Au-delà de Madrid les oliveraies disparaissent

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Premier chapitre (extrait)

 

           Engluée dans un marasme presque féodal, au carrefour de toutes les misères et de toutes les injustices, l'Espagne se refermait sur elle-même. Le désespoir poussait d'honnêtes jeunes gens sur le chemin du banditisme ou vers la gloire éphémère des arènes de village, lieu où ils allaient s'empaler sur les cornes des taureaux, rendant leur dernier soupir sans soins d'aucune sorte. La presse nationale ne relatait jamais le destin de ces aficionados en guenilles, elle préférait rapporter les excentricités d'un homme, celles de Salvador Dali revenu au pays après plusieurs années d'exil aux États-Unis et après une exposition triomphale au musée d'Art Moderne de New-York. Considéré comme un peintre génial, les extravagances du bonhomme commençaient toutefois à porter sur les nerfs de pas mal de monde. Et puisqu'il était singulier d'affirmer sa personnalité, de noircir la coqueluche des journalistes, les admirateurs et les détracteurs s'interpellaient dans les salons :

« Qu'en pensez-vous mon cher Luis ?

- Le plus grand mal, sa folie me pompe l'air.

- Niez-vous ses talents ?

- Entendons-nous bien, une œuvre est immortelle, les bizarreries d'un détraqué ne le sont pas. S'il plaît à Dieu, vous verrez qu'après sa mort personne ne se souviendra de sa moustache.

- D'aucun disent sa peinture révolutionnaire.

- Allez savoir où elle va nous mener cette révolution ! Moi, je préfère la simplicité de Mirò. »

 

           À cette époque-là, ni les blessures de la guerre civile, ni les conséquences du conflit international n'étaient cicatrisées. Le pays était toujours divisé. D'une part, les propriétaires terriens se félicitaient de sauvegarder leurs vastes domaines. D'autre part, les ouvriers récoltaient les miettes des premiers, pour la plupart vivant d'un travail mal rémunéré ou de la mendicité, un sentiment d'injustice qui meurtrissait leur cœur au point de ranimer la haine. C'est pourquoi, le spectre de la République hantait le pouvoir en place. Sournoise et latente, embusquée à chaque coin de rue, méditée dans les bureaux de Madrid, la politique du partage traçait doucement son sillon dans toute l'Espagne. Soudée par la tourmente des souvenirs et la mémoire des morts fusillés, la résistance entretenait une rancœur sans limites, éternelle, impérissable. Elle murmurait dans les oreilles amies :

« Il ne faut pas oublier. »

Réunis dans l'arrière-salle des bistrots avoisinant les campus universitaires, les étudiants conspiraient sans relâche, édifiant un nouveau plan politique, un monde de partage et d'équité. Un jour, ils renverseraient le Général Franco. Enfin, ils l’espéraient ! Leurs politiques étaient exagérées, ambitieuses et théoriques. Leurs imprudences étaient le reflet de leur jeunesse. Bon nombre d'universitaires avaient secrètement payé de leur vie. Dénoncés par un espion inséré dans leur groupe, ils finissaient dans les geôles, dans les salles de torture et criblés de balles devant le poteau d'une caserne. La plupart des prisonniers disparaissaient sans jamais laisser de trace. Cette pratique usitée par le pouvoir offrait ainsi un terrain fertile au dictateur qui accusait des groupes occultes ou des bandes de terroristes de régler leurs comptes sur le dos de l'État. Exalté par son régime radical, ce despote tenait parfois des propos sanguinaires :

« La sécurité de notre pays a des exigences qui dépassent l'intelligence du peuple. »

Ce point de vue, disait-on chez les intellectuels, n’appartenait qu'à lui. Mais après de nombreuses discussions philosophiques, il apparaissait que des artistes adhéraient à la thèse franquiste.

 

