|
C'est le feu qui m'a mise au monde !
Une enfance studieuse
En bref séjour de vacances à la maison, Sophie l’étudiante rit de tout son cœur en lisant aux siens, dans la version originale, les déboires de Don Quichotte.
Il est vrai que son frère,
philosophe et professeur de mathématiques au collège de Joigny n’autorise
l’étude des langues modernes, espagnol et italien, qu’à titre de détente. Dans
ses études, il entre plus de travail que de jouissance. Pourtant, la
littérature des Anciens a tout pour plaire à l’esprit si ouvert de Sophie, qui
avouait dans son grand âge avoir été dans sa jeunesse plus virgilienne que
chrétienne.
Les vastes connaissances qu’elle fait siennes à marches forcées, vont lui venir bien à point pour les programmes d’études de ses pensionnats, même si les jeunes filles éduquées au Sacré-Coeur, loin d’atteindre son niveau intellectuel, deviendront plutôt des chrétiennes solides dans leur vie familiale et sociale, que des érudites.
Joigny est un bastion du
jansénisme. Pourtant, Mme Barat résiste aux pressions de sa famille et installe
l’image dans la salle commune. Chaque soir, on prie pour que Louis, jeté en
prison, échappe à l’échafaud. Cette tendresse du coeur de Jésus est une
découverte et un puissant stimulant pour l’adolescente.
Echappé miraculeusement à
l’échafaud, puis ordonné prêtre en secret, Louis vit clandestinement à Paris et
ne revient à Joigny que de loin en loin. Quand il est là, la tendre maman Barat
ne peut accorder à sa petite Sophie les joies de la vendange, car celle-ci doit
consacrer tout son temps à la préparation spirituelle et intellectuelle du
service qui n’a pas encore de contours définis. Elle-même rêve du Carmel.
Quand la Société du Sacré-Cœur
aura produit ses premiers fruits, ce sont aussi des anciennes élèves du
Sacré-Cœur qui participeront à ce foisonnement de vie en fondant diverses
congrégations. Pour n’en nommer que trois, plus proches de nous, Eugénie Smet,
élève de Lille, fonde les Auxiliatrices du Purgatoire, Anna de Meeûs, élève de
Paris, rédige au Petit Château de Jette les constitutions de l’Adoration
Perpétuelle, Henriette d’Osseville, élève de Paris, fonde la Vierge Fidèle.
Dans l’appartement de Mademoiselle Duval à Paris, Sophie mène une vie très active. Officiellement, elle est “ouvrière en linge”, comme tant de femmes chassées des couvents ou qui attendent le retour de la paix pour y entrer. L’étude occupe aussi une place très importante ; Sophie s’y adonne avec le même succès. Il y a aussi le catéchisme dispensé aux enfants de l’église des catacombes.
Naissance d’une Société
L’intuition de la Société du
Sacré-Coeur était portée par un saint prêtre, émigré à Vienne, Léonor de
Tournély. Il mourut à 30 ans, en 1795, brûlé du feu intérieur et affirmant
tranquillement :”Elle sera, elle sera!” Et pourtant, plusieurs essais avaient échoué.
Tournély avait légué cette inspiration à Joseph Varin, qui était comme lui
“Père de la Foi”. Ce nom était un pseudonyme de la Compagnie de Jésus, dont les
membres attendaient en exil de pouvoir combattre et servir les intérêts du
Royaume sous la bannière d’Ignace de Loyola. Le Père Varin parla à Louis Barat,
lui aussi Père de la Foi, de sa recherche de la pierre angulaire de la Société
à naître. Celui-ci parla de “sa petite sœur”, qui semblait bien préparée et
l’entrevue fut décisive. Sophie renoncerait à son désir du Carmel et, dans une
activité intense, devrait toute sa vie, réprimer son goût pour l’oraison, la
réduisant à une moyenne… de six à sept heures par jour...
Dès les débuts de sa vie spirituelle, elle est “ravie” en Dieu. Le jour de sa profession perpétuelle à Amiens en 1802, on cherche en vain la soeur Sophie qui manque au départ pour la chapelle. On la trouve enfin perdue en Dieu sous le noisetier de la cour et ce n’est pas rien que de la sortir de son extase.
