I- HISTOIRE
DU CHEMIN
DES DAMES
Plus
que la présence de l'histoire, c'est d'abord l'intense poésie des lieux que le voyageur d'aujourd'hui rencontre au Chemin
des Dames. Après les massacres, la nature reprend vie et corrige peu à peu les
blessures du sol. Sans doute est-ce la géographie qui commande l'histoire.
Mais, depuis toujours, ce sont des hommes qui la font.
Au Chemin des Dames, plus qu'ailleurs. Est-il une seule région de
France, abreuvée de sang, autant et si souvent, que ce bout de chemin qui va de
Craonne à Laffaux ?
LES DAMES DU CHEMIN
Dames de France, bien sûr, c'est-à-dire filles de rois et princesses,
comme dans les légendes !
Au XVIIe siècle, c'est la comtesse de Narbonne-Lara,
châtelaine de la Bove, à Bouconville ; ce sont les princesses Adélaïde et
Victoire, filles de Louis XVI, qui, pour aller voir leur ancienne gouvernante,
empruntaient ce chemin. Les archives départementales de l'Aisne possèdent un
plan de réfection de cette route, que l'on appelait déjà, sans doute en leur
honneur, le Chemin des Dames.
Bien d'autres les y précédèrent.
Il semble, en effet, que ce nom remonte bien plus haut. Une tradition ancienne y fait cheminer
régulièrement d'autres princesses de France, au lendemain du sacre des rois, à
Reims. En effet, la plupart des souverains, vingt-trois exactement, avant de
retourner à Paris, rejoignaient le prieuré de Corbeny, pour y vénérer les
reliques de saint Marcoul *. Ces dévotions accomplies, les hommes
prenaient la route de Soissons, par Pontavert et la vallée. Mais les femmes de
la cour, elles, pour des raisons de sécurité, empruntaient sous bonne escorte
le vieux chemin des crêtes, le Chemin des Dames.
Une fois
même, le 22 juillet 1429, une bergère les accompagnait. Elle s'appelait Jeanne d'Arc. Il eût été
impensable qu'elle n'eût pas, elle aussi, une fois au moins, foulé le Chemin
des Dames !
Le vrai sacre
de l'histoire, le Chemin des Dames le reçut au cours des quatre années
terribles, où des milliers de femmes y cheminèrent... dans le rêve des hommes.
Chemin des Dames : n'est-ce pas le moindre paradoxe de l'histoire que d'appeler
ainsi ce coin de France qui ne fut de 1914 à 1918 qu'une terre d'hommes, dont
les femmes semblaient rigoureusement bannies ? Pourtant, plus que jamais, elles
y furent présentes. Aux heures les plus désespérantes ou les plus solitaires,
des centaines de milliers d'hommes, de part et d'autre de la crête séculaire, y
firent défiler d'autres femmes que les princesses de légendes : leur mères,
leurs épouses ou leurs amantes, leurs filles.
« Créneaux de la mémoire ici nous accoudâmes
Nos désirs de vingt ans au
ciel en porte à faux
Ce n'était pas l'amour mais le Chemin des Dames »
Aragon
Mais qu'est-ce que le Chemin des Dames ? C'est d'abord une crête. Une crête entre deux rivières : l'Aisne et
l'Ailette ; une éminence aux versants très pentus, plus de cent mètres entre
l'eau et le sommet ; une vraie falaise, par endroits ; une crête nue, où court
un chemin.
Chemin de plein vent, toujours exposé, toujours ouvert aux vastes
horizons, chemin solitaire comme toutes les vieilles voies gauloises **.
Une crête
rigoureusement orientée de l'est à l'ouest, pour barrer la route de Paris à
tous ceux qui déferlent du nord. Le soir, on y voit les feux de Reims, de Soissons
et de Laon. Comme hier, on y découvrait ceux de Bibrax, des alignements
mégalithiques d'Orgeval et des premiers villages néolithiques de France. Un
chemin que la poésie et la légende ont fini par enrober aussi étroitement
qu'une ronquille enserre un vieil arbre.
Au Chemin des Dames, chaque mètre est lourd de passé.
* Une simple chapelle, hélas en mauvais état et bien
abandonnée, constitue aujourd'hui le seul rappel du célèbre prieuré de
Saint-Marcoul et du pèlerinage des rois de France. Il suffit d'ouvrir un
ouvrage de d'histoire aussi magistral que Les rois thaumaturges, du
grand historien Marc Bloch, pour saisir l'importance considérable du pèlerinage
à Corbeny, pour les rois de France. C'était une démarche quasi inhérente au
sacre de Reims. En touchant les
reliques de saint Marcoul, au cours d'une cérémonie spéciale, les rois étaient
censés recevoir le pouvoir de guérir qui découlait du sacre.
** Avant 1914, contrairement à la situation actuelle, le
sommet même du Chemin des Dames était inhabité. Une seule exception notoire :
la ferme d'Hurtebise, qui était celle de l'abbaye de Vauclair. Ce que l'on
appelait la ferme de la Creute, près de la caverne du Dragon, se composait de
deux modestes logements où résidaient jadis le garde des bois et le garde du
vignoble de l'abbaye du Vauclair. Mais la plupart des grandes fermes,
actuellement visibles sur le plateau même du Chemin des Dames (ferme du Poteau
d'Ailles, ferme de Melval, etc.), étaient construites, à mi-côte. De même, le village de Cerny se trouvait sur
un éperon dominant la vallée de l'Ailette, à mi-côte du versant nord du Chemin
des Dames.
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Illustration : Une Dame du chemin : Marie-Adélaïde de France (1732-1800), fille
de Louis XV, représentée ici en diane chasseresse par J. M. Nattier