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GRENIER D' ABONDANCE

DE L' ABBAYE DE VAUCLAIR, PRÈS DE LAON

DOUZIÈME SIÈCLE.

 

Si la féodalité n'avait en le christianisme pour contre-poids, nul doute, qu'elle ne se fût aussitôt abîmée dans la plus irrémédiable barbarie.  Qu'était-elle autre chose que la force mise au service du plus brutal orgueil de domination ?  Dieu n'a pas voulu que la force fût jamais féconde, tant qu'elle ne serait pas vivifiée par l'esprit qui vient de lui. Réduite à soi, peut-être aurait-elle élevé les châteaux hérissés de créneaux et de mâchicoulis, les citadelles défendues de tours et de fossés, les puissants et sombres donjons qui couvrirent toute la surface du sol européen, pour le diviser et l'armer contre elle-même. Mais ce qu'elle n'aurait assurément point produit dans son isolement, c'est une civilisation tout entière, telle que celle qui sortit du sein du système féodal, fécondé par la pensée chrétienne. Le moyen âge n'aurait représenté que l'image d'un Hercule informe et repoussant, s'il n'avait eu pour l'adoucir, le relever et l'ennoblir, une autre Minerve, réelle et divine cette fois, la croyance inspirée du chrétien.

Et n'avons-nous pas un exemple saisissant de la stérilité de la force solitaire de l'espèce humaine, dans la permanence de l'état sauvage au milieu du monde ?  Une pareille dégradation, quelque part qu'elle se rencontre, n'est-elle pas une protestation sans fin ni trêve contre les prétentions insensées de ceux qui voudraient nous imposer aujourd'hui le dogme d'un progrès indéfini et spontané ?  Si ce dernier degré de l'abaissement de l'humanité, et la barbarie, son-premier point de départ, sont, comme on l'a dit, les deux termes extrêmes de la civi­lisation, il est facile en vérité d'apercevoir la cause de leur néant dans l'absence de l'esprit de foi, mobile initiateur des sociétés modernes.

Mais dès qu'au principe féodal, si imparfait qu'il soit, se sera ajouté le prin­cipe chrétien , aussitôt l'on aura vu découler de cette double source tout ce qui constitue la vie sociale élevée à l'une de ses plus hautes expressions. Une langue nouvelle et un art nouveau sont sortis tout armés de cette union mystérieuse de deux éléments contraires, la force et l'esprit. Les forteresses, il est vrai , se dressent de toutes parts ; monuments de servitude et de dissolution, partout les forts se protégent de herses , de bastions, de remparts, de tout ce qui peut, en un mot, assurer la destruction de l'homme par l'homme. Mais à côté d'eux, et sous leur protection avouée, pour ainsi dire, plus beaux et plus grands, plus hauts et plus sûrs, surgissent, avec les temples de Dieu, les retraites, les refuges, les asiles destinés à tous les besoins, comme à toutes les misères et à toutes les souffrances. Souvent même les murailles, percées de meurtrières, en renferment d'autres plus utiles sans doute et d'un aspect toujours plus rassurant : parmi celles-ci, les unes abritent les trésors de la science ou les biens plus précieux encore de la charité : d'autres contiennent ces réserves prévoyantes que nos pères savaient surtout ménager pour guérir les plaies si fréquentes des disettes.  C'est une de ces vastes resserres, toujours remplies de ce qui pouvait alléger les cruels fléaux de la famine , protégée peut-être autrefois par des murs de défense contre de violentes et brutales agressions ; c'est un de ces lieux bénis du passé dans les détresses publiques que nous allons décrire en cet article sous la dénomination justement populaire, chez nos ancêtres, de grange aux dîmes ou de grenier d'abondance.

Cette oeuvre si grande et si belle , qui nous étonne encore aujourd'hui par ses proportions, n'était rien qu'une simple dépendance d'un de ces établissements, providence d'une contrée, que les populations d'alentour regardaient avec raison comme une de leurs communes propriétés.  La grange de Vauclair est la seule partie qui soit restée jusqu'ici de l'abbaye de ce nom, qui relevait d'une autre plus puissante et plus étendue encore c'était celle de Foigny. Par leur généalogie, elles étaient l'une et l'autre de l'ordre de Cîteaux , filiation de Clair­vaux. Voilà certes d'assez nobles titres de famille pour assurer à l'objet de notre présente description tout l'intérêt q n'on y peut attacher, autant par son origine que par son importance artistique et sa valeur même d'application : car il est difficile de séparer, dans nos appréciations des monuments, ce qui revient à ceux qui en ont inspiré la fondation, du tribut d'estime et d'éloges si justement mérité à leurs auteurs.

