Sur les traces de Mère Barat: Anna du Rousier

En 2003, la Société du Sacré-Cœur au Chili commémorait le cent cinquantième anniversaire de l'arrivée des premières missionnaires au Chili. L'âme du trio était la Mère Anna du Rousier, qui incarnait aussi bien l'élan mystique et le don de pédagogie de Madeleine Sophie Barat que l'ardeur intrépide de Philippine Duchesne.

Son enfance en Poitou fut déjà marquée par la croix: pendant les exterminations des Vendéens, parce qu'il avait marqué trop clairement sa solidarité avec eux, son père fut attaché à un cheval lancé au galop et déchiqueté. La petite Anna, âgée de huit ans, ne devait jamais oublier le retour de ce corps. Le pensionnat de Poitiers accueillit Anna et ses sœurs en 1814. En 1818, le passage de Philippine Duchesne en route pour la mission des Etats-Unis, lui fait changer son projet de vie. Elle qui se préparait à la vie cachée du Carmel, opte désormais pour la vie apostolique avec la même générosité. A quinze ans, elle sollicite son admission au Noviciat. Accueillant son désir, la Mère Grosier la laisse au pensionnat, dont la vie à cette époque, ne différait pas tellement de celle du noviciat !

Sa prise d'habit ne manque pas d'originalité. Au terme d'une retraite prêchée aux élèves, l'évêque invite celle qui aurait entendu l'appel de Dieu à s'avancer pour recevoir l'habit de l'alliance avec Jésus-Christ, … et la timide Anna de s'avancer. Son noviciat se poursuit à Paris, l'unissant étroitement à Madeleine Sophie en qui vivait une âme de feu. Et cet attachement d'Anna à Mère Barat ne se démentira jamais, quoi qu'il advienne. C'est à Turin qu'Anna, à l'âge de 19 ans, fait ses premiers vœux et entame une carrière d'éducatrice couronnée de succès. Elle remplit des fonctions de plus en plus importantes et son influence s'étend à toute la région qui connaît un essor spirituel, congrégations, bibliothèques, préparation à la première communion, œuvres populaires dans les villages, … Elle anime les éducatrices par de judicieux conseils, tant pédagogiques que spirituels : "traiter toutes les éducatrices avec affection et respect, déposer ses impressions aux pieds de Notre Seigneur, exprimer son point de vue avec douceur, conserver la paix et la cordialité dans les relations mutuelles, être bonnes et fermes à la fois, rechercher l'union" et, concrètement, " apprendre à payer de sa personne, à veiller à l'économie dans les soins du ménage". On reconnaît là le fort héritage spirituel et pédagogique du Sacré-Cœur: dans son union au Cœur du Christ, l'éducatrice puise le sens de la relation personnelle avec chaque enfant. L'éducation est un travail solidaire, dans une ambiance familiale. En Piémont, cette éducation de femmes fortes permettra aux anciennes de rouvrir en 1883 le pensionnat fermé et pillé par la révolution de 1848.

Signature de Mad. Sophie Barat dans une lettre à Anna du RousierLa Mère du Rousier entretient une correspondance suivie avec la Mère Barat dans un attachement qui ne se dément pas pendant la crise de 1839 à 1843 qui oppose ultramontains (Rome) et gallicans (Paris). Dans sa bonne foi, elle suit le point de vue de la Mère Pauline de Limminghe, qui est opposé à celui de la fondatrice.

Avec la révolution piémontaise prennent fin les années de succès de la Mère du Rousier, qui entre alors dans une période d'identification au Christ souffrant et bafoué. Et c'est l'offrande totale d'elle-même au milieu des troubles qui culmineront dans l'expulsion violente en 1848. Les années qu'elle passe à Paris de 1848 à 1853 sont très dures: accusations non fondées, insuccès auprès des enfants qui répondent mal à son élan spirituel. C'est seulement avec des jeunes religieuses en formation qu'elle peut partager sa vie intérieure intense et son zèle débordant pour la mission.