A l’époque de la
rédaction des constitutions, en 1815, elle travaille avec le Père Varin, en
Suisse. Au moment d’un repas, elle est introuvable. L’hôtesse qui la connaît,
envoie un jeune garçon à la chapelle. En effet, dans l’obscurité, une tache
plus sombre sur le carrelage, c’est la Mère Barat, abîmée en Dieu. Difficile de
l’en faire sortir. La prière est son repos, son oxygène, le moyen de se refaire
au milieu d’une vie si remplie. Le jour où elle laisse échapper la confidence
qu’elle prie de six à huit heures par jour, elle s’empresse d’ajouter, comme
pour s’excuser :”Vous savez, je dors si mal!”
C’est donc bien d’une mystique qu’il s’agit et des congrégations religieuses ne s’y trompent pas, qui lisent et goûtent les Constitutions de la Société du Sacré-cœur. Ce texte juridique séduit par l’élan spirituel qui anime toute la vie. L’obligation, s’il en est, n’a rien de volontariste ou de militaire.
Qu’on en juge: "La fin de
cette Société est de glorifier le sacré Coeur de Jésus […] par l’imitation des
vertus […] et en se consacrant à la sanctification du prochain", ou
encore : "L’Esprit de cette Société est essentiellement fondé sur
l’oraison et la vie intérieure", ou bien ”Elles regarderont comme
leur obligation la plus sacrée et leur occupation la plus douce de contempler,
d’étudier et de connaître à fond les dispositions intérieures de ce divin Cœur
pour s’y unir et s’y conformer.”(Règle des novices) et même "Elles
l’aimeront, elles la désireront cette simplicité qui procède du calme d’une âme
qui ne cherche et ne désire que son Dieu, qui n’a qu’un seul regard vers ce
Dieu qu’elle veut uniquement aimer et à qui seul elle veut plaire en toutes
choses". Oui, si Madeleine-Sophie a été formée à l’école des jésuites,
elle n’a jamais perdu son caractère propre, proche de l’école française. De
quand pourrait dater la prière ci-après, moins connue?
O
Jésus, ma très douce vie,
faisons s’il vous plaît, un pacte ensemble:
Que
je meure si parfaitement à moi-même,
que vous viviez seul en moi;
Que je garde un si profond silence,
que vous parliez seul à mon cœur;
Que je m’abandonne si pleinement à vous,
Que vous seul opériez en mon âme,
selon votre bon plaisir.
Amen!
A Amiens, les trois premières
consacrées se dévouent, dans une pauvreté rigoureuse, à l’éducation de petites
filles. On se partage les tâches. Comme la supérieure fantasque a peu d’estime
pour “la Sœur Sophie qui ne sait pas dire deux”! c’est celle-ci qui, parmi cent
métiers, est désignée pour accompagner les petites pensionnaires à la
promenade, dans un accoutrement peu flatteur. On écrit les cahiers à la main, à
la lueur d’une pauvre chandelle, distribuant les repas dont les portions sont
réduites. A la nuit tombée seulement, on se récrée par le partage, la prière et
le chant. L’aînée des trois pierres fondamentales, Geneviève Deshayes,
raconte les moments heureux du soir, une fois le travail de la journée
accompli, les enfants au repos :
"Notre félicité consistait dans une
grande pureté d’union, en Dieu seul. Nos causeries se faisaient ordinairement
au foyer de la cuisine. Là, nos trois têtes, rapprochées l’une de l’autre,
auraient fourni un tableau des confidences du bonheur. Ma Sœur Sophie, brûlant
de zèle, parlait de son désir pour les missions du Canada...”
La
semence est jetée, la Société du Sacré-Coeur est née. Cette première école sera
appelée “le Berceau”. La date de 1806, où Sophie, malgré ses résistances, est
nommée supérieure générale de la jeune congrégation, se situe dans la suite
d’intuitions, de tempêtes, de développements, au rythme variable de la
Providence qui marche, tantôt à pas lents, tantôt par bonds, jaillissement
multiples et simultanés dans le temps et l’espace.
