvent que c'est une réparation récente. Ainsi se trouve confirmée l'opinion de ceux qui prétendent que la grange de Vauclair était un grenier d'abondance où se conservaient, suivant leur nature, tous les produits du sol cultivé par les religieux. C'était une autre grange aux dîmes, comme celle de Provins, que nous nous proposons de faire connaître plus tard. La séparation en deux étages semble montrer d'elle-même que l'inférieur était plutôt une cave ou cellier, le supérieur et le grenier étant particulièrement réservés à la conservation des céréales.
Cette partie intégrante de l'abbaye de Vauclair, qui a vu tout se précipiter et s'abîmer autour d'elle, était destinée à voir d'autres ruines que la sienne à ses pieds. Près d'elle, en effet, à Craonne, eut lieu ce désastre national qui ouvrit la patrie aux légions étrangères, et contribue à renverser l'empire. Les soldats ennemis ne furent point aussi destructeurs que nous le fumes nous-mêmes de nos propres monuments. La leçon nous vint d'eux, et leur exemple nous enseigna malgré nous en bien des contrées à respecter beaucoup d'édifices que la révolution n'avait encore pu renverser. La France eut la douleur d'apprendre des Barbares (pour les vaincus, c'est le nom de tous les vainqueurs) à rougir de ses folies de destruction. Hélas ! disons-le à notre honte méritée : les Vandales, à notre invasion révolutionnaire, ne vinrent pas de loin ; ils furent cette fois nos concitoyens et nos contemporains. L'âme française et chrétienne est doublement navrée de ce fatal et trop juste jugement.
[i] Note du Webmaster : les deux gravures en haute résolution sont mises à disposition du lecteur qui le souhaite : une image de 355 kBytes et une image de 370 kBytes.
[ii] 1. Le
bâtiment parallèle à la grande et qui a été détruit de fond en comble avait de
très belles cheminées, suivant ce qui nous a été dit. Nul doute qu'elles
n'eussent beaucoup de ressemblance avec celle du chapitre du Puv-en-Velay, que
nous donnons intégralement aujourd'hui, et qui nous a déjà été si utile pour la
restauration des maisons de Cluny.