Quatre murs élevés à angles droits, dessinant un long carré, forment le plan par terre de la grange de Vauclair. Sur la ligne médiane, douze colonnes, et, entre la cinquième et la septième, vers la gauche, un mince refend, divisent ce vaste rectangle en deux nefs et quatorze travées. Un seul toit à deux versants dont la pente est tracée par de hauts et vigoureux pignons, couvrent toute l'é­tendue de cette surface. Grâce à sa mâle simplicité peut-être, l'ensemble de ce grand corps de bâtiment a été respecté jusqu'à ce jour. Les destinées diverses qu'il a traversées et que nous raconterons, loin d'amener sa ruine, comme il aurait pu arriver, ont été la cause de sa conservation. Les petits intérêts qui auraient pu conspirer à sa perte, l'ont au contraire sauvé ; et c'est la première fois peut-être que les éléments de destruction se trouvent transformés, par un coup de providence , en moyens entièrement opposés à leur but.

Cette part du riche patrimoine que possédaient autrefois les disciples de saint Bernard, était échue, dans la contrée, à un de ses habitants que le ciel a béni d'une nombreuse famille. Sept enfants furent appelés à posséder, par voie de partages égaux, 1'héritage de leur père. Chacun d'eux ayant eu ses champs dut avoir aussi son aire ; et ce besoin-là même fit que les quatorze travées de notre édifice rural furent attribuées deux à deux à leurs sept nouveaux possesseurs : heureuse et salutaire circonstance jusqu'au moment où parmi eux un impitoyable démolisseur ne voudra pas, mu par un intérêt pressant, renverser sa colonne, sans être arrêté par la crainte de compromettre la stabilité de celle de son voisin.  Les points de résistance se trouvant surtout reportés aux extrémités, la moindre solution de continuité dans la série des soutiens intermédiaires, entraînerait iné­vitablement la chute de tout ce qui constitue l'admirable économie de cette con­struction déjà sept ou huit fois séculaire. Mais, hélas! quel avenir lui est réservé par ses divisions subséquentes ? et peut-être à l'heure où nous exprimons nos tristes pressentiments, des mesures judiciaires , ou d'autres accidents non moins impérieux vont-ils anéantir nos espérances : si le sort redouté les avait détruites sans retour, nos tentatives nous auraient obtenu une première récom­pense dans la satisfaction d'avoir arraché à l'oubli, par nos dessins, cette oeuvre si remarquable d'un autre âge.

Qu'on se l'imagine donc toujours debout, comme nous l'avons vue et re­cueillie nous-mêmes.  Les façades principales étaient dirigées, l'une sur une cour intérieure vers l'orient, et l'autre du côté de la campagne an couchant. Toutes deux avaient leur surface partagée en quatorze divisions semblables par quinze contre-forts également espacés entre eux, et reliés à leur sommet par des sortes d'arches à doubles arcs légèrement superposés en voussure. Chacun de ces com­partiments ainsi tracés comprenait en hauteur deux étages, séparés, entre les piliers butants par un fort bandeau. Au rez-de-chaussée, de belles et hautes ogives encadraient des fenêtres en forme de rectangles à bords taillés en biseau : ces ouvertures intérieures manquaient en quatre endroits de cette face ; d'abord à la première travée, à droite, où l'on voit les arrachements de la chapelle aujourd'hui renversée ; à la huitième et à la neuvième où s'ouvrent deux portes, ayant leurs symétriques devant elles à l'opposé, et étant surmon­tées d'une rose pleine sans aucun ornement.  On entrait par là dans les deux grands vaisseaux qu'un mur de refend partageait inégalement, l'un étant d'un tiers au moins plus considérable que l'autre. Enfin à la dixième travée, près de son contre-fort septentrional, un escalier extérieur de quelques marches abou­tissait à une porte surbaissée comme les précédentes, qui faisait dévier un peu de la ligne droite la ceinture horizontale de reliement à mi-hauteur : du palier partaient en dedans quelques degrés qui achevaient de conduire au plancher supérieur.  Ces légères irrégularités tenaient à des exigences de communications que le service d'un cloître régnant sur les trois autres côtés de la cour pou­vait à tout instant rendre nécessaires.

