Le bouddha d’albâtre

206 pages

 

Douze heures après l'atterrissage de l'avion dans lequel il avait traversé l'océan Atlantique, le téléphone sonna dans la chambre à coucher...

 

           Vincent avait séjourné un peu plus de trois semaines dans les États d'Alagoas et du Sergipe au Brésil, en particulier à Aracaju, une belle ville du Nord-Est située entre Recife et Salvador de Bahia. Son meilleur ami, membre actif dans une association créée pour faciliter les adoptions, lui avait confié la délicate mission de représenter un jeune couple tenu à de nombreuses obligations professionnelles, dans l'impossibilité physique de se rendre à Arapiraca d'Alagoas pour revenir avec l'enfant désigné par le juge. Enclin à une grande solitude affective, Vincent s'était très vite attaché à Nara, un bébé à peine âgé de deux mois. C'est pourquoi il avait réfréné un sanglot en le déposant dans les bras des nouveaux parents venus le chercher à l'aéroport.

 

           À Aracaju, une jeune avocate dévouée à la cause humanitaire avait accueilli Vincent à la sortie de l'aérodrome. Soucieuse de satisfaire la curiosité du voyageur, elle l'avait d'abord emmené à la plage avant de lui faire visiter le centre de la ville, la cathédrale en premier lieu. Après avoir fait le tour des monuments, une fois la soirée arrivée à son terme, elle avait prêté son lit de célibataire, refusé toute négociation et passé la nuit sur le divan du salon. Puis, le lendemain matin à six heures, après avoir pris le petit déjeuner et consulté son agenda pour vérifier le programme de sa journée de travail, tout en se rendant à son bureau, elle avait fait un léger détour par la gare des autobus pour expédier Vincent à l'intérieur du pays, vers le village de Gararu, auprès du padre Samuel, un prêtre belge bénévole plutôt contemplatif et rêveur.

 

           À vrai dire, Vincent n'avait pas trouvé l'hôtesse aussi jolie que la plupart des filles de Rio de Janeiro portraiturées sur les cartes postales. Il l'avait jugée très sympathique, d'une grande cordialité, assez honorable pour lui manifester son amitié en l'embrassant sur la joue, puis sur le coin de la bouche. La jeune fille, un peu timide, n'avait pas refusé cette soudaine intimité. Elle se prénommait Priscila. Mais tout le monde la surnommait Cilia, un diminutif qui lui allait fort bien dans sa traduction française, au regard des longs cils qui couronnaient ses paupières.

 

           À vingt-cinq ans, elle vivait encore chez ses parents. À l’exception de quelques déclarations enflammées de collègues qu’elle croisait sur le campus de l’Université et pour lesquels son cœur ne parvint jamais à chavirer, sa vie amoureuse se réduisait à un immense désert. Un jour pourtant, par dépit, elle se laissa entraîner par un médecin estimé dans la petite ville de São Cristóvão, située dans l’État de Sergipe. Mais faute de certitude, elle préféra tout de suite refréner les ardeurs du prétendant qui désirait passer de but en blanc aux choses sérieuses. Face à un empressement aux relents pathologiques, elle devina très vite la goujaterie de ce prétendant, qui lui notifia aussitôt avoir une aventure naissante avec une étudiante de vingt printemps. Cette nouvelle désillusion la conforta dans son célibat !

 

           ...Vincent venait donc de rentrer chez lui quand le téléphone sonna. Quand il entendit la réverbération bien spécifique des communications internationales par câble, sa voix se noua. Du coup, l'image de son épouse lui vint en mémoire, une charmante Thaïlandaise rencontrée six jours avant la fin de son premier voyage en Asie. Cette femme ne faisait plus partie de sa vie depuis huit ans au moins, mais il l'aimait toujours. Mieux, il l'idéalisait. Le proverbe "loin des yeux, loin du cœur" ne s'appliquait pas à Vincent.

 

           En toute honnêteté, il espérait entendre la voix de son épouse, non celle de Priscila. Celle-ci parlait un français étudié dans une école de l'Alliance française, basé sur les grands classiques de la littérature. Elle avait un accent qui rappelait bien ses origines d'outre-Atlantique.

           D'abord, elle lui demanda si le retour avait été agréable, s'il n'avait pas rencontré d'autres problè-mes avec l'enfant, car Nara avait failli mourir de déshydratation à l'aéroport de Recife, à la suite de quoi une âpre négociation s'était engagée entre Vincent, le chef du personnel navigant de la Compagnie Air France et la police des frontières désireuse d'emmener l’enfant dans un hôpital : par chance, la controverse s'était propagée dans l'avion et un pédiatre suisse s'était présenté. Bref, après avoir reçu de nombreuses réponses en forme de monosyllabes sur ses impressions du Brésil, Priscila finit par lui demander :

- Je peux vous écrire une carte postale ?

