Biographie

 

C'est le feu qui m'a mise au monde !

Joigny

Maison natale de Ste Madeleine Sophie1779. A Joigny, en Bourgogne, le soleil brille sur le coteau Saint Jacques où Jacques Barat, tonnelier et viticulteur, cultive sa vigne. Son foyer est uni. Sa femme, Madeleine Fouffé, lui a donné deux enfants, Marie-Louise et Louis, qui a onze ans. Une naissance s'annonce. Mais un incendie ravage la petite ville et émeut si fort Madame Barat qu'une petite fille, très fragile, naît prématurément le 12 Décembre. Au catéchisme, elle aura cette réponse : "C'est le feu qui m'a mise au monde !" En effet, c'est moins le feu de l'incendie que celui de l'amour divin qui lui a fait atteindre l'âge de 85 ans, traversant les maladies, les révolutions, les changements de régimes politiques ici et là, les Pyrénées, les Alpes, les deuils (on mourait jeune en ce temps et les épidémies étaient fréquentes), les soucis d'une œuvre en pleine expansion, les épreuves spirituelles et même les remous à l'intérieur de la sainte Eglise où la Providence écrit droit sur des lignes courbes.

Une enfance studieuse

Ste Madeleine Sophie dans sa chambre à JoignyDans la petite chambre de Joigny, que sa sœur Marie-Louise a quittée pour se marier, Sophie étudie beaucoup. C’est la volonté de son frère Louis, qui a discerné en elle les dons utiles à l’œuvre de Dieu.

En bref séjour de vacances à la maison, Sophie l’étudiante rit de tout son cœur en lisant aux siens, dans la version originale, les déboires de Don Quichotte.

Il est vrai que son frère, philosophe et professeur de mathématiques au collège de Joigny n’autorise l’étude des langues modernes, espagnol et italien, qu’à titre de détente. Dans ses études, il entre plus de travail que de jouissance. Pourtant, la littérature des Anciens a tout pour plaire à l’esprit si ouvert de Sophie, qui avouait dans son grand âge avoir été dans sa jeunesse plus virgilienne que chrétienne.

Les vastes connaissances qu’elle fait siennes à marches forcées, vont lui venir bien à point pour les programmes d’études de ses pensionnats, même si les jeunes filles éduquées au Sacré-Coeur, loin d’atteindre son niveau intellectuel, deviendront plutôt des chrétiennes solides dans leur vie familiale et sociale, que des érudites.

Sacré Coeur, maison de JoignyMais la révolution gronde. A Paris, le diacre Barat se cache pour sauver sa tête, mise à prix après sa rétractation du serment constitutionnel. De là, il envoie à sa mère un tableau du Sacré-Coeur.

Joigny est un bastion du jansénisme. Pourtant, Mme Barat résiste aux pressions de sa famille et installe l’image dans la salle commune. Chaque soir, on prie pour que Louis, jeté en prison, échappe à l’échafaud. Cette tendresse du coeur de Jésus est une découverte et un puissant stimulant pour l’adolescente.

Echappé miraculeusement à l’échafaud, puis ordonné prêtre en secret, Louis vit clandestinement à Paris et ne revient à Joigny que de loin en loin. Quand il est là, la tendre maman Barat ne peut accorder à sa petite Sophie les joies de la vendange, car celle-ci doit consacrer tout son temps à la préparation spirituelle et intellectuelle du service qui n’a pas encore de contours définis. Elle-même rêve du Carmel.

coche d'eauLes années d’enfance de Sophie Barat ont été scan­dées dans la riante Bour­gogne par les gron­dements et débor­dements de la Révo­lution. Quand elle débarque à Paris, appelée par son frère qui veut parfaire sa formation, c’est pour être témoin de la fécondité du sang des martyrs. C’est toute une série de congrégations religieuses qui sont fondées pour répondre aux détresses et aux besoins du temps et le Sacré-Cœur, “fournaise ardente de charité”, donne son nom et son dynamisme à nombre d’entre elles.

Quand la Société du Sacré-Cœur aura produit ses premiers fruits, ce sont aussi des anciennes élèves du Sacré-Cœur qui participeront à ce foisonnement de vie en fondant diverses congrégations. Pour n’en nommer que trois, plus proches de nous, Eugénie Smet, élève de Lille, fonde les Auxiliatrices du Purgatoire, Anna de Meeûs, élève de Paris, rédige au Petit Château de Jette les constitutions de l’Adoration Perpétuelle, Henriette d’Osseville, élève de Paris, fonde la Vierge Fidèle.

broderie de Ste Madeleine SophieDans l’appartement de Made­moiselle Duval à Paris, Sophie mène une vie très active. Officiellement, elle est “ouvrière en linge”, comme tant de femmes chassées des couvents ou qui attendent le retour de la paix pour y entrer. L’étude occupe aussi une place très importante ; Sophie s’y adonne avec le même succès. Il y a aussi le catéchisme dispensé aux enfants de l’église des catacombes.