Il n'en est plus de même au premier étage. Ici, au contraire, tout est d'une symétrie que rien ne dépare. De petits cintres amplement évasés forment deux rangs l'un au-dessus de l'autre. Leur nombre inférieurement est double de ceux qui sont plus haut, mais ces derniers sont un peu plus grands en tous sens et correspondent exactement au milieu des trumeaux qui distancent les autres.  Comme si l'on n'eût pas craint que la lumière fût trop abondamment dispensée aux pièces ou salles supérieures, les fenêtres les plus élevées ont toutes le fond de leurs arcades libre et ouvert; tandis que plus bas, une pierre d'un seul morceau, remplissant tous les cintres, forme linteau au-dessus des ouvertures moitié plus nombreuses et beaucoup plus petites sur cette seconde ligne. Nous ne connais­sons rien de plus ferme et de plus mâle que cette construction privée, même aujourd'hui, de ses principaux accompagnements. L'homme le moins accessible aux sentiments du grand et du beau trouvera toujours qu'il y a dans cet ouvrage une si heureuse conception de plan, de formes et de proportions, qu'il ne pourra lui refuser son intime hommage d'admiration. C'est en tout point une si bonne et favorable combinaison de la solidité et de l'harmonie, que l'examen prolongé du savant et de l'artiste n'affaiblit nullement l'effet produit en eux par le premier aspect.

Sur l'autre façade, à l'occident l'arrangement général est semblable : il n'en diffère guère que par un portail élevé et légèrement surbaissé, occupant toute la largeur environ de la quatrième travée. Les chars chargés pouvaient entrer par ce passage, pour transporter à couvert les divers produits des récoltes soit de la dîme, soit des domaines voisins dépendant de l'abbaye. La partie du bâtiment représentée dans notre planche de détails, offre des dissemblances ou défauts de régularité qui ne se rencontrent en aucun autre point sur le reste de ce côté.  Au-dessus de la grande entrée, on voit des corbeaux dont il est devenu difficile d'expliquer l'usage : de dimensions variées, leurs moulures sont vigoureusement accentuées. Ils sont placés par paires, à distances presque égales entre eux ; les uns au-dessous du second larmier ou profil des contreforts ; les autres aux bords d'une porte de plain-pied avec l'étage supérieur, et remplaçant, ainsi que celle d'à côté, deux fenêtres de la moyenne rangée ; et enfin les derniers fixés à quelque distance du cintre le plus élevé, seul entièrement placé à cette hauteur. Devaient ­ils porter des poutres ou recevoir des poulies, pour rendre plus facile l'ascension des fardeaux ; ou bien étaient-ils destinés aux traverses d'un auvent pratiqué comme on en voit encore à la même place dans nos fermes ; c'est ce qu'il ne nous est pas possible de déterminer à présent.

Les piliers de renfort, à partir de leur quatrième ressaut, s'amincissent dou­cement pour se terminer en une forme de cône tronqué : ils atteignent par leurs sommets à pan incliné, le niveau de cette longue suite de consoles qui servent d'appui à la tablette en corniche où viennent reposer les chevrons de la toiture recouverte en tuiles plates. Telle est, de part et d'autre, l'image que nous pré­sentent les façades longitudinales, et ce tableau est assurément l'un des plus intéressants que nous puissions avoir à exposer.  Qu'il nous soit permis de le redire, l'impression produite par ces ares redoublés, jetés d'un contre-fort à l'autre comme les arches d'un long viaduc, la chaîne de ces beaux et forts modillons qui couronnent les murs de face, toutes ces baies agencées d'une si pittoresque façon, les volets et panneaux des fenêtres avec leurs pentures, les consoles, les corbeaux, les profils indiquant au dehors la ligne de démarcation des voûtes intérieures, les ressauts des piliers butants et leur terminaison en pyra­mides tronquées, tout cela ne présente-t-il pas une perspective d'un caractère aussi sévère que propre à fixer l'attention ? Ce sont tant de beautés réunies dans cette élévation qui nous ont déterminé à la joindre à la collection de nos gravures, avec l'espoir d'en voir l'importance appréciée et le mérite goûté à sa juste valeur.  Nos deux planches de ce sujet nous auront facilement fait atteindre ce but.[i]

 