Les missions
En
1800, alors même que la Société vient à peine de se créer, Sophie pense déjà à
étendre son action à l’univers entier. Elle racontera plus tard à ses novices :
"Dans ce même temps un missionnaire
qui repartait pour l’île de Madagascar vint nous visiter et nous entretenir de
ses travaux. Plus tard il nous écrivit pour nous demander si [...] nous ne voulions
pas nous consacrer au salut des idolâtres. Quand cette lettre m’arriva, je
compris aussitôt, par ce qui se passait en moi, que notre Société devait
embrasser l’univers; et cette pensée entra profondément en mon âme, comme un
appel de Dieu. Désireuse d’y répondre, je demandai conseil. Il me fut
répondu:”Non, vous resterez en France. Là est le champ de vos travaux, vous
n’en sortirez guère.” Je me soumis; et voyant que Dieu ne voulait pas de moi,
je me contentai de lui faire cette prière :”.Puisque, Seigneur, vous n’agréez
pas le désir de votre servante, permettez-moi de vous demander une compagne qui
un jour fasse cette oeuvre en ma place, et qui la fasse mieux que moi.”
Dès
1806, Madeleine-Sophie pressent qu’elle a trouvé cette compagne qui fera
l’oeuvre à sa place, comme elle l’a demandé au Seigneur. Philippine
Duchesne,
Visitandine à Grenoble, a vu sa communauté dipersée par la révolution. Elle ne
s’est pas laissé abattre, celle qui avait la vigueur du chêne! Après des
activités clandestines périlleuses
“Une dernière circonstance (sa désignation
comme supérieure générale) vient de m’arracher entièrement cet espoir.... je
suis clouée à la France ou aux environs. Mais ai-je renoncé pour cela à mon
projet? Non, le même désir augmente tous les jours et je demande qu’une de mes
compagnes l’effectue, et que l’Esprit Saint lui-même la dispose et la
conduise... Maintenant il me semble vous voir, ma chère fille, prosternée aux pieds
de Jésus Christ et de votre indigne Mère, et lui demander si c’est vous qu’elle
destine ou plutôt que Jésus appelle lui-même. Vous attendez le oui, que vous
avez déjà cherché et qui paraît si long à vos désirs....”
Ce oui, il mettra douze ans à venir: Madeleine-Sophie attend activement l’heure de Dieu tandis que “son amie à qui Dieu semble donner le même désir de le faire connaître et aimer” revient à la charge avec vigueur et persévérance. Enfin, le oui est arraché en présence de Monseigneur Dubourg, évêque de Louisiane, et le 21 mars 1818, le Rebecca quitte Bordeaux, emmenant Philippine et ses quatre compagnes vers le Nouveau Monde. Désormais, c’est Philippine qui occupe le devant de la scène missionnaire tandis que Madeleine-Sophie fait tout pour la seconder. Comment?
a) par une correspondance suivie qui a accompagné Philippine
jusqu’à sa mort en 1852. Une énigme cependant: pourquoi un silence presque
complet d’une dizaine d’années? Philippine en a beaucoup souffert, cette
absence de communication pouvant être interprétée comme un désaveu de son
action, un désintérêt. On a peine à croire que Mère Barat ait si peu
écrit ! Pourquoi toutes les lettres ne sont-elle pas parvenues? Egarées
sur l’un ou l’autre bateau? Retenues par une main indélicate, jalouse de
l’intimité des deux saintes qui les unissait comme David et Jonathan, ou
désireuse de faire prévaloir une autre ligne de gouvernement? Toutes les
hypothèses sont permises... et vaines! En 1849 la correspondance redevenait
régulière dans les deux sens.
b) par l’envoi régulier de missionnaires pour étoffer les
fondations qui se multipliaient. Tandis que Philippine fait tous ses efforts
pour susciter et accompagner des vocations autochtones, qu’elle se réjouit de
celles qui parlent l’anglais (langue qu’elle-même n’a jamais pu apprendre à
fond!), Madeleine-Sophie de son côté envoie celles qui sont propres à pourvoir
tel poste, oublieuse de son intérêt propre. La mort fauche prématurément des
deux côtés de l’océan et il faut calculer au plus juste pour combler les vides!
