lettre à Ste Philippine Duchêne
14/02/1830 

            SS.C.J.M.                                                                                Paris, 14 février 1830

 

            J'ai reçu vos deux lettres du mois de décembre, ma chère fille, avec une vraie consolation. Vos sentiments pour votre ancienne Mère et la Société, me vont au fond de l'âme; et quels souvenirs ils me rappellent! Ces moments si doux passés sur cette montagne calme et solitaire[1]. Ah! Que les temps sont changés pour moi! Je vis au milieu d'un chaos d'affaires et de grandeurs, que j'évite autant que je puis. Souvent, pour me délasser, j'envie vos vastes forêts, et les bords du Mississipi. Est-ce que je ne les verrai jamais? Je les désire bien davantage que ceux du Tibre, que l'on veut que j'aille bientôt visiter. En attendant, je suis, depuis neuf mois, gisant sur mon lit ou dans un panier, ne pouvant faire un pas, même avec des béquilles. Les médecins m'en donnent encore pour trois mois, et je crains que ce soit pour la vie. Fiat[2].

            Je vois, ma chère fille, que vous avez vos croix. Ah! si je vous donnais une petite idée de celles que Dieu départ [3] à la Société! Mais il faut qu'elle s'affermisse et s'étende par la croix, et avec la croix. Prenons donc courage et embrassons-la jusqu'à notre dernier soupir.

            Nous sommes menacées de perdre bientôt Me Eugénie de Gramont. Après une maladie de trois mois, qui nous a donné les plus vives inquiétudes, elle peut à peine se refaire. Quelle perte ce serait! J'ai si peu de bonnes têtes, et de vraies vertus! Et  quels progrès elle fait depuis quelques années.

            Vous me demandez encore du monde, et à peine le noviciat fournit pour remplacer les aspirantes à renvoyer. J'ai en 15 cette année, à faire sortir de la Société

            Je préfère arrêter les fondations pendant quelques années, pour pouvoir choisir les sujets, et renvoyer ceux qui ne prennent pas l'esprit. Aussi, n'attendez personne d'ici à deux ans. Impossible de disposer d'aucune jusqu'à cette époque… Amélienous est nécessaire et Caroline[4] vous servirait peu… le vide qu'a laissé les trois que vous avez, n'est pas encore rempli;

            Voyez, donc, chère Mère, à vous suffire, comme vous êtes. Cependant, malgré votre gêne excessive, ne recevez aucun sujet qui pourrait nuire. Je crois devoir vous dire que vous en avez un qui n'a pas l'esprit religieux, et que vous ne gardez que par nécessité; Ah! gênez-vous davantage, et renvoyez-le. Il vaut mieux faire moins de bien et éviter un fléau destructeur, comme serait d'introduire dans la Société de mauvaises religieuses.

            Venons maintenant au résultat de votre voyage en Louisiane[5].  Sans doute, il fera du bien; mais il en aurait fait davantage, si vous eussiez suivi le plan que je vous avais tracé, qui était de tenir un conseil dont vous étiez la présidente, et là, de voir en détail les abus, et de décider, à la pluralité des voix, tels ou tels articles[6]   qui devaient tendre à la régularité et à l'uniformité. Ainsi: régler pour les prix que l'on donne en public et d'autres articles de ce genre. Vous avez bien réglé l'essentiel; mais il me semble qu'il reste encore beaucoup à faire. Nous verrons, avec le temps, ce qu'il conviendra de régler. Car il faudra absolument, pour la Louisiane, une provinciale qui ait des pouvoirs particuliers […] pour agir dans le besoin; L'éloignement peut nuire au bien, quand il faut attendre une réponse plus de trois mois…

            Ah! sans doute, quand vous pourrez bâtir, vous ferez sagement de mettre à Florissant les orphelines, et peut-être le noviciat du Missouri. Tâchez d'obtenir cette permission de Mr Mullanphy[7].  Un pensionnat convient mieux à Saint-Louis. Mais, où trouverez-vous de l'argent pour bâtir? Et cependant, vous êtes trop à l'étroit. Tout en souffre, la régularité, les âmes, etc… Voyez donc, devant Dieu, si vous ne pourriez pas commencer. Mais faites un plan général et régulier, de manière que la partie que vous pourrez bâtir se marie convenablement avec ce qui s'élèverait plus tard.

             J'approuve les articles que vous avez réglés avec vos Mères: la bâtisse des Opelousas, l'agrandissement de La Fourche, comme vous l'avez décidé. Les orphelines chez Me Dutour. Il n'y a que sur cette quatrième classe que je ne prononce pas. Pourquoi ne pas lui laisser la permission d'aller jusqu'à une faible troisième? Et c'est si peu de chose! En n'admettant pas les arts d'agrément, et tenant les élèves mises très simplement, insistant sur le travail des mains et le soin du ménage. Je crois que l'on peut s'arrêter là. Car, si ces réflexions sont vraies, elles me paraissent justes. Je ne lui donnerai pas cette permission sans votre avis; car, si vous y voyez réellement de l'inconvénient, j'y reviendrai et lui écrirai en conséquence; Mais soyez sûre que Monseigneur réclamera et ne sera pas content, les apparences, en effet, seront contre nous.

            J'aurais encore tant à vous dire; mais je suis fatiguée de ma position dans un panier, mon pied en souffre beaucoup et, partant, ma jambe tout entière.

            Adieu, chère Mère, je ne tarderai à vous écrire de nouveau en forme de supplément. Hélas! Peut-être aurais-je à vous apprendre la perte de Me de Peñaranda. L'assistante d'Amiens est aussi dans un triste état. Que de pertes! Et rien pour les combler!

            Priez pour votre Mère, et recevez l'assurance de son tendre attachement in C. Jesu.

      Barat



[1] A Grenoble, au monastère de Sainte Marie d'en Haut bâti sur la hauteur, Madeleine Sophie Barat et l'ancienne Visitandine Philippine Duchesne ont vécu d'heureux moments de partage mystique.

[2] En latin, le OUI de Marie à l'Ange de l'Annonciation

[3] ce verbe départir a disparu de la langue française. On trouve encore "imparti" en français. Il signifie donner, imposer.

[4] Amélie Jouve et Catherine Lebrument,  deux nièces de Philippine Duchesne, devenues religieuses du Sacré-Cœur

[5] Philippine a visité les maisons du Sacré-Cœur en Louisiane, pour rencontrer chaque sœur de la communauté, voir si l'esprit de la maison était bon, si les œuvres étaient florissantes, si les comptes étaient bien tenus et permettaient d'assurer le pain quotidien, pour rencontrer aussi les amis et bienfaiteurs de la congrégation, les supérieurs religieux, évêques, curés…. On a toujours appelé ces visites des provinciales  des "visites régulières", parce que saisonnières et réclamées par la règle.

[6] Il s’agit de règles ou recommandations moins essentielles qui seraient propres aux Etats-Unis, compte tenu de la situation locale. Pendant plus de 150 ans, une stricte uniformité était imposée à toutes les maisons, tous les membres de la Société.

[7] Un bienfaiteur insigne de la Société en Louisiane. Le " nerf de la guerre" influençait certaines décisions!