Les matins secs

199 pages

 

Premier chapitre

 

   Qui avait pu dresser un village au cœur de ce désert ? Cela relevait du ridicule. Du reste, la population des régions avoisinantes avait coutume d’admettre qu’il était préférable de creuser sa tombe tout de suite plutôt que de s’y rendre et pire encore s’il s’agissait de vouloir s’y installer. La servante du Père Moreno partageait cette opinion. D'emblée, elle vit l’absurdité de cette création au moment même où le camion bifurqua vers la piste éphémère du Vautour, à mi-chemin entre la capitale et le village Aquinão Farias, à l’endroit précis où une volée de rapaces quitta le sommet de l’unique colline pour survoler le camion durant une bonne dizaine de kilomètres, là où finalement les diverses espèces de cactées disparaissent du paysage, endroit à partir duquel le chauffeur entreprit une magistrale navigation de nomade. Tel un chien sauvage, l’homme flairait les pièges les plus vicieux qu’offrait ce territoire hostile. Mieux, là où un serpent se serait peut-être tordu le « cou » (sic), il donnait un léger coup de volant et passait sans la moindre difficulté. Le soleil matinal provoquait de nombreux mirages et dardait ses rayons brûlants sur la cabine du tacot au point de transformer l'intérieur en un four à cuisson. Rien ne semblait résister à la pesante chaleur, pas même la terre elle-même désormais décharnée, réduite en une poussière pourpre qui laissait paraître le squelette d'une masse rocheuse scindée par la pression hostile. Aucun vallon ne venait interrompre la sévère ligne horizontale de la plaine. C'était à la fois magique et horrifiant. Marie jetait de fréquent regard désapprobateur en direction du Père Moreno qui, apathique, était résigné à suer comme un bœuf dans sa soutane. Par la suite, elle se mit à penser à la luxuriance du Sud, à la pluie bienfaitrice, à la fraîcheur de l'ombre... Si dans sa tête elle compara les deux climats, elle eut fini toutefois par étouffer une interrogative dans la paume de sa main:

« Comment cet abruti de curé a-t-il pu accepter une paroisse dans ce foutu désert? »

D'ailleurs, y avait-il une paroisse au bout d’un tel enfers ? Cette question lui trotta de par la tête tout au long du voyage; car au fur et mesure que les kilomètres défilaient, que le paysage s'entêtait à demeurer inhospitalier, un doute l’envahissait.

 

 

 

 Le chauffeur du camion était un homme de quarante ans passés, petit, maigre, peu bavard et aspirant la fumée de ses cigarettes en papier maïs avec une régularité systématique, une ponctualité à rendre jaloux le robot le plus performant de la planète. Il jetait les cendres de ses cigarettes par la vitre de la portière, posait ensuite l’avant-bras gauche sur le rebord du battant, puis du bras droit poussait son chapeau de vacher vers la nuque; pendant ce temps le véhicule disposait d'une liberté de trajectoire, obliquant soit vers la gauche, soit vers la droite, selon la grosseur du caillou rencontré par les pneumatiques usés. L'homme ne transpirait pas, son front de maya avait juste une légère moiteur qui ne faisait en rien briller sa peau brunâtre.

« Normal, pensa Marie, il est sec comme un hareng saur! »

 

 

 

 A un moment donné, sans le moindre signe précurseur, le prêtre bascula vers le pare-brise. Sa tête percuta le tableau de bord métallique. La chaleur était si forte que l’atmosphère s’était raréfiée à l'intérieur du véhicule. Marie se rendit vite compte que le curé était en train d'étouffer. Pour le tirer de cette impasse, elle le redressa d'un geste ferme et robuste. Tout en affichant un air imperturbable, le chauffeur parla soudainement d'une voix neutre:

« Retirez-lui sa soutane, senora, là-dedans il est comme une patate dans une marmite à pression! »

 

 

 

 Après un interminable voyage en autobus pour gagner la capitale et juste avant de grimper dans le camion qui allait les emmener à destination, Marie lui avait pourtant conseillé de retirer sa soutane et de ne l'enfiler qu’à l'approche du village, mais comme d'habitude, il n'en avait fait qu'à sa tête.

 

 

 

 Bien que le front du Père Moreno enflât à vue d’œil, la servante se mit à grogner quelques mots incompréhensibles. Néanmoins, elle s'évertua à ranimer l'homme en utilisant les trucs et les moyens qui lui passaient par la tête, en le giflant avec vigueur, en soufflant l'air de ses poumons sur le visage, en déboutonnant la robe religieuse pour l'en débarrasser, en ouvrant la chemise, puis la braguette du pantalon...

« Décidément, murmura t-elle en cachant le sexe à l’aide de sa main droite, il ne fera jamais rien de ce que je lui dis. »

Et délicatement, sans souiller sa virginité, elle reboutonna le pantalon.

 

 

 

 En réalité, ce n'était pas la première fois qu'elle voyait le sexe de l'homme, quinze mois plus tôt elle avait même dû le toucher. En effet, quand le Père Moreno avait eu les deux bras cassés dans un accident de voiture, face à la nécessité des urgents besoins naturels, elle avait dû le secourir pendant de longues semaines, un privilège qu'elle n'avait légué à aucune autre personne. Bien sûr après chaque intervention, elle avait toujours lavé sa conscience en récitant directement une prière à Dieu, généralement un Ave Maria.