c) par l’envoi fréquent de secours en argent et en matériel. Eh
oui! il est souvent question d’argent dans la correspondance. La famille de
Philippine seconde généreusement la Mère Barat dans l’envoi de secours. Le
Père Louis Barat lui-même, caractère fortement trempé s’il en est, entretient
une correspondance suivie avec sa soeur d’âme Philippine et mobilise des
générosités pour soutenir l’oeuvre. Rien n’est superflu en ces temps héroïques
: en hiver, la peau des mains reste collée aux poignées des portes!
d) par l’envoi de messagères qui porteront de vive voix à
Philippine des témoignages d’affection, le partage des orientations prises aux
chapitres généraux, des encouragements au moment de la maladie et de l’approche
de la mort. N’en citons que deux : la grande figure de la Mère du Rousier,
héroïque pionnière de la fondation du Chili, qui fait le crochet par l’Amérique
du Nord, et la Mère Amélie Jouve, propre nièce de Philippine, envoyée comme
visitatrice au Canada et aux Etats-Unis, porteuse éloquente de l’amitié de
Madeleine-Sophie pour sa vieille amie qui s’éteint.
La Société dans la tempête
Les
tempêtes ne sont pas épargnées à la jeune société. Des compagnes des premiers
temps ne persévèrent pas, concrétisant leur don à Dieu dans d’autres voies. Des
intrigues menées surtout par l’abbé de Saint-Estève, un faux rédigé à Rome et
condamnant le gouvernement de Mère Barat manquent de ruiner la Société. Une
amie de Sophie, Julie Billiart, Sainte Marie de la Providence, elle aussi
guidée par Père Varin dans l’éducation des enfants pauvres, victime de graves
calomnies, est obligée de s’exiler à Namur et son orphelinat d’Amiens, après
une réhabilitation trop tardive, est repris par Mère Barat et ses religieuses.
La
communauté-soeur des Dilette, établie à Rome, connaît de semblables tempêtes...
et on doit se séparer. Il y a aussi séparation de la maison du Sacré-Coeur de Dooresele,
près de Gand, l’évêque du lieu craignant les menées du gallicanisme. Il faudra
attendre 1834 pour que le Sacré-Coeur s’établisse en Belgique, à Jette.
C’est
encore le gallicanisme qui rythme et parfois obscurcit le dialogue avec Rome au
long des décennies qui suivent. L’établissement de la Maison-Mère à Rome, près
du Saint-Siège, n’est pas bien vu des évêques de France. En 1839, Mère Barat,
qui trouve cette décision prématurée, accepte de s’établir à Rome pour trois
ans, à l’essai, puisque c’est une décision prise par les capitulantes au
Conseil Général. Trois ans de grande souffrance pour la fondatrice. Elle vit
cette souffrance dans la plus grande discrétion et honnêteté, faisant tout pour
sauver l’union des esprits et des cœurs, dialoguant avec le Saint-Siège et
l’évêché de Paris. En 1842, à l’époque prévue pour la tenue d’un nouveau
conseil après essai de trois ans, nouveau coup de théâtre, alors que les
capitulantes sont en route ou déjà arrivées à Lyon. Monseigneur Affre, évêque
de Paris (la congrégation avait d’abord été reconnue dans ce diocèse) s’oppose
à la tenue du conseil en dehors de son diocèse.
Un
intense chassé-croisé diplomatique entre Paris et Rome, l’intervention du
gouvernement français, la médiation d’un ami sincère, Monseigneur
Mathieu ; et voilà la Société encore une fois sauvée. En 1848, au moment
de mourir héroïquement sur les barricades, Monseigneur Affre, qui avait
précédemment mal jugé la Mère Barat, lui envoie un message, l’assurant de son
estime et de son affection.