C’est à cette époque, en 1797 que Sophie brode, puis envoie à sa mère un tableau du Sacré-Coeur, dont les symboles expriment la richesse théologique. On y voit le pélican chanté par Thomas d’Aquin, nourrissant ses petits du sang de son cœur, la pomme d’Eden et le serpent vaincu par la croix, les instruments de la passion, le cœur ouvert de Jésus d’où jaillit le sang de l’eucharistie, le cœur de Marie, transpercé d’un glaive selon la prophétie de Siméon, tandis que les lis de la pureté et les roses de la charité encadrent les cœurs qui deviendront le sceau de la Société.

Naissance d’une Société

L’intuition de la Société du Sacré-Coeur était portée par un saint prêtre, émigré à Vienne, Léonor de Tournély. Il mourut à 30 ans, en 1795, brûlé du feu intérieur et affirmant tranquillement :”Elle sera, elle sera!” Et pourtant, plusieurs essais avaient échoué. Tournély avait légué cette inspiration à Joseph Varin, qui était comme lui “Père de la Foi”. Ce nom était un pseudonyme de la Compagnie de Jésus, dont les membres attendaient en exil de pouvoir combattre et servir les intérêts du Royaume sous la bannière d’Ignace de Loyola. Le Père Varin parla à Louis Barat, lui aussi Père de la Foi, de sa recherche de la pierre angulaire de la Société à naître. Celui-ci parla de “sa petite sœur”, qui semblait bien préparée et l’entrevue fut décisive. Sophie renoncerait à son désir du Carmel et, dans une activité intense, devrait toute sa vie, réprimer son goût pour l’oraison, la réduisant à une moyenne… de six à sept heures par jour...

Dès les débuts de sa vie spirituelle, elle est “ravie” en Dieu. Le jour de sa profession perpétuelle à Amiens en 1802, on cherche en vain la soeur Sophie qui manque au départ pour la chapelle. On la trouve enfin perdue en Dieu sous le noisetier de la cour et ce n’est pas rien que de la sortir de son extase.

           A l’époque de la rédaction des constitutions, en 1815, elle travaille avec le Père Varin, en Suisse. Au moment d’un repas, elle est introuvable. L’hôtesse qui la connaît, envoie un jeune garçon à la chapelle. En effet, dans l’obscurité, une tache plus sombre sur le carrelage, c’est la Mère Barat, abîmée en Dieu. Difficile de l’en faire sortir. La prière est son repos, son oxygène, le moyen de se refaire au milieu d’une vie si remplie. Le jour où elle laisse échapper la confidence qu’elle prie de six à huit heures par jour, elle s’empresse d’ajouter, comme pour s’excuser :”Vous savez, je dors si mal!”

C’est donc bien d’une mystique qu’il s’agit et des congrégations religieuses ne s’y trompent pas, qui lisent et goûtent les Constitutions de la Société du Sacré-cœur.  Ce texte juridique séduit par l’élan spirituel qui anime toute la vie. L’obligation, s’il en est, n’a rien de volontariste ou de militaire.

Qu’on en juge: "La fin de cette Société est de glorifier le sacré Coeur de Jésus […] par l’imitation des vertus […]  et en se consacrant à la sanctification du prochain", ou encore : "L’Esprit de cette Société est essentiellement fondé sur l’oraison et la vie intérieure", ou bien ”Elles regarderont comme leur obligation la plus sacrée et leur occupation la plus douce de contempler, d’étudier et de connaître à fond les dispositions intérieures de ce divin Cœur pour s’y unir et s’y conformer.”(Règle des novices) et même "Elles l’aimeront, elles la désireront cette simplicité qui procède du calme d’une âme qui ne cherche et ne désire que son Dieu, qui n’a qu’un seul regard vers ce Dieu qu’elle veut uniquement aimer et à qui seul elle veut plaire en toutes choses". Oui, si Madeleine-Sophie a été formée à l’école des jésuites, elle n’a jamais perdu son caractère propre, proche de l’école française. De quand pourrait dater la prière ci-après, moins connue?

 O Jésus, ma très douce vie,
          faisons s’il vous plaît, un pacte ensemble:

Que je meure si parfaitement à moi-même,
          que vous viviez seul en moi;
Que je garde un si profond silence,
          que vous parliez seul à mon cœur;
Que je m’abandonne si pleinement à vous,
          Que vous seul opériez en mon âme,
          selon votre bon plaisir.