Le désir de la mission lointaine continue de l'habiter; elle pense au Brésil. A ce moment, elle est désignée pour visiter les maisons des Etats-Unis. Le voyage est incroyablement périlleux, le naufrage apparaît certain. La visite des maisons est un programme lourd pour ses forces physiques entamées par une vie austère. Sa méconnaissance de l'anglais impose le recours constant à une traductrice, le manque de personnel religieux la désole, le climat est rude. Mais ce voyage lui réserve la grâce de recevoir la bénédiction de Philippine Duchesne. Celle qui était à l'origine de sa vocation missionnaire devait décéder le lendemain. Implantation de la Société au ChiliC'est alors que se précise l'intention de fonder au Chili et c'est à elle que Sainte Madeleine Sophie confie la mission.

Dans une nuit de prière, dont elle n'a parlé qu'à une amie, une lutte terrible la déchire. Les énormes difficultés lui font apparaître comme impossible de répondre oui à cet envoi. Mais la rébellion de tout son être, cœur, âme, imagination, sensibilité, est vaincue par une longue prière d'offrande et c'est la paix, la confiance, qui viennent l'habiter. C'est cette paix qui la garde quand, dans la traversée épique de l'isthme de Panama à dos de mule, elle tombe dans un précipice. Un arbuste la retient jusqu'à l'arrivée des secours… C'est encore à dos de mule qu'elle sillonne cet immense pays du Chili, fondant, affermissant les fondations, participant à tous les travaux, accueillant les missionnaires envoyées en renfort. Face à un analphabétisme de 85 % elle fonde une école normale, où tout est à apprendre aux "normaliennes" !

Les trois fondatrices: Mary Mc Nally, Anna du Rousier et Antonietta PissornoPar sa personnalité et son histoire, elle correspondait tout à fait aux qualités de cette classe sociale dirigeante du pays, d'origine castillane et basque: profonde et solide piété, liée au sens de la famille, du travail, et à d'autres valeurs comme l'union, la simplicité, la responsabilité, l'austérité, l'économie et l'ardeur au travail. Ces qualités se retrouvaient aussi dans le service public qu'assuraient les leaders d'alors. Une telle sympathie mutuelle explique le succès d'Anna dès son arrivée; elle put ainsi réaliser en peu de temps ce qui aurait paru impossible pour trois religieuses seules, connaissant à peine l'espagnol et qui ne trouvèrent même pas une maison pour se loger à leur arrivée.

Anna se livrait tout entière à la mission, aidée de différents groupes de religieuses venant d'Europe et des Etats-Unis. Jusqu'en 1864 sept groupes sont venus, au total 28 religieuses, dont plusieurs étaient encore novices ou jeunes professes. A une activité apostolique intense Anna alliait un soin extrême apporté à la vie de communauté, à l'oraison et à la formation de ses filles, faisant à la communauté des conférences hebdomadaires, inspirées de textes bibliques et des constitutions de la congrégation, recherchant des prédicateurs de conférences et de retraites pour alimenter la vie religieuse et la rendre significative de la mission.

En 1864, sa participation au Conseil Général lui ménage un ultime revoir avec la Mère Barat. A son retour au Chili, l'expansion se poursuit. La semence est jetée au Pérou et en Argentine. C'est le jour des funérailles d'Anna du Rousier que s'embarquent les fondatrices de Buenos-Ayres. Sa force a toujours été l'Eucharistie, à travers travaux, joies et peines. Dans le partage des souvenirs, on évoque les conseils le plus souvent prodigués : étudier le Cœur de Jésus dans l'oraison, l'imiter par l'humilité, la douceur et la générosité, s'unir à lui par un regard habituel, un amour pur et une confiance sans limites. C'est dans cet esprit qu'elle consuma ses dernières forces.

A la lecture de sa vie, on se demande ce qui l'emporte, ou bien le volume des aventures et difficultés incroyables qu'elle a rencontrées, ou bien la force de sa vie spirituelle qui la rendait comme naturellement conforme au Cœur de Jésus.

Parmi l'abondante bibliographie la concernant, signalons deux ouvrages :

La vie voyageuse et missionnaire de la Révérende Mère Anna du Rousier,

par Madeleine d'Ernemont

Gabriel Beauchesne et ses fils, éditeurs, Paris, 1932 (204 pages)

Mother Anna du Rousier

par Margaret Williams

Manhattanville College, New York (50 pages)


Last update: 2005-02-20