Le
développement est rapide. Les fondations se multiplient, parfois, comme à
Cuignières, dans une indigence telle qu’on devra y renoncer. D’autre part, ce
“champignonnage” est fait aussi de communautés qui demandent à rejoindre en
bloc la Société du Sacré-Coeur. C’est ce mouvement qui vaudra à la Société de
recevoir la visitandine Philippine Duchesne, la sainte
missionnaire de choc, canonisée en 1988. Cette abondante floraison est due au
labeur infatigable de Madeleine Sophie qui ignore son tempérament fragile,
guérit par miracle en 1804 d’un cancer (on parle aussi de phtisie), mais bien
plus au charisme spirituel qui seconde si bien son génie du gouvernement.
Les voyages
Même
si elle ne quitte presque jamais la France, Sophie Barat est une voyageuse
infatigable. Car les raisons de voyager sont multiples ! Il y a les
fondations, que ce soit en des lieux de pauvreté radicale, comme au village de
Cuignières près d’Amiens, que ce soit en des lieux très distingués, où il faut
garder sa liberté à l’égard de donateurs ou de protecteurs. Ainsi, à Turin en
1832, le Roi et la Reine de Sardaigne, insignes bienfaiteurs, gratifient la
communauté de fréquentes visites; c’est beaucoup pour la Mère Barat, qui
s’écrie : ”Si Sa Majesté vient si souvent chez nous, j’irai passer la revue de
ses troupes!” Il faut garder le cachet de simplicité religieuse au milieu de
décors prestigieux, par exemple en faisant enlever de l’hôtel Biron
(actuellement musée Rodin) les miroirs, les tableaux, une partie des dorures.
Il s’agit d’étudier les lieux et l’opportunité d’une fondation dans tel ou tel
environnement. Il s’agit de faire la connaissance de groupes de personnes
avides de faire le bien en offrant leurs efforts, leur vie et leurs biens à la
jeune Société du Sacré-Coeur, tel, en 1804, le “petit reste” de la communauté
de Visitandines sous l’énergique impulsion de Philippine Duchesne, qui offre
aussi à Mère Barat l’ancien couvent de Sainte Marie d’En-Haut à Grenoble.
Enfin,
dans ses voyages, la Mère Barat partage les exodes de ses filles fuyant les
révolutions, les émeutes, la persécution. La liste en est longue. On ne
retiendra que quelques-uns de ces moments difficiles en France et en Italie.
D’abord, la révolution de 1830 à Paris. Les religieuses fuient. Les novices
sont envoyées en Suisse, à Montet. Après les émeutes de Lyon quelques années plus
tard, on craint pour Montet. Avec raison: en 1847 les religieuses sont
expulsées de la Suisse et les frontières de ce pays leur sont fermées.
L’Italie
aussi, pas encore unifiée, est secouée par des mouvements révolutionnaires dans
les différents Etats. En 1848, la maison de Turin connaît une semaine terrible
d’état de siège, assorti d’insultes et de menaces. On doit quitter les lieux.
Un essai de remembrement à Pignerol échoue: on ne veut pas dépendre absolument
des autorités civiles. De Saluces et de Palerme, on est expulsé (ici, en pleine
nuit!) En 1849, c’est au tour de la Villa Lante de connaître l’expulsion. La
Trinité-des-Monts vit dans l’angoisse des menaces de perquisition et de pillage.
L’aventure, le pittoresque
Dans un
chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous
les côtés au soleil exposé,
Six forts
chevaux tiraient un coche.
Femmes,
moine, vieillards, tout était descendu:
L’attelage
suait, soufflait, était rendu;
Une
mouche....
Jean de la Fontaine :
Le Coche et la Mouche.
Depuis
le fabuliste, écrivant deux siècles plus tôt, les conditions de voyage n’ont
pas tellement évolué ! La diligence n’offre guère de confort, multiples
sont les aléas. Si les attaques de diligences sont rares, il faut compter avec
toutes les difficultés de la route. Dans les côtes ou descentes raides, il faut
descendre, éventuellement pousser la voiture. Il faut s’accommoder de l’humeur
des autres voyageurs. Ainsi, dans la diligence qui, en 1818, emmène les
premières missionnaires de la Société vers Bordeaux, port d’embarquement vers
l’Amérique, un officier, peut-être émoustillé par la présence de quatre
religieuses, se lance dans un répertoire de chansons grivoises. La riposte ne
se fait pas attendre: un séminariste entonne aussitôt un psaume.