Les extrémités du parallélogramme ne nous offrent plus à considérer que trois contre-forts de la forme la plus simple, depuis leur base jusqu'à leur sommet : celui du milieu dépasse de beaucoup les deux latéraux et gagne presque la pointe du pignon qu'il consolide dans toute sa hauteur; il correspond encore à la file des colonnes du dedans, et exprime extérieurement la division de l'intérieur en deux nefs. L'ordonnance des ouvertures de ce côté est identique à celle que nous avons déjà remarquée d'autre part ; l'espace triangulaire de chaque bout, ressemblant à un fronton sans rempant, nous en offre de diverses grandeurs et de formes variées : on y voit ensuite de petits huis bien équarris qui rappellent assez des meurtrières ; ils ont été pratiqués pour éclairer les vastes greniers dont un tracé transversal de fortes moulures indique la naissance en même temps que la limite de la seconde voûte. Une tourelle en encorbellement, acces­soire imprévu, mais indispensable, s'aperçoit avec son élégant cul-de-lampe vers l'angle et le contre-fort occidental de ce petit côté du midi ; elle contient un escalier en limaçon qui conduit du premier étage sous les hauts lambris du toit.

La coupe en travers qui est reproduite avec le plan et les élévations dans la principale planche de cette partie de notre travail, rend admirablement la distribution de l'immense capacité de cet édifice.  L'on saisit bien là où devaient se trouver ces chapiteaux à cannelures comme palmées, alternant avec d'autres à feuilles épaisses et détachées, les puissantes retombées des nervures et des arcs-doubleaux, les mâles consoles des fenêtres, riche matière des détails que nous avons fait graver avec les soins qu'exigeaient ces précieux motifs. Puis enfin, si l'on réfléchit que ce bâtiment d'exploitation agricole formait, dans la majeure partie de sa longueur, le quatrième côté d'une cour entourée de constructions plus importantes encore par leur usage et leur destination, l'on aura l'idée de ce que pouvaient être aloirs ces établissements que la pré­voyance de nos pères avait fondés comme autant d'inépuisables réserves dans les détresses publiques. C'étaient des trésors ouverts à tous par la Providence dans les grandes calamités ; c'étaient dans la réalité de vrais greniers d'abon­dance qui pouvaient toujours fournir aux pauvres ce que des saisons inclé­mentes refusaient à leurs communs besoins.

Et voilà pourtant ces fondations appropriées avec tant de sagesse au sou­lagement des misères à venir ; voilà ces vieilles oeuvres de foi et de charité que l'ignorance aveugle et passionnée de nos coupables générations a détruites de fond en comble. A l'envi les unes des autres, toutes les petites convoitises se sont liguées entre elles, sinon pour en disperser jusqu'aux dernières assises, au moins pour en anéantir le but social. Au milieu de ces désastres, n'est-ce pas un prodige réservé par le ciel à notre admiration de voir les premiers regrets qui s'attachent à ces institutions du passé partir de ces cœurs d'artistes injustement accusés d'indifférence et de légèreté. Quelles que soient dans l'avenir les fortunes diverses de l'art, ce sera notre orgueil d'avoir les premiers entendu les plaintes arrachées à la science alarmée sur le sort de ces monuments d'utilité publique et privée. La voix des archéologues a été écoutée ; et parmi eux le savant et laborieux abbé Pocquet par ses importantes communications aura le plus contribué à diriger nos regards et à fixer notre examen sur la grange de Vauclair, grenier d'abondance d'une province presque entière, du Laonnois entre la Champagne et la Picardie.

Mais quel avantage pratique pourrions-nous tirer aujourd'hui de ce beau type d'architecture ?  Des créations de ce genre étant privées dorénavant de tout avantage local, quelles seraient donc celles qui pourraient à présent revêtir les caractères les plus saillants de ce modèle resté debout malgré l'isolement et l'abandon auquel il est condamné ?  Nous ne serions point démentis si nous affirmions que cette grande et noble disposition s'accommoderait à merveille à la division en cellules des espaces de l'étage supérieur les plus rapprochés des petites fenêtres, de manière à ce que chacune de celles-ci éclairât une de ces retraites isolées par de simples cloisons en briques. L'on obtiendrait ainsi dans de vastes salles, recevant la lumière d'en haut, de petites tentes arrangées en dortoirs, soit pour nos pensions et nos Lycées, soit encore pour ces asiles que les gouvernements modernes devront multiplier en détruisant la mendicité autour d'eux. Pour l'économie, la durée, la salubrité, la simplicité de plan et de construction , le facile appareil, l'ornementation ménagée, aucun pays ne nous a présenté un meilleur exemple à suivre, dans les circonstances que les besoins de notre civilisation rendent de plus en plus pressantes, pour répondre aux exigences de tous les rangs et de toutes les conditions de la société. Ce jugement, nous l'espérons, sera ratifié par le goût de ceux qui nous ont encou­ragés jusqu'à présent dans nos tentatives.

