Gâteaux de Lune

218 pages

 

Premier chapitre

 

           Des pays dénombrent quatre saisons, d'autres s'en contentent de trois. Le sien en relève quatre sur le calendrier, dans le temps chronométré. Quatre… Mais il cherche parfois la différence entre elles, leur rythme précis, la place occupée par chacune d'elles sur le tableau de l’