Première lettre à Elisabeth Galitzin
26/08/1825 

 

À Mme Elisabeth Galitzin 
À St Petersbourg 
      SCJM               +

Paris 26 Août 1825

Il est bien temps, ma chère Elisabeth, que j'essaie de répondre à votre lettre de Juin, j'ai expédié le plus pressé et je viens me reposer avec vous d'une correspondance ordinairement sèche et ennuyeuse; avec vous, mon cœur s'exprime à son aise, il peut s'entretenir de l'unique objet de nos affections, et quelle plus douce et quelle plus noble occupation ?

[…]

Hélas, que vous êtes peu secourue par moi; sans le dire, je vous recommande à des âmes vraiment ferventes, espérons donc que le Dieu de bonté nous exaucera enfin, et qu'il rompra bientôt vos liens. 

En attendant, continuez à le servir avec le plus de fidélité qu'il vous sera possible, néanmoins sans inquiétude et avec une entière liberté d'esprit; ainsi, puisque vous pouvez compter sur la prudence de votre amie, vous pouvez lui parler de vos rapports avec moi, lui communiquer les relations et tout ce qui n'est pas écrit de ma main. Votre confesseur peut lire tout ce que je vous ai envoyé de nos règles, et vous pouvez encore agir avec lui comme auparavant, c'est-à-dire lui demander les conseils qui vous sont habituellement nécessaires. 

[…] Nous prendrons les arrangements qui conviendront le mieux à la famille; nous n'aurons jamais de difficulté pour ce qui regardera le temporel. Voilà donc une affaire convenue. Venons maintenant à ce qui regarde votre intérieur. 

Il n'y a pas de doute que vous ferez très bien de vous rapprocher peu à peu de l'heure d'oraison, en augmentant chaque semaine de quelques minutes… pendant six mois. Si, à cette époque, le temps ne vous semble pas trop long, alors, vous prendrez l'heure entière, et, au fond, si vous suivez la méthode d'oraison de saint Ignace, trois quarts d'heure vous sembleront courts; vous m'en direz un mot dans votre prochaine épître. 

Puisque vous désirez vous rapprocher le plus possible de la journée du noviciat, on n'y récite qu'un chapelet par jour, nous y tenons toutes; ainsi conservez cette sainte pratique, mais seulement, tenez aux cinq dizaines et rien de plus que la préparation. Il me paraît difficile que vous suiviez autrement les exercices des novices; à 9 h, elles ont ici une réunion, pour la répétition de l'histoire sainte ou des instructions de la veille; employez ce temps à cette lecture ou aux études; vous vous unirez à nous en esprit et Jésus y aura égard. Combien de fois déjà, pendant ces pieuses et aimables réunions, je vous ai vue en faisant partie, et au nombre des plus ferventes: c'est ainsi que je vous appelle par mes vœux et sans doute vous ne tromperez pas notre attente, vous serez généreuse et fidèle et vous le devez bien par reconnaissance envers le grand Dieu qui vous aime avec tant de prédilection qu'il daigne vous choisir pour son épouse malgré que vous en soyez si peu digne. 

Couchez-vous exactement à l'heure fixée ou accoutumée dans votre maison; laissez sans scrupule les exercices de piété que vous n'avez pu faire, par empêchement légitime. Vous perdriez votre temps à forcer le sommeil et vous vous fatigueriez en vain. Il vaut mieux dormir le temps qui vous est nécessaire et que votre oraison du matin se fasse bien. C'est cet exercice qui sera le fondement et la source de tout ce que vous ferez de mieux dans la journée; Accoutumez-vous surtout à la pratique habituelle du recueillement; peut-être par la suite vous conseillerai-je de supprimer une partie de vos prières vocales, afin d'avoir plus de loisirs pour vous occuper de Dieu de cœur et sans cette multiplicité d'actes que vous reprendrez néanmoins lorsque votre imagination s'égarera et que votre entendement sera trop distrait; […]. 

Un mot sur vos études, j'attache du prix à ce que vous y consacriez tous vos loisirs; peut-être serez-vous occupée à tout autre emploi qui n'exige point de science, mais comme notre principal est l'éducation, il ne faut rien négliger pour que vous puissiez nous aider si cela devient nécessaire. Les langues ne sont point à négliger parce que nous nous établirons par la suite dans les royaumes voisins si Dieu veut bien nous y appeler; il est question dans ce moment d'un second établissement en Italie; dans quelques années sur les confins de l'Allemagne, etc; l'anglais est absolument utile à celles des nôtres qui sont appelées à la Louisiane; cependant, ne croyez pas que vous soyez obligée d'étudier ou d'apprendre tout ce que vous saviez autrefois; entretenez ce qui vous reste par la lecture et si vous reprenez la grammaire, tâchez de vous procurer celle de Lhomond qui est à peu près la seule que nous suivons; je pourrai vous en envoyer une lorsque Mme […] retournera en Russie; elle m'a encore assuré l'autre jour que vous et moi nous pouvions nous servir de la voie de l'Ambassade pour nos dépêches, ne vous en gênez donc pas! Puisque vous croyez qu'une adresse indirecte est nécessaire, servez-vous de celle-ci: à Madame R. rue de Varennes 41. C'est la nôtre, mais cette dame est chez elle et on ne pourra se douter de rien. 