L'abbaye de Vauclair fut fondée en 1134. Comme celle de Foigny , qui lui était unie par les liens les plus étroits, elle dut sa naissance au zèle de saint Bernard. Barthélemy, évêque de Laon, après avoir, vers le même temps, déposé le fardeau des sollicitudes pastorales, lui consacra tous ses soins, ainsi qu'à sa sœur de la Thiérache. Indépendamment de cette affinité, il existait entre les deux monastères des relations de voisinage. De nombreux et beaux domaines que possédait Foigny confinaient aux terres de Vauclair ; mais ces dernières étant moins étendues, les constructions qu'elles exigèrent, pour leur culture, furent sans doute proportionnées à l'importance de leurs produits. Combien dès lors devaient être plus grandes et plus majestueuses encore les principales dépendances d'une abbaye plus riche et plus puissante. Quoi qu'il en soit, l'es­prit religieux qui présidait au développement de ces pieuses institutions leur a fait presque toujours adopter les mêmes formes architecturales; et cette confor­mité, cette harmonie de style, fut peut-être encore d'autant plus fidèlement respectée, que les fermes ou censes appartenant au même institut se trouvaient plus voisines les unes des autres.

Chacune de ces grandes exploitations était renfermée entre des murailles et des cours d'eau, et occupait une superficie de dix à quinze hectares, suivant le nombre de ses charrues. Dans ces immenses enceintes étaient les habitations des religieux et des frères convers ; les logements et les ateliers des nombreux ouvriers, familiers et serviteurs ; le quartier des hôtes, celui qu'occupait l'abbé quand il venait inspecter la ferme ; une église qui était desservie par les moines ; des chapelles ; des oratoires, près des bois et des fontaines ; plusieurs usines, ou tout ou moins un moulin à blé ; des écuries, des étables et tous les autres bâtiments nécessaires à une grande culture, spécialement des granges con­struites dans des proportions colossales. On eût dit de ces censes autant d'ab­bayes particulières, tant elles étaient spacieuses, pourvues de toutes choses et sagement administrées : elles eussent pu être comparées avec plus de justesse encore à des villages fortifiés, à cause de leur murs d'enceinte, de leurs con­structions de tous genres et de leurs nombreux habitants.

Parmi toutes ces constructions, l'édifice le plus remarquable souvent était la grange : les anciens titres désignent même sous ce nom la ferme ou cense tout entière. Ces sortes de bâtiments, destinés à renfermer les récoltes et les diverses redevances perçues en nature par les religieux, se distinguaient non-seulement par leurs vastes dimensions, mais encore par la beauté de leur architecture. Don de Lancy dit qu'ils avaient quelquefois jusqu'à trois cents pieds de long sur ­quatre-vingts de large, et leurs voûtes étaient soutenues par cinq rangées de colonnes. Il est difficile aujourd'hui de se faire une idée exacte de ces monuments, dont la masse imposante égalait celle de quelques-unes de nos cathé­drales. La foi, aidée de l'esprit de recueillement et de l'amour de la science, les avait multipliés dans nos campagnes ; et, chose singulière, aucun auteur n'a pensé à nous en laisser la description, tant on était accoutumé, chez nos pères, aux caractères de beau en tout genre, tant on prévoyait peu sans doute les dévastations qui devaient effacer ces chefs d'œuvre de la surface de nos provinces.

A peine en resterait-il quelque trace échappée à nos guerres intestines, si Vauclair, par un heureux enchaînement de circonstances, n'avait suirvécu, dans sa plus belle et sa plus considérable portion, aux fondations semblables qui l'entouraient à plusieurs lieues à la ronde. Bien moins développée que beau­coup d'autres du voisinage, la grange de cette abbaye n'avait pas moins encore de soixante-huit mètres de longueur, sur treize et un peu plus de largeur. Ses murs en pierre de grand appareil en avaient dix-huit environ de hauteur : leur épaisseur était de quatre-vingt-quinze centimètres. Les treize colonnes cylin­driques qui divisaient longitudinalement sa capacité en deux parties égales sont assez courtes et sans bases : leur fût s'engage sans transition dans le dal­lage des salles au rez-de-chaussée et au premier étage, où se voient encore quel­ques carreaux de pavés vernissés.