Amen!

Vierge devant laquelle, Mère Barat a fait ses voeuxC’est à Paris que Sophie et ses trois premières compagnes prononcent leurs vœux de religion le 21 novembre 1800, date considérée comme celle de la fondation du Sacré-Coeur.

A Amiens, les trois premières consacrées se dévouent, dans une pauvreté rigou­reuse, à l’éducation de petites filles. On se partage les tâches. Comme la supé­rieure fantasque a peu d’estime pour “la Sœur Sophie qui ne sait pas dire deux”! c’est celle-ci qui, parmi cent métiers, est désignée pour accompagner les petites pensionnaires à la promenade, dans un accoutrement peu flatteur. On écrit les cahiers à la main, à la lueur d’une pauvre chandelle, distribuant les repas dont les portions sont réduites. A la nuit tombée seulement, on se récrée par le partage, la prière et le chant.  L’aînée des trois pierres fondamentales, Geneviève Deshayes, raconte les moments heureux du soir, une fois le travail de la journée accompli, les enfants au repos :

"Notre félicité consistait dans une grande pureté d’union, en Dieu seul. Nos causeries se faisaient ordinairement au foyer de la cuisine. Là, nos trois têtes, rapprochées l’une de l’autre, auraient fourni un tableau des confidences du bonheur. Ma Sœur Sophie, brûlant de zèle, parlait de son désir pour les missions du Canada...”

La semence est jetée, la Société du Sacré-Coeur est née. Cette première école sera appelée “le Berceau”. La date de 1806, où Sophie, malgré ses résistances, est nommée supérieure générale de la jeune congrégation, se situe dans la suite d’intuitions, de tempêtes, de développements, au rythme variable de la Providence qui marche, tantôt à pas lents, tantôt par bonds, jaillissement multiples et simultanés dans le temps et l’espace.

Les missions

En 1800, alors même que la Société vient à peine de se créer, Sophie pense déjà à étendre son action à l’univers entier. Elle racontera plus tard à ses novices :

"Dans ce même temps un missionnaire qui repartait pour l’île de Madagascar vint nous visiter et nous entretenir de ses travaux. Plus tard il nous écrivit pour nous demander si [...] nous ne voulions pas nous consacrer au salut des idolâtres. Quand cette lettre m’arriva, je compris aussitôt, par ce qui se passait en moi, que notre Société devait embrasser l’univers; et cette pensée entra profondément en mon âme, comme un appel de Dieu. Désireuse d’y répondre, je demandai conseil. Il me fut répondu:”Non, vous resterez en France. Là est le champ de vos travaux, vous n’en sortirez guère.” Je me soumis; et voyant que Dieu ne voulait pas de moi, je me contentai de lui faire cette prière :”.Puisque, Seigneur, vous n’agréez pas le désir de votre servante, permettez-moi de vous demander une compagne qui un jour fasse cette oeuvre en ma place, et qui la fasse mieux que moi.”

Dès 1806, Madeleine-Sophie pressent qu’elle a trouvé cette compagne qui fera l’oeuvre à sa place, comme elle l’a demandé au Seigneur. Philippine Duchesne, Visitandine à Grenoble, a vu sa communauté dipersée par la révolution. Elle ne s’est pas laissé abattre, celle qui avait la vigueur du chêne! Après des activités clandestines périlleuses Ste Philippine Duchesnedans l’Eglise des catacombes, elle s’est mise à l’ouvrage, a pu récupérer son monastère de Sainte Marie-d’en-Haut, l’offrir à la jeune Société du Sacré-Coeur, et se mettre docilement à l’école de sa cadette pour un nouveau noviciat et une longue vie d’amitié vécue au service du Royaume. Une longue lettre, datée du 3 février 1806, mériterait d’être rapportée tout entière. Madeleine-Sophie y fait savoir à Philippine que c’est elle qui accomplira l’oeuvre pour laquelle les deux amies sont brûlées du même zèle. Arrêtons-nous à un passage seulement ;

“Une dernière circonstance (sa désignation comme supérieure générale) vient de m’arracher entièrement cet espoir.... je suis clouée à la France ou aux environs. Mais ai-je renoncé pour cela à mon projet? Non, le même désir augmente tous les jours et je demande qu’une de mes compagnes l’effectue, et que l’Esprit Saint lui-même la dispose et la conduise... Maintenant il me semble vous voir, ma chère fille, prosternée aux pieds de Jésus Christ et de votre indigne Mère, et lui demander si c’est vous qu’elle destine ou plutôt que Jésus appelle lui-même. Vous attendez le oui, que vous avez déjà cherché et qui paraît si long à vos désirs....”