C’est
la diligence qui est le plus souvent utilisée par Sainte Madeleine-Sophie pour
ses innombrables voyages et les récits pittoresques ne manquent pas, rédigés
par elle ou par ses compagnes de voyage. Le “Journal de Poitiers” (1806-1808),
seul écrit laissé par la sainte en dehors de ses lettres, abonde en tableaux et
péripéties de voyage :
"Le 13 juillet 1806 : Nous prîmes la
voiture publique jusqu’à Moulins; nous eûmes pour compagnons de voyage des
Messieurs honnêtes selon le monde, mais quoiqu’ils parussent bien instruits de
la religion, [...] ils étaient peu pénétrés des sentiments qu’elle
inspire ; [...] ils nous plaisantèrent un peu, quoique cependant d’une
manière honnête, et nous témoignèrent même de l’intérêt.
16 juillet 1806: Dans le trajet de Moulins
à Limoges, nous n’eûmes pour compagnon de voyage que notre courrier. [...] il
aimait la variété, et comme c’eût été trop monotone d’aller et revenir
tranquillement dans sa voiture, il jouissait quand elle renversait, culbutait
dans quelque fossé ou dans un tas de neige en hiver[...]Mais nous confiant en
Dieu, il ne nous arriva rien de fâcheux. [...] Une petite indisposition avait
calmé la vivacité de notre courrier [...]et j’aurais pu goûter les douceurs du
silence, si ma compagne avait été aussi pénétrée que moi de son utilité."
La nuitée dans les auberges n’offre pas plus de confort! L’expression “auberge espagnole” qui signifie que le voyageur y trouve... tout ce qu’il apporte! se vérifie absolument :
"Nous n’avions demandé qu’un lit,
pensant qu’il serait plus aisé, dans une maison aussi pauvre, d’en trouver un
propre que deux, ce qui nous fut accordé volontiers, et ce que nous pratiquâmes
le reste de notre voyage. Cette chambre [...] l’université des rats y vint
tenir ses assemblées au milieu de la nuit..."
On
fait arrêter la voiture dans un village quand on entend sonner la messe. Le
voiturier, Cadence, accepte, lui qui impose si volontiers son rythme et ses
fantaisies. On ne fait que trente kilomètres par jour, ce qui donne “toute
liberté de lire, chanter, prier, méditer, etc...” Enfin, après dix jours de
route depuis Lyon, on arrive enfin à Poitiers, chez les deux candidates à la
vie religieuse, sous une pluie battante qui ne répare en rien le désordre de la
toilette !
Mais les occasions ne manquent pas à Mère
Barat de s’intéresser à ceux qui travaillent. Pendant un voyage en Italie,
c’est de la vie spirituelle de la servante d’auberge qu’elle se soucie: ”Où en
êtes-vous avec le Bon Dieu, mon enfant ?" ... et les confidences
suivent. Les nombreux fioretti de bonté sont seulement un “plus” à ajouter à
son souci de justice. Que des salaires justes soient donnés aux ouvriers... et
sans délai. Les citations abondent :
“Vous me direz si
vous pouvez acquitter vos ouvriers à mesure qu’ils travaillent. Nous approchons
des temps mauvais et dans ces jours de malheur, ils le deviennent doublement
lorsqu’on ne peut donner le pain à celui qui l’a gagné à la sueur de son front.
C’est contre la justice, et c’est précisément ce qui me rend cette croix plus
pénible que toutes celles que notre bon Maître peut nous envoyer.”
En
1830, il faut traverser Paris en pleine Révolution. La Providence envoie un
Saint Joseph d’un style inédit qui s’est imposé au cocher, un chaud partisan de
la Charte. Il l’a célébrée par de généreuses libations et crie à pleins poumons
:”Vive la Chatte!” C’est le meilleur des sauf-conduits! Aux barrages
infranchissables en voiture, il improvise des passerelles et porte dans ses
bras la Mère Barat fort gênée par ses béquilles!