           Tout commença en Andalousie, pendant cette période de transition. Le vieux Luis Maria Cortigua, grand propriétaire d’oliveraies, d'une vaste plantation de figuiers et de citronniers, sans oublier la porcherie et le cheptel de taureaux sauvages, régnait en patriarche sur une hacienda qui employait selon ses besoins les habitants du village de Marana. Rarement aimé, détesté par la plupart des gens, don Luis utilisait volontiers la menace et la délation envers les journaliers. Mais ceux-ci, tenaillés par la faim et la misère, tenaient secrètement des discours gauchistes incompatibles avec l’idéologie de don Luis. Leurs projets débouchaient sur la réforme agricole, la distribution équitable des terres et des richesses. Bien entendu, cette perspective réjouissait peu le noble vieillard, elle hantait ses nuits au point de rendre son ironie incisive. Ses propos vitriolés maintenaient ses ouvriers dans une impuissance d'esclave, dans une infériorité permanente. Il aimait leur rappeler qu'ici à Marana c'était lui le maître et que jamais personne ne réussirait à lui prendre ses biens, surtout pas eux, les enfants de rien, les héritiers de la misère qui n'ont aucun droit, sauf celui de ronger leur colère, d'user leurs os dans les plantations, d'accepter le salaire sans discuter et le toit qui leur est offert, une maisonnette en location sur les terres de sa propriété. Bref, il considérait les villageois comme ses sujets. Naturellement, l'instinct de survie obligeait les journaliers à prendre place dans le rang des sans-voix, dans le rang des gueux. Et puisqu'ils étaient maintenus en permanence au milieu du fleuve, la tête hors de l'eau par le bon vouloir du patriarche, la rébellion leur était interdite.

« Si cela ne vous plaît pas, arguait le seigneur de Marana avec son air de matamore à larder, vous pouvez toujours aller voir ailleurs si la vie n'est pas meilleure. Tenez, la France cherche des rats pour tirer le charbon de ses mines. »

Il aurait pu désigner les charbonnages d'Asturie ou d'autres industries situées dans de la Sierra Morena, mais il parlait de l'exil pour mieux les placer sous le joug. Il devinait que la perspective du déracinement était peu réjouissante pour ces hommes amoureux de la terre andalouse et que cette attache les maintiendrait à jamais dans l'obéissance absolue.

Néanmoins, un jour le vieil Alberto Vasquez tonna de sa voix tonitruante qu'il était préférable de se transformer en rat libre de ses actes et de ses mouvements plutôt que d'être un homme asservi et muselé dans une plantation qui ne donnait pour avenir que la mendicité ou les mains liées dans le dos. Ce factum politique ne laissa pas don Luis Maria indifférent. Le lendemain, il convoqua le rebelle dans son bureau.

           Alberto Vasquez entra dans la pièce d'un pas vif et décidé ; il n'avait pas cet air embarrassé que le propriétaire aurait voulu discerner sur son visage ; il gardait la tête haute et le regard digne. L'idée de se voir expulsé de la casa dans laquelle il vivait avec sa famille ne lui traversait même pas l'esprit. Il ôta son chapeau de feutre noir à grand bord.

           Plongé dans une pénombre rafraîchissante, l'intérieur de la pièce était cossu, semblable à celui des riches de Madrid ou de Séville. Sur le mur du fond, une peinture de qualité artistique donnait un peu de gaieté à cette atmosphère feutrée et sévère. Dos à cette œuvre, Luis Maria Cortigua achevait de ranger des papiers sur le set du bureau. Sa respiration était comparable à celle d'un fumeur invétéré. Entre-temps, Alberto se posta devant le bureau. Sa vue déclinante ne lui permettait pas de distinguer la signature qui authentifiait l’auteur du portrait. S'il savait son patron un peu artiste pendant ses heures de loisir, il n'avait jamais vu aucune de ses réalisations. Il agrippa le dossier de la chaise tout en s'interrogeant sur la matière étalée sur la toile. Était-ce de la gouache ou de l’huile ? Mais Luis Maria Cortigua le tira de sa réflexion.

« Alors, Alberto, tu deviens communiste, m'a-t-on dit ? »

L'interrogé haussa les épaules.

« Par intérêt, Luis, par intérêt, non par conviction.

- Je pourrais te causer des ennuis !

- Oh, à mon âge, je n'ai plus grand chose à craindre ! Seul l'avenir de ma petite-fille me préoccupe. Le reste, oh la la, si tu savais ! Et puis, j’ai parlé au nom de tous ceux qui n'osent plus rien dire. »

Alberto fixait de nouveau le tableau. Un silence désagréable s'installa. Quelques secondes plus tard, il le rompit par une question moqueuse :

« Tu as peint ce truc-là, toi ? »  (Il désigna le mur du fond par un mouvement de la tête) « Drôle de machin, le personnage est à peine visible. »

Luis Maria jeta un rapide coup d'œil sur l'objet avant de dévisager l'homme qui jouait à présent avec son chapeau de feutre noir à grand bord. Son visage coléreux se rasséréna d'un seul coup. Une pointe de compassion venait d'apparaître dans ses yeux. Pour la seconde fois de sa vie, il était emporté par un sentiment qu'il ne pouvait pas réfréner et qui s'appelait la sympathie. Un mot, à dire vrai, très rare dans sa bouche. Car il était plutôt du genre tyran, exploiteur et avare, pour ne pas dire plus. Donc, sans qu’il sache pourquoi, des souvenirs avaient surgi à son esprit.