Ce oui, il mettra douze ans à venir: Madeleine-Sophie attend activement l’heure de Dieu tandis que “son amie à qui Dieu semble donner le même désir de le faire connaître et aimer” revient à la charge avec vigueur et persévérance. Enfin, le oui est arraché en présence de Monseigneur Dubourg, évêque de Louisiane, et le 21 mars 1818, le Rebecca quitte Bordeaux, emmenant Philippine et ses quatre compagnes vers le Nouveau Monde. Désormais, c’est Philippine qui occupe le devant de la scène missionnaire tandis que Madeleine-Sophie fait tout pour la seconder. Comment?

a)    par une correspondance suivie qui a accompagné Philippine jusqu’à sa mort en 1852. Une énigme cependant: pourquoi un silence presque complet d’une dizaine d’années? Philippine en a beaucoup souffert, cette absence de communication pouvant être interprétée comme un désaveu de son action, un désintérêt. On a peine à croire que Mère Barat ait si peu écrit ! Pourquoi toutes les lettres ne sont-elle pas parvenues? Egarées sur l’un ou l’autre bateau? Retenues par une main indélicate, jalouse de l’intimité des deux saintes qui les unissait comme David et Jonathan, ou désireuse de faire prévaloir une autre ligne de gouvernement? Toutes les hypothèses sont permises... et vaines! En 1849 la correspondance redevenait régulière dans les deux sens.

b)    par l’envoi régulier de missionnaires pour étoffer les fondations qui se multipliaient. Tandis que Philippine fait tous ses efforts pour susciter et accompagner des vocations autochtones, qu’elle se réjouit de celles qui parlent l’anglais (langue qu’elle-même n’a jamais pu apprendre à fond!), Madeleine-Sophie de son côté envoie celles qui sont propres à pourvoir tel poste, oublieuse de son intérêt propre. La mort fauche prématurément des deux côtés de l’océan et il faut calculer au plus juste pour combler les vides!

c)    par l’envoi fréquent de secours en argent et en matériel. Eh oui! il est souvent question d’argent dans la correspondance. La famille de Philippine seconde généreu­sement la Mère Barat dans l’envoi de secours. Le Père Louis Barat lui-même, caractère fortement trempé s’il en est, entretient une correspondance suivie avec sa soeur d’âme Philippine et mobilise des générosités pour soutenir l’oeuvre. Rien n’est super­flu en ces temps héroïques : en hiver, la peau des mains reste collée aux poignées des portes!

d)    par l’envoi de messagères qui porteront de vive voix à Philippine des témoignages d’affection, le partage des orientations prises aux chapitres généraux, des encouragements au moment de la maladie et de l’approche de la mort. N’en citons que deux : la grande figure de la Mère du Rousier, héroïque pionnière de la fondation du Chili, qui fait le crochet par l’Amérique du Nord, et la Mère Amélie Jouve, propre nièce de Philippine, envoyée comme visitatrice au Canada et aux Etats-Unis, porteuse éloquente de l’amitié de Madeleine-Sophie pour sa vieille amie qui s’éteint.

La Société dans la tempête

Les tempêtes ne sont pas épargnées à la jeune société. Des compagnes des premiers temps ne persévèrent pas, concrétisant leur don à Dieu dans d’autres voies. Des intrigues menées surtout par l’abbé de Saint-Estève, un faux rédigé à Rome et condamnant le gouvernement de Mère Barat manquent de ruiner la Société. Une amie de Sophie, Julie Billiart, Sainte Marie de la Providence, elle aussi guidée par Père Varin dans l’éducation des enfants pauvres, victime de graves calomnies, est obligée de s’exiler à Namur et son orphelinat d’Amiens, après une réhabilitation trop tardive, est repris par Mère Barat et ses religieuses.

La communauté-soeur des Dilette, établie à Rome, connaît de semblables tempêtes... et on doit se séparer. Il y a aussi séparation de la maison du Sacré-Coeur de Dooresele, près de Gand, l’évêque du lieu craignant les menées du gallicanisme. Il faudra attendre 1834 pour que le Sacré-Coeur s’établisse en Belgique, à Jette.