Une énorme tâche d’éducation
Il n’est pas injuste de commencer par citer les enfants des écoles gratuites, créées en même temps, parfois avant les pensionnats, comme à Jette. La première école gratuite est fondée à Amiens en 1802. Ces écoles, à la population très dense, touchent un grand nombre de familles, puisque les contacts avec les parents des enfants externes visent à les soutenir dans leur effort d’éducation, dans leurs difficultés matérielles aussi. La proximité des familles aisées du pensionnat contribue à la subsistance même de ces écoles. Comment, d’autre part, peut-on, en mélangeant sur les mêmes bancs démunis et nantis, tenir le même langage du devoir de partager pour ceux qui possèdent et ceux qui manquent, du devoir de lutter dans la dignité pour ceux qui sont socialement obscurs et ceux qui sont considérés? A ces enfants du monde du travail, Sainte Madeleine-Sophie témoigne une particulière tendresse, que ce soit aux enfants des écoles des pauvres, aux orphelines du choléra, aux petits garçons de l’école qu’elle s’est vue contrainte de fonder en Italie. Cette préférence pour les déshérités, elle voudrait la voir partager par toutes ses filles. Alors que dans la Règle, elle insiste sur l’indifférence que toutes doivent avoir pour les lieux où on les enverra, les services qu’on leur demandera, elle permet à toutes, elle les encourage même à manifester une préférence pour être employées dans l’école des pauvres.
Dans les pensionnats, dont maints usages sont communs à tant d’autres institutions religieuses de l’époque, la sainte insiste sur la formation du caractère, de la personnalité, qui tiendra bon face à toutes les séductions de la vie mondaine. Déjà, elle veut faire des jeunes elles-mêmes les “artisans de leur propre développement”, que les éducatrices proposent des objectifs, “laissant toujours quelque chose à désirer”.
Dans ses programmes d’étude, elle veut avant tout former des femmes de foi. Sa catéchèse est forte, attachée à l’essentiel. Pas de place chez elle, pour les petites dévotions privées. La forte dévotion au Sacré-Coeur n’a rien d’un ensemble de pratiques rituelles, mais exprime l’élan du coeur entier touché par l’amour de Dieu en Jésus, surtout en son Eucharistie. Le programme spirituel proposé à toutes est important: toute la maisonnée baigne dans un climat proche de la régularité monastique, par le rythme des exercices communs, de la prière qui encadre toute activité de quelque importance.
A certaines, Sainte Madeleine-Sophie propose encore un “plus” : les “congrégations”, de l’Enfant Jésus, de Saint Louis de Gonzague, des Anges, des Enfants de Marie, offrent un engagement plus suivi. A chaque âge, à chaque étape de la formation spirituelle, correspond un programme plus exigeant, partagé en des réunions où on s’anime mutuellement à plus de générosité. Dès 1832, à Lyon, la “Congrégation des Enfants de Marie du dehors” pour reprendre l’expression imagée, propose aux anciennes élèves une voie d’oraison et un engagement social. On lit dans le Journal de la Congrégation tenu à Jette vers le milieu du XIX° siècle que, en reconnaissance pour une grâce de préservation d’épidémie, les Enfants de Marie s’engagent à verser régulièrement une allocation à des prêtres sans ressources. Dans un autre coin du monde, à Chicago, en 1898, à la clôture de la retraite, les Enfants de Marie prennent la résolution de contribuer activement à l’éducation religieuse des petits Italiens et à l’amélioration des conditions de vie de leurs familles. Encore à Chicago, ce sont des clubs, des ateliers créés pour différentes catégories de travailleurs et travailleuses, employés et employées, un magazine, des concerts...
Parmi ses préférées, les “enfants
difficiles” ! Un destin, celui de la terrible Julia, suffit à montrer que
sa patience et sa tendresse dépassent largement ce qu’on peut attendre
d’éducatrices toutes dévouées. En effet, l’attitude de la Mère Barat envers
Julia a été taxée par certains de faiblesse, tandis que l’examen des 200
lettres adressées par elle à sa protégée lors du procès de béatification a
apporté un élément très favorable pour le progrès de la cause. Cette
adolescente trouvée près de Marseille parlant un langage inconnu, avait été
adoptée généreusement par une dame russe. Mensonge et grossièreté lassent la
dame. Mère Barat prend le relais, place Julia dans un pensionnat puis dans un
autre, l’envoie aux Etats-Unis. Rien n’y fait. Un chrétien généreux épouse
Julia et tente d’apprivoiser cette nature instable. A ce stade, à l’ingratitude
qu’elle a manifestée à l’égard de ses éducatrices, Julia ajoute l’alcoolisme.