           À peu de chose près, les itinéraires de Luis Maria Cortigua et d'Alberto étaient semblables. Ils avaient immigré en Argentine pour y exploiter une ferme dans la pampa. Le premier avait consolidé une fortune, le second avait réussi une fulgurante ascension sociale. Un point les séparait cependant : Alberto avait été spolié par des bandits qui - suprême drame - avaient tué son fils unique et sa bru à coup de crosse de fusil.

           Traumatisé par ce grand malheur et, pourquoi le nier, craignant d'être dépouillé à son tour par les pillards, don Luis avait regagné l'Espagne en emmenant la famille de son ami Alberto, ce qui avait renforcé leur amitié. Mais la vie en Europe, les affaires et la révolution avaient transformé leurs relations en une totale incompréhension.

           Si ce brutal retour d'affection décontenança un moment don Luis, il quitta toutefois son siège avant de poser un bras sur les épaules de son hôte ; un geste hautement symbolique si l'on se référait à la première description du personnage. En principe, cette marque d'attention voulait dire : Je t'aime bien. Mais puisque les références de l'individu plaidaient peu pour la confiance, mieux valait s'en méfier. Ceci étant dit, son attitude transpirait quelques remords. Après un profond soupir, il invita Alberto à le suivre dans ses appartements. À ce moment-là, le bureau fut plongé dans un silence pesant. Et le Paysan de Joan Mirò savoura la tranquillité.

 

           Angela avait des yeux noirs un peu ternis par l'âge et par les larmes. Elle se tenait debout devant la fenêtre du salon, face à la porte, les mains pressées contre son ventre. Ses longs cheveux gris roulés en un chignon sur la nuque lui donnaient un aspect éternel. Vêtue d'une traditionnelle robe noire taillée au milieu des mollets, elle incarnait l'image typique d'une épouse pudique et fidèle. L'expression inscrite sur son visage était celle d'une femme surprise de voir son époux pénétrer dans la pièce avec celui qu'elle n'avait jamais oublié.

           En effet, au cours de sa jeunesse, Alberto avait été éperdument amoureux d'Angela. Et celle-ci, fille d'un simple journalier, avait d'abord répondu à son appel avant de se laisser séduire par les manières et l'opulente richesse de Luis Maria Cortigua, enfant d'un des plus importants propriétaires terriens de la vallée du Guadalquivir. Poussé par le désespoir et la misère, Alberto avait alors quitté la région sans rien dire à personne. Embauché comme docker au port de Cadix, il avait fini par embarquer sur un navire grec en partance pour l'Argentine. Puis le temps avait passé. Et trois ans plus tard, après avoir trouvé femme et fait fortune, il avait invité ses parents à le rejoindre dans son hacienda. Malheureusement, son projet avait avorté deux heures après que sa lettre eût été lue par son père ; celui-ci mourut en pleine réjouissance au bistrot du village.

           À cette époque-là aussi, la famille Cortigua se déchirait l'héritage d'un oncle de Séville. Résultat, après avoir échappé à une rixe mortelle avec l'un de ses frères, Luis Maria avait projeté de partir en Colombie, mais sa femme l'avait décidé à mettre le cap sur l'Argentine. Là-bas, ils s'étaient installés au centre de la majestueuse pampa, à trente kilomètres à peine de chez Alberto. Évidemment, ce dernier s'était toujours posé la question de savoir pourquoi elle avait poussé son mari à venir s'établir si près de son exploitation. Cette énigme le tracassait depuis plus de quarante ans.

           Angela cachait son bonheur sous un visage hermétique et raviné. Un faible rai de lumière perçait le volet et s'écrasait sur sa nuque, comme pour la nimber d'une clarté divine. Au sol, le carrelage bleuâtre luisait de propreté. Dans un coin de la pièce, le balancier de la pendule rompait le silence de son rythme monotone. L'hacienda était plongée dans une atmosphère de sérénité qui n'existait nulle part ailleurs à Marana.

           Luis Maria Cortigua prit enfin place sur le rocking-chair et indiqua une chaise inconfortable à son ancien ami. Celui-ci, empêtré dans un malaise de jeune garçon, salua Angela d'un brusque mouvement de tête sitôt suivi par un petit sourire empreint de mélancolie. Cela faisait quinze ans qu'il ne l'avait plus contemplée de si près. Une éternité !