C’est encore le gallicanisme qui rythme et parfois obscurcit le dialogue avec Rome au long des décennies qui suivent. L’établissement de la Maison-Mère à Rome, près du Saint-Siège, n’est pas bien vu des évêques de France. En 1839, Mère Barat, qui trouve cette décision prématurée, accepte de s’établir à Rome pour trois ans, à l’essai, puisque c’est une décision prise par les capitulantes au Conseil Général. Trois ans de grande souffrance pour la fondatrice. Elle vit cette souffrance dans la plus grande discrétion et honnêteté, faisant tout pour sauver l’union des esprits et des cœurs, dialoguant avec le Saint-Siège et l’évêché de Paris. En 1842, à l’époque prévue pour la tenue d’un nouveau conseil après essai de trois ans, nouveau coup de théâtre, alors que les capitulantes sont en route ou déjà arrivées à Lyon. Monseigneur Affre, évêque de Paris (la congrégation avait d’abord été reconnue dans ce diocèse) s’oppose à la tenue du conseil en dehors de son diocèse.

Ste Madeleine Sophie en adoration

Un intense chassé-croisé diplomatique entre Paris et Rome, l’intervention du gouvernement français, la médiation d’un ami sincère, Monseigneur Mathieu ; et voilà la Société encore une fois sauvée. En 1848, au moment de mourir héroïquement sur les barricades, Monseigneur Affre, qui avait précédemment mal jugé la Mère Barat, lui envoie un message, l’assurant de son estime et de son affection.

Le développement est rapide. Les fondations se multiplient, parfois, comme à Cuignières, dans une indigence telle qu’on devra y renoncer. D’autre part, ce “champignonnage” est fait aussi de communautés qui demandent à rejoindre en bloc la Société du Sacré-Coeur. C’est ce mouvement qui vaudra à la Société de recevoir la visitandine Philippine Duchesne, la sainte missionnaire de choc, canonisée en 1988. Cette abondante floraison est due au labeur infatigable de Madeleine Sophie qui ignore son tempérament fragile, guérit par miracle en 1804 d’un cancer (on parle aussi de phtisie), mais bien plus au charisme spirituel qui seconde si bien son génie du gouvernement.

Les voyages

Même si elle ne quitte presque jamais la France, Sophie Barat est une voyageuse infatigable. Car les raisons de voyager sont multiples ! Il y a les fondations, que ce soit en des lieux de pauvreté radicale, comme au village de Cuignières près d’Amiens, que ce soit en des lieux très distingués, où il faut garder sa liberté à l’égard de donateurs ou de protecteurs. Ainsi, à Turin en 1832, le Roi et la Reine de Sardaigne, insignes bienfaiteurs, gratifient la communauté de fréquentes visites; c’est beaucoup pour la Mère Barat, qui s’écrie : ”Si Sa Majesté vient si souvent chez nous, j’irai passer la revue de ses troupes!” Il faut garder le cachet de simplicité religieuse au milieu de décors prestigieux, par exemple en faisant enlever de l’hôtel Biron (actuellement musée Rodin) les miroirs, les tableaux, une partie des dorures. Il s’agit d’étudier les lieux et l’opportunité d’une fondation dans tel ou tel environnement. Il s’agit de faire la connaissance de groupes de personnes avides de faire le bien en offrant leurs efforts, leur vie et leurs biens à la jeune Société du Sacré-Coeur, tel, en 1804, le “petit reste” de la communauté de Visitandines sous l’énergique impulsion de Philippine Duchesne, qui offre aussi à Mère Barat l’ancien couvent de Sainte Marie d’En-Haut à Grenoble.

Le pape approuve les ConstitutionsNombreux sont les voyages nécessités par le gouvernement de la Société. Le Conseil général se réunit ici ou là. Il faut traverser les Alpes et l’Italie pour se rendre à Rome, assurer le Saint Père d’une fidélité absolue au milieu des remous du gallicanisme, solliciter ses conseils, son approbation pour les Consti­tutions de la Société. Il y aurait beaucoup à écrire sur les relations de notre Sainte avec le Saint Siège, loyauté absolue de sa part, grande estime de la part de plusieurs pontifes. Au moment où le pied récemment guéri vient d’être grièvement brûlé et la retient à l’étage de la Villa Lante, c’est le Pape Grégoire XVI lui-même qui monte pour lui porter sa bénédiction.

Enfin, dans ses voyages, la Mère Barat partage les exodes de ses filles fuyant les révolutions, les émeutes, la persécution. La liste en est longue. On ne retiendra que quelques-uns de ces moments difficiles en France et en Italie. D’abord, la révolution de 1830 à Paris. Les religieuses fuient. Les novices sont envoyées en Suisse, à Montet. Après les émeutes de Lyon quelques années plus tard, on craint pour Montet. Avec raison: en 1847 les religieuses sont expulsées de la Suisse et les frontières de ce pays leur sont fermées.