 

 

 

 Là dans le vieux tacot, la confession ne fut pas le souci majeur de Marie. En effet, tout ce qui traînait dans le camion, tout ce qui était à portée de sa main lui servit à rendre le teint convenable au visage du Père Moreno, de l'eau potable en bouteille qu'elle déversa sans scrupule sur la tête, un vieux journal qu'elle transforma en un éventail de pauvre, un vieux chiffon imbibé d'huile de moteur pour essuyer l'eau dévalant vers le ventre plat... En outre, elle fit arrêter le véhicule pour farfouiller dans la caisse du tacot et s'emparer d'une bouteille de vinaigre blanc destiné à dégraisser vitres et fenêtres. Elle enduisit le corps du malade avec le miraculeux produit jadis présenté au Christ condamné sur la Croix. Et pendant qu’une odeur âcre et persistante se répandit dans la cabine sans incommoder personne, la bouteille de vinaigre coincée entre le siège du chauffeur et le levier de vitesse vibra jusqu'à la fin du parcours. Ce bruit répétitif énerva un peu Marie qui, soit dit en passant, bataillait contre les perles de sueur désireuses de plonger entre ses seins de veuve matrone.

 

 

 

 Aquinão Farias apparut au loin, isolé sur une espèce de plateau légèrement dominant, dont la terre se confondait avec le ciel incandescent. A la vue de ce spectacle surnaturel, la servante ne put contenir sa réflexion:

«Cette réalisation n'a pu surgir que d'un esprit dément!»

Seul le clocher trouait l'horizon et léchait le ciel, le reste était mangé par la brume chaude de l'enfer. Le Père Moreno puisa dans sa réserve intérieure la force de masquer son amertume par un sourire enjôleur. Comme il avait toujours rêvé de finir sa carrière au Vatican au service du Pape, voire même poser un jour son arrière-train sur le trône de Pierre, il était en train de subir une cruelle leçon de modestie! Sa folle prétention s'enterra dans cette espèce de cimetière béant où il se rendait par sa propre volonté. A cet instant précis, il sut qu’il resterait sa vie durant un curé de base oublié dans un océan de poussière.

 

 

 

 A proximité des premières cases de marne coiffées de tuiles rouges s'élevaient parfois des murets de terre infertile, des remparts qui avaient jadis constitué des champs, sortes de rizières dans lesquelles les villageois avaient cultivé du manioc, quelques légumes à racines profondes, en particulier des patates douces. De tout cela il ne restait plus rien comme végétation, sauf les squelettes de sept troncs d'acacias plantés ci et là autour du village. A l'entrée du celui-ci, il y avait une grande éolienne en très mauvais état, la structure en bois semblait vouloir s'avachir et faute de brise les pales étaient arrêtées, comme figées dans le temps pour l’éternité. Pour dissimuler la vétusté des habitations, les façades des bâtisses étaient bariolées de couleurs multicolores, souvent à la limite du mauvais goût. La piste s'engouffrait à l'intérieur d'Aquinão Farias avant d'éclater en rues étroites pour se terminer sur la place centrale qui imposait une figure géométrique carrée et sur laquelle trônait un saule pleureur qui s'exfoliait. Il y avait deux douzaines de maisons sans étage, une mairie, une école, la caserne-prison, le hangar de la municipalité, l’épicerie, le bistro, le salon du barbier-coiffeur, le presbytère directement relié à l'église par une petite cour aux murs effondrés. Mais dès l’instant où Marie vit au loin les troncs d'acacias plantés à pas moins de deux cents mètres de la première habitation, elle maugréa:

« Une folie en plus! »

Le prêtre opina du bonnet et le maya tira sur sa cigarette.

 

 

 

 Le camion pénétra sur la place. Les ménagères surgirent des habitations pour rejoindre leurs paniers en osier déposés à la file indienne le long du mur de l'épicerie; le camion dut manœuvrer pour ne pas les écraser. A ce moment-là, le père Moreno et Marie apprirent de la bouche même du maya que les femmes venaient déposer leur panier la veille du mardi afin d'être servie en premier après le départ du livreur; une stratégie que Marie pratiquera ensuite avec virtuosité, car son panier sera toujours situé dans le peloton de tête.

 Le débarquement des inconnus fut donc un événement inoubliable pour la communauté. Les badauds se pressèrent autour d'eux et palpèrent longuement la soutane du curé, que celui-ci finissait d’enfiler à la hâte dans le but de leur signaler le rôle qu'il prétendait désormais tenir dans le village. Toute comparaison gardée, Moreno se voyait bien devenir le Pape d'Aquinão Farias. Cette vision lui réchauffait un peu le cœur ! Un homme tout de blanc vêtu fendit la foule en nouant autour de son buste une écharpe aux couleurs de la nation. Attifé de cette manière, il lui était franchement inutile de se présenter, mais néanmoins il le fit.

« Je m’appelle Miguel, je suis docteur et l’élu de ce village, le maire si vous préférez. »

En effet, dès qu'il avait remarqué par la fenêtre de la mairie la soutane défraîchie par le voyage, soutane que la plupart des habitants d'Aquinão Farias allaient respecter sans le moindre doute, il avait happé l'écharpe de soie qui croupissait depuis belle lurette sur le perroquet de bois et avait tenu à être le premier notable du village à accueillir cet homme; car il lui avait semblé judicieux de s’en faire un ami plutôt qu'un ennemi.

« On ne sait jamais ce que l'avenir nous réserve, anticipons les événements! », avait-il lancé en quittant son bureau.