Du ciel, la Mère Barat veille encore sur elle et lui obtient une mort dans la
paix.
Une intense activité apostolique
Toutes des facettes d'une intense activité apostolique sont animées, stimulées par la Mère Barat, dans ses voyages multiples, son gouvernement au quotidien. Pas moins de 14.000 lettres autographes, réunies après sa mort, témoignent de son attention affectueuse à chacune, de sa prudence, de son zèle.
vous avez eu l’Esprit Saint pour
maître, vous n’avez qu’à vivre avec une entière docilité et abandon ses
divines leçons. Je n’ai donc rien à ajouter ma fille aux inspirations qui
vous ont découvert les secrets de la route qui conduit sûrement à l’amour de
Jésus et de sa possession commencée dès cette vie… votre mère Barat |
Les dernières années de sa vie ne lui
permettant plus les longs voyages, c'est de Paris qu'elle gouverne, ayant
vainement demandé d'être déchargée du poids de la supériorité. Elle goûte
particulièrement les entretiens spirituels qu'elle a avec les petites du
pensionnat.
Elle rejoint son Seigneur le jour de l'Ascension, 25 mai 1865, et est inhumée au cimetière de Conflans.
L'aventure continue...
En
1904, tandis que sévit en France l’anticléricalisme à la suite de la loi
Combes, on prépare le transfert de son corps vers Jette. Craignant la censure,
dans sa lettre à la Mère Victorine Damiens, économe à Jette, la Mère Marie Le
Baïl, secrétaire générale, use de toutes les précautions épistolaires dignes
d’un roman d’espionnage. Sur un papier “mondain”, couleur ivoire, bordé de
dentelle style art-déco, un texte impénétrable pour les non-initiés.
Choisissons-y arbitrairement quelques mots du langage codé : "Chère amie,
[...] faire partir M.S. pour la Belgique [...] la loger dans l’appartement sous
la chap.[1] [...] Cette bien-aimée voyageuse [...] Ma
Mère[2] va au village[3]
[...] Les arrangements avec mon oncle Richard [4] seront pris de manière que Sophie parte la
semaine prochaine pour la chère Belgique".
Le cercueil de la Mère
Barat, dont la sainteté ne fait pas de doute, arrive à Jette-Saint-Pierre, près
de Bruxelles, en 1904. Très vite, elle est entourée de prière confiante et son
intercession obtient de nombreuses grâces. Parmi les démarches préalables au
procès de béatification, une exhumation est prévue, et à l'ouverture du
cercueil, c'est la même surprise qu'une dizaine d'années auparavant: si le
cercueil et les vêtements sont victimes du temps, le corps est conservé sans
aucune intervention en ce sens. Après la béatification en 1908, il est déposé
dans une châsse en bronze doré. La canonisation a lieu
le 25 Mai 1925. En 1998, la châsse est transportée dans le centre de Bruxelles,
dans la chapelle des Religieuses du Sacré Cœur.
En juin 2009, la châsse est transférée
dans la chapelle du Sacré Cœur de l’église St François Xavier à Paris, proche
des lieux où la sainte a vécu. C'est là qu'on peut venir la prier.
Aujourd'hui, près de 4000 religieuses essaient de suivre son exemple et continuent son oeuvre. Elles témoignent qu'un "feu les a mises au monde" (voir vidéo sur Youtube).
Comme un grand
feu !
Diaporama sur
la vie de Sainte Madeleine Sophie Barat:
diaporama (5 Mb)
Vidéo sur
la vie de Sainte Madeleine Sophie Barat: sur Dailymotion
[1]
La crypte
[2]
Mère Betsy
Nieuwland, supérieure vicaire
[3] Conflans, lieu de la sépulture de
[4] Rien moins que le Cardinal Richard, archevêque de Paris !
Last update: 2016-09-10