L’Italie aussi, pas encore unifiée, est secouée par des mouvements révolutionnaires dans les différents Etats. En 1848, la maison de Turin connaît une semaine terrible d’état de siège, assorti d’insultes et de menaces. On doit quitter les lieux. Un essai de remembrement à Pignerol échoue: on ne veut pas dépendre absolument des autorités civiles. De Saluces et de Palerme, on est expulsé (ici, en pleine nuit!) En 1849, c’est au tour de la Villa Lante de connaître l’expulsion. La Trinité-des-Monts vit dans l’angoisse des menaces de perquisition et de pillage.

L’aventure, le pittoresque

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,

Et de tous les côtés au soleil exposé,

Six forts chevaux tiraient un coche.

Femmes, moine, vieillards, tout était descendu:

L’attelage suait, soufflait, était rendu;

Une mouche....

Jean de la Fontaine :

Le Coche et la Mouche.

Depuis le fabuliste, écrivant deux siècles plus tôt, les conditions de voyage n’ont pas tellement évolué ! La diligence n’offre guère de confort, multiples sont les aléas. Si les attaques de diligences sont rares, il faut compter avec toutes les difficultés de la route. Dans les côtes ou descentes raides, il faut descendre, éventuellement pousser la voiture. Il faut s’accommoder de l’humeur des autres voyageurs. Ainsi, dans la diligence qui, en 1818, emmène les premières missionnaires de la Société vers Bordeaux, port d’embar­quement vers l’Amérique, un officier, peut-être émoustillé par la présence de quatre religieuses, se lance dans un répertoire de chansons grivoises. La riposte ne se fait pas attendre: un séminariste entonne aussitôt un psaume.

C’est la diligence qui est le plus souvent utilisée par Sainte Madeleine-Sophie pour ses innombrables voyages et les récits pittoresques ne manquent pas, rédigés par elle ou par ses compagnes de voyage. Le “Journal de Poitiers” (1806-1808), seul écrit laissé par la sainte en dehors de ses lettres, abonde en tableaux et péripéties de voyage :

"Le 13 juillet 1806 : Nous prîmes la voiture publique jusqu’à Moulins; nous eûmes pour compagnons de voyage des Messieurs honnêtes selon le monde, mais quoiqu’ils parussent bien instruits de la religion, [...] ils étaient peu pénétrés des sentiments qu’elle inspire ; [...] ils nous plaisan­tèrent un peu, quoique cependant d’une manière honnête, et nous témoignèrent même de l’intérêt.

16 juillet 1806: Dans le trajet de Moulins à Limoges, nous n’eûmes pour compagnon de voyage que notre courrier. [...] il aimait la variété, et comme c’eût été trop monotone d’aller et revenir tranquillement dans sa voiture, il jouissait quand elle renversait, culbutait dans quelque fossé ou dans un tas de neige en hiver[...]Mais nous confiant en Dieu, il ne nous arriva rien de fâcheux. [...] Une petite indisposition avait calmé la vivacité de notre courrier [...]et j’aurais pu goûter les douceurs du silence, si ma compagne avait été aussi pénétrée que moi de son utilité."

La nuitée dans les auberges n’offre pas plus de confort! L’expression “auberge espagnole” qui signifie que le voyageur y trouve... tout ce qu’il apporte! se vérifie absolument :

"Nous n’avions demandé qu’un lit, pensant qu’il serait plus aisé, dans une maison aussi pauvre, d’en trouver un propre que deux, ce qui nous fut accordé volontiers, et ce que nous pratiquâmes le reste de notre voyage. Cette chambre [...] l’université des rats y vint tenir ses assemblées au milieu de la nuit..."

On fait arrêter la voiture dans un village quand on entend sonner la messe. Le voiturier, Cadence, accepte, lui qui impose si volontiers son rythme et ses fantaisies. On ne fait que trente kilomètres par jour, ce qui donne “toute liberté de lire, chanter, prier, méditer, etc...” Enfin, après dix jours de route depuis Lyon, on arrive enfin à Poitiers, chez les deux candidates à la vie religieuse, sous une pluie battante qui ne répare en rien le désordre de la toilette !

Mais les occasions ne manquent pas à Mère Barat de s’intéresser à ceux qui travaillent. Pendant un voyage en Italie, c’est de la vie spirituelle de la servante d’auberge qu’elle se soucie: ”Où en êtes-vous avec le Bon Dieu, mon enfant ?" ... et les confidences suivent. Les nombreux fioretti de bonté sont seulement un “plus” à ajouter à son souci de justice. Que des salaires justes soient donnés aux ouvriers... et sans délai. Les citations abondent :

“Vous me direz si vous pouvez acquitter vos ouvriers à mesure qu’ils travaillent. Nous approchons des temps mauvais et dans ces jours de malheur, ils le deviennent doublement lorsqu’on ne peut donner le pain à celui qui l’a gagné à la sueur de son front. C’est contre la justice, et c’est précisément ce qui me rend cette croix plus pénible que toutes celles que notre bon Maître peut nous envoyer.”