1° votre examen étant à peu près fait lorsque le quart d'heure arrive, faites encore une récapitulation et passez le reste du temps à vous recueillir en Dieu et à le prier; le soir, vous pouvez lire votre point d'oraison et la préparer et votre temps sera employé. 

2° Sans doute, nous avons le bonheur de communier à toutes les fêtes des saints Jésuites; vous ferez donc très bien d'ajouter ces communions à celles que vous faites ordinairement, si votre guide le permet. 

3° […] votre journal au R.P. au moins jusqu'à l'heureuse époque de votre entrée en religion; alors ce journal pourra cesser. Il suffira d'une simple reddition de compte de temps en temps, car je favoriserai toujours votre correspondance avec ce saint guide et cela dans la vue de votre plus grand bien. 

4° […] au sujet des pénitences […] La règle dit qu'il faut ménager sa santé; comprenez qu'il vous reste une longue course à parcourir encore. Jusqu'ici, vous avez sans doute déjà travaillé, mais pour votre perfection; par la suite, il faudra sauver des âmes et leur consacrer vos forces et tout ce que vous avez de moyens. Conservez-les donc, modérément sans doute, dans la seule intention de les donner ensuite pour le salut et la perfection du prochain. 

5° Sans doute vous pouvez lire la règle plus souvent que tous les mois, vous avez pris une bonne méthode, celle d'en méditer un article chaque jour; l'Esprit Saint voyant vos désirs vous en donnera l'intelligence et l'amour; je vois avec consolation que déjà ce sentiment est dans votre cœur, puisse-t-il augmenter chaque jour davantage ! 

6° …vous permettre les vœux de Religion dans votre position… écrivez à votre guide… En attendant, comme novice, vous êtes obligée de tendre au moins à cette pratique; mettez en effet de l'ordre et de l'économie dans vos dépenses; en amassant quelque argent vous pouvez sauver des âmes, par exemple faciliter d'élever une sauvagesse *, une orpheline. Hélas, notre douleur est de ne pouvoir être de secours, mettant tant d'enfants hors de danger, tandis que le superflu des riches en sauverait un grand nombre. 

[…]

J'étais sûre que les nouvelles de la Louisiane vous intéresseraient et je ne me suis point étonnée que vous désiriez de partager leurs travaux. Ne vous livrez point néanmoins à ce désir, il serait contraire à la perfection de l'obéissance; tenez-vous dans une parfaite indifférence pour les lieux et les emplois. Ah! Que cet attrait pour l'obéissance est une grande grâce que vous fait notre Seigneur. Il veut vous rendre plus semblable à Lui, si vous y correspondez comme j'en ai la confiance; vous travaillerez avec vos sœurs de la Louisiane en priant pour elles, et si vous pouvez leur procurer quelque don pour aider l'œuvre des sauvagesses *, vous sauverez des âmes et il ne vous en coûtera que de légers sacrifices. Ne croyez pas que ce soit une obligation, ce ne serait qu'autant que la divine Providence vous en donnerait le moyen et que Dieu tournerait votre pensée de ce côté. 

[…] je suis si souvent interrompue que ma lettre s'en ressentira et vous serez assez bonne pour me passer mes fautes, surtout ma mauvaise écriture. J'ai souvent la vue fatiguée, ce n'est rien quand je puis travailler. Priez beaucoup pour moi, je suis celle de toutes qui en ai le plus besoin et j'espère que vous ne me refuserez pas cette charité. 

[…] 

Votre reddition de compte pour vos fautes est tout à fait exacte, vous ferez pour votre pénitence une demi-heure d'oraison que vous consacrerez à prier pour les pécheurs, et cela quand vous en aurez le temps, un dimanche ou une fête. Vous la terminerez par un miserere les bras en croix, mais seulement dans votre chambre. On ne pense pas assez aux âmes qui se perdent, ah! Ma fille, dans votre patrie, dans la nôtre, combien qui sont encore in tenebris umbrae mortis, et que faisons-nous pour en aider quelques-unes ? Redoublez de ferveur et offrez souvent vos prières et vos œuvres pour le salut de ces infortunés. 

[…] 

Je ne me plains pas de la longueur de vos épîtres, vous avez le talent de me les faire trouver courtes, ne vous gênez donc pas et croyez que tout ce qui vous regarde m'intéresse singulièrement. Voilà qui est convenu, …. 

Adieu, ma chère Elisabeth, car il faut finir, donnez-moi bientôt de vos nouvelles, j'ai besoin d'en recevoir souvent. Recevez l'assurance des sentiments d'une invincible affection in CJ 

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* l'esclavage n'étant pas encore aboli, c'est ainsi que dans la langue courante, tous désignaient par "sauvage, sauvagesse" les Noirs des Etats-Unis, … comme des habitants natifs ! d'autres continents…


Last update: 2010-05-24