Leurs tailloirs sont hexagones ; ils se distinguent par de forts profils avec de pro­fonds gorgerets, et supportent immédiatement les longues retombées des voûtes. Ce retour que nous faisons sur des parties décrites, en achevant notre tâche, n'a d'autre but que de faire ressortir, par ce qui existe encore d'une grange de moyen ordre, les proportions que devaient avoir celles qui appartenaient à des censes abbatiales d'une plus grande importance. L'histoire de l'abbaye de Foigny ouvrage d'un savant archéologue, pourrait présenter un aperçu de ces beaux édifices, qui faisaient autrefois l'ornement de nos campagnes , par la compa­raison qu'elle établit entre des maisons non rivales, mais émules les unes des autres dans l'art de cultiver les terres qui composaient leurs domaines. L'agri­culture était en si grand honneur parmi les communautés religieuses, que le premier des édifices qu'elles devaient lui consacrer spécialement près de leurs cloîtres était comme un autre temple ajouté à celui qu'elles élevaient à la Divi­nité. Dieu et la nature, le ciel et la terre étaient comme symbolisés dans ces deux grandes conceptions d'architecture, l'église et la grange, dominant tout le reste par leur vastité et les projections élancées de leurs vaisseaux.

Un fait rare, unique peut-être en son genre, se présente encore à noter ici : c'est qu'un bâtiment, entièrement semblable à la grange, existait vis-à-vis d'elle, sur une ligne parallèle à sa façade orientale, et servait de lieu d'habita­tion ; des contemporains l'ont encore vu debout; ils se souviennent à merveille de la parfaite ressemblance que nous indiquons. Leurs rapports, empreints de cette bonne foi qu'inspirent de légitimes regrets, ne peuvent nous laisser de doute sur l'usage de l'édifice que nous avons décrit. Nulle part il ne porte de traces de cheminée (1)[ii], ni de divisions en pièces appropriées aux habitudes de la vie monacale. Une conduite de fumée se montre, il est vrai, sur l'un des pignons, mais au dehors ; les arrachements qui en persistent prouvent que c'est une réparation récente. Ainsi se trouve confirmée l'opinion de ceux qui préten­dent que la grange de Vauclair était un grenier d'abondance où se conservaient, suivant leur nature, tous les produits du sol cultivé par les religieux. C'était une autre grange aux dîmes, comme celle de Provins, que nous nous proposons de faire connaître plus tard. La séparation en deux étages semble montrer d'elle-même que l'inférieur était plutôt une cave ou cellier, le supérieur et le grenier étant particulièrement réservés à la conservation des céréales.

Cette partie intégrante de l'abbaye de Vauclair, qui a vu tout se précipiter et s'abîmer autour d'elle, était destinée à voir d'autres ruines que la sienne à ses pieds. Près d'elle, en effet, à Craonne, eut lieu ce désastre national qui ouvrit la patrie aux légions étrangères, et contribue à renverser l'empire. Les soldats ennemis ne furent point aussi destructeurs que nous le fumes nous-mêmes de nos propres monuments. La leçon nous vint d'eux, et leur exemple nous enseigna malgré nous en bien des contrées à respecter beaucoup d'édifices que la révolution n'avait encore pu renverser. La France eut la douleur d'ap­prendre des Barbares (pour les vaincus, c'est le nom de tous les vainqueurs) à rougir de ses folies de destruction. Hélas ! disons-le à notre honte méritée : ­les Vandales, à notre invasion révolutionnaire, ne vinrent pas de loin ; ils furent cette fois nos concitoyens et nos contemporains. L'âme française et chré­tienne est doublement navrée de ce fatal et trop juste jugement.

 

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[i] Note du Webmaster : les deux gravures en haute résolution sont mises à disposition du lecteur qui le souhaite : une image de 355 kBytes et une image de 370 kBytes.

[ii] 1. Le bâtiment parallèle à la grande et qui a été détruit de fond en comble avait de très belles cheminées, suivant ce qui nous a été dit. Nul doute qu'elles n'eussent beaucoup de ressemblance avec celle du chapitre du Puv-en-Velay, que nous donnons intégralement aujourd'hui, et qui nous a déjà été si utile pour la restauration des maisons de Cluny.