En 1830, il faut traverser Paris en pleine Révolution. La Providence envoie un Saint Joseph d’un style inédit qui s’est imposé au cocher, un chaud partisan de la Charte. Il l’a célébrée par de généreuses libations et crie à pleins poumons :”Vive la Chatte!” C’est le meilleur des sauf-conduits! Aux barrages infranchissables en voiture, il improvise des passerelles et porte dans ses bras la Mère Barat fort gênée par ses béquilles!

Une énorme tâche d’éducation

Il n’est pas injuste de commencer par citer les enfants des écoles gratuites, créées en même temps, parfois avant les pensionnats, comme à Jette. La première école gratuite est fondée à Amiens en 1802. Ces écoles, à la population très dense, touchent un grand nombre de familles, puisque les contacts avec les parents des enfants externes visent à les soutenir  dans leur effort d’éducation, dans leurs difficultés matérielles aussi. La proximité des familles aisées du pensionnat contribue à la subsistance même de ces écoles. Comment, d’autre part, peut-on, en mélangeant sur les mêmes bancs démunis et nantis, tenir le même langage du devoir de partager pour ceux qui possèdent et ceux qui manquent, du devoir de lutter dans la dignité pour ceux qui sont socialement obscurs et ceux qui sont considérés? A ces enfants du monde du travail, Sainte Madeleine-Sophie témoigne une particulière tendresse, que ce soit aux enfants des écoles des pauvres, aux orphelines du choléra, aux petits garçons de l’école qu’elle s’est vue contrainte de fonder en Italie. Cette préférence pour les déshérités, elle voudrait la voir partager par toutes ses filles. Alors que dans la Règle, elle insiste sur l’indifférence que toutes doivent avoir pour les lieux où on les enverra, les services qu’on leur demandera, elle permet à toutes, elle les encourage même à manifester une préférence pour être employées dans l’école des pauvres. 

 

Dans les pensionnats, dont maints usages sont communs à tant d’autres institutions religieuses de l’époque, la sainte insiste sur la formation du caractère, de la personnalité, qui tiendra bon face à toutes les séductions de la vie mondaine. Déjà, elle veut faire des jeunes elles-mêmes les “artisans de leur propre développement”, que les éducatrices proposent des objectifs, “laissant toujours quelque chose à désirer”.

 

Dans ses programmes d’étude, elle veut avant tout former des femmes de foi. Sa catéchèse est forte, attachée à l’essentiel. Pas de place chez elle, pour les petites dévotions privées. La forte dévotion au Sacré-Coeur n’a rien d’un ensemble de pratiques rituelles, mais exprime l’élan du coeur entier touché par l’amour de Dieu en Jésus, surtout en son Eucharistie. Le programme spirituel proposé à toutes est important: toute la maisonnée baigne dans un climat proche de la régularité monastique, par le rythme des exercices communs, de la prière qui encadre toute activité de quelque importance.

A certaines, Sainte Madeleine-Sophie propose encore un “plus” : les “congrégations”, de l’Enfant Jésus, de Saint Louis de Gonzague, des Anges, des Enfants de Marie, offrent un engagement plus suivi. A chaque âge, à chaque étape de la formation spirituelle, correspond un programme plus exigeant, partagé en des réunions où on s’anime mutuellement à plus de générosité. Dès 1832, à Lyon, la “Congrégation des Enfants de Marie du dehors” pour reprendre l’expression imagée, propose aux anciennes élèves une voie d’oraison et un engagement social. On lit dans le Journal de la Congrégation tenu à Jette vers le milieu du XIX° siècle que, en reconnaissance pour une grâce de préservation d’épidémie, les Enfants de Marie s’engagent à verser régulièrement une allocation à des prêtres sans ressources. Dans un autre coin du monde, à Chicago, en 1898, à la clôture de la retraite, les Enfants de Marie prennent la résolution de contribuer activement à l’éducation religieuse des petits Italiens et à l’amélioration des conditions de vie de leurs familles. Encore à Chicago, ce sont des clubs, des ateliers créés pour différentes catégories de travailleurs et travailleuses, employés et employées, un magazine, des concerts...