Vincent ne trouva pas mieux à répondre que oui avant de préciser :

- En toute amitié, n'est-ce pas !

Elle fut d'accord. En fait, elle lui expliqua que leurs baisers échangés dans le feu d'un moment n'avaient été qu'une pure étourderie, rien d'autre. Court silence. D'une voix un peu rauque, presque brisée, elle dit :

- J'espère recevoir une réponse !

Malgré son manque de conviction, Vincent lui assura que oui. Mais pour échapper aux questions embarrassantes, il ajouta :

- La conversation téléphonique va vous coûter cher.

- Cela n'a aucune importance, j'aime le contact avec les Belges. Votre pays est merveilleux !

- Une telle logique peut vous ruiner !

- Vous avez raison, cela va me coûter une fortune, un mois de salaire au moins. À très bientôt, je vous téléphonerai le 30 juin, le jour de votre anniversaire.

 

           L'entretien téléphonique avait été cordial, honnête, sans hypocrisie aucune. Mais il n'en demeurait pas moins qu'un feu naturel rongeait la partie centrale de leurs corps. Dans les minutes qui suivirent, Priscila forma sur le poste téléphonique le numéro d'appel d’un ex-prétendant. Et Vincent se laissa transporter par un fantasme érotique ; comme d'habitude, au point culminant de son plaisir, il pleura l'absence de son épouse.

 

           Vers quatorze heures, tout à coup dressé sur le matelas, il lui revint en mémoire un rendez-vous fixé dans une église. Pour une raison inconnue, son frère et sa belle-sœur avaient fixé le sacre du baptême de leur fille Chloé deux semaines après l'accouchement. Une lubie ! Nu et le sexe gros du désir inassouvi, il passa devant le miroir en pied de la salle de bain, contempla sa virilité et gagna la douche. L'eau froide relégua ses pulsions à fond de cale de son navire en naufrage.

           Après avoir enfilé son costume taillé par un hindou de Thaïlande, la nostalgie le rendit morose.

 

           Dans sa tête, il y avait la femme asiatique, l'image d'elle avec lui dans les rues de la ville, là où les gens le prenaient pour un fou, pour un évadé de l'asile psychiatrique lorsqu'il présentait sa femme à tout le monde, sa femme que lui seul voyait. Il clamait son amour comme un acteur s'adressant à quelqu'un dans les coulisses d'un théâtre, il disait qu'il l'aimait au point de commettre une folie irréparable, de basculer vers un monde singulier. Aucune autre femme n'avait réussi à lui ôter de la tête cet amour obsédant, cet amour destructeur. Rien n'avait jamais détourné cette coulée de lave en fusion. Et cette fraîche rencontre avec la Brésilienne était loin de modérer sa passion pour l'Asiatique. En effet, Priscila était déjà bien loin de ses préoccupations, si loin qu'elle était réduite à néant, comme la poussière astrale d'une étoile filante.

 

           Bien entendu, après la longue cérémonie religieuse du baptême, il y eut l'ennuyeux et traditionnel banquet, au cours duquel famille et amis l'interrogèrent sur le Brésil des cartes postales, Rio de Janeiro, São Paulo, Bahia de tous les Saints, le petit maillot brésilien appelé fil dental et la joliesse des jeunes filles bronzant sur la plage de Copacabana. Comme la minutieuse description des femmes corpulentes du Nord-Est et des paysages désertiques du Sertão ne répondait pas à l'attente des curieux, le chapitre du séjour fut très vite boycotté au profit d'une préoccupation plus pragmatique, celle d'un projet de taxe élaboré par le Premier ministre aussitôt qualifié de voleur. Loin de ces fastidieuses palabres, Vincent se laissa emporter par ses souvenirs.

 

           Chaque réunion de famille s’achevait toujours de la même manière : un petit groupe s'attablait pour discuter, Vincent s'isolait dans un coin de la pièce et sa mère le surprenait dans ses rêves.

- Vincent, où es-tu ?

Il la fixait d'un œil hagard avant de balbutier :

- Nulle part, maman !  Nulle part...

 

           D'une certaine manière, personne ne s'étonnait de le voir assis avec cet air de ne pas être là, le regard lointain, les pupilles humides, dans une sorte d'effacement total, comme perdu dans une contrée inaccessible. Intrigué par la placidité de son visage et son teint diaphane, l'un des participants finissait en général par poser la question fatidique, la même que la mère.

           Dans ces moments-là, Vincent n'entendait plus rien ni personne, il pouvait mourir sans voir la terre s'arrêter de tourner, sans voir le cataclysme, les océans se verser sur les continents. Son corps était inerte, à la merci des flots ravageurs, dépouillé de son esprit. Et si parfois il répondait aux multiples interrogations de sa mère, c'est parce qu'il la rencontrait souvent dans ses rêves, là-bas en Thaïlande... Elle était sa référence.

Un amour sublimé et impérissable.

 

Sortie en

octobre 2022