 

Parmi ses préférées, les “enfants difficiles” ! Un destin, celui de la terrible Julia, suffit à montrer que sa patience et sa tendresse dépassent largement ce qu’on peut attendre d’éducatrices toutes dévouées. En effet, l’attitude de la Mère Barat envers Julia a été taxée par certains de faiblesse, tandis que l’examen des 200 lettres adressées par elle à sa protégée lors du procès de béatification a apporté un élément très favorable pour le progrès de la cause. Cette adolescente trouvée près de Marseille parlant un langage inconnu, avait été adoptée généreusement par une dame russe. Mensonge et grossièreté lassent la dame. Mère Barat prend le relais, place Julia dans un pensionnat puis dans un autre, l’envoie aux Etats-Unis. Rien n’y fait. Un chrétien généreux épouse Julia et tente d’apprivoiser cette nature instable. A ce stade, à l’ingratitude qu’elle a manifestée à l’égard de ses éducatrices, Julia ajoute l’alcoolisme. Du ciel, la Mère Barat veille encore sur elle et lui obtient une mort dans la paix.

Une intense activité apostolique

Toutes des facettes d'une intense activité apostolique sont animées, stimulées par la Mère Barat, dans ses voyages multiples, son gouver­nement au quotidien. Pas moins de 14.000 lettres autographes, réunies après sa mort, témoignent de son attention affectueuse à chacune, de sa prudence, de son zèle.

vous avez eu l’Esprit Saint pour maître, vous n’avez qu’à vivre avec une entière docilité et abandon ses divines leçons. Je n’ai donc rien à ajouter ma fille aux inspirations qui vous ont découvert les secrets de la route qui conduit sûrement à l’amour de Jésus et de sa  possession commencée dès cette vie…

                                                              votre mère

                                                                   Barat

 

Les dernières années de sa vie ne lui permettant plus les longs voyages, c'est de Paris qu'elle gouverne, ayant vainement demandé d'être déchargée du poids de la supériorité. Elle goûte particulièrement les entretiens spirituels qu'elle a avec les petites du pensionnat.

Ste Madeleine Sophie et les enfants

Elle rejoint son Seigneur le jour de l'Ascension, 25 mai 1865, et est inhumée au cimetière de Conflans.

L'aventure continue...

En 1904, tandis que sévit en France l’anticléricalisme à la suite de la loi Combes, on prépare le transfert de son corps vers Jette. Craignant la censure, dans sa lettre à la Mère Victorine Damiens, économe à Jette, la Mère Marie Le Baïl, secrétaire générale, use de toutes les précautions épistolaires dignes d’un roman d’espionnage. Sur un papier “mondain”, couleur ivoire, bordé de dentelle style art-déco, un texte impénétrable pour les non-initiés. Choisissons-y arbitrairement quelques mots du langage codé : "Chère amie, [...] faire partir M.S. pour la Belgique [...] la loger dans l’appartement sous la chap.[1] [...] Cette bien-aimée voyageuse [...] Ma Mère[2]  va au village[3] [...] Les arrangements avec mon oncle Richard [4] seront pris de manière que Sophie parte la semaine prochaine pour la chère Belgique".

Le cercueil de la Mère Barat, dont la sainteté ne fait pas de doute, arrive à Jette-Saint-Pierre, près de Bruxelles, en 1904. Très vite, elle est entourée de prière confiante et son intercession obtient de nombreuses grâces. Parmi les démarches préalables au procès de béatification, une exhumation est prévue, et à l'ouverture du cercueil, c'est la même surprise qu'une dizaine d'années auparavant: si le cercueil et les vêtements sont victimes du temps, le corps est conservé sans aucune intervention en ce sens. Après la béatification en 1908, il est déposé dans une châsse en bronze doré. La canonisation a lieu le 25 Mai 1925. En 1998, la châsse est transportée dans le centre de Bruxelles, dans la chapelle des Religieuses du Sacré Cœur. En juin 2009, la châsse est transférée dans la chapelle du Sacré Cœur de l’église St François Xavier à Paris, proche des lieux où la sainte a vécu. C'est là qu'on peut venir la prier.  

Transfert de la châsse à Paris

Aujourd'hui, près de 4000 religieuses essaient de suivre son exemple et continuent son oeuvre. Elles témoignent qu'un "feu les a mises au monde" (voir vidéo sur Youtube).

Comme un grand feu !
Diaporama sur la vie de Sainte Madeleine Sophie Barat: diaporama (5 Mb)
Vidéo sur la vie de Sainte Madeleine Sophie Barat: sur Dailymotion


[1] La crypte

[2] Mère Betsy Nieuwland, supérieure vicaire

[3] Conflans, lieu de la sépulture de la Mère Barat

[4] Rien moins que le Cardinal Richard, archevêque de Paris !


Last update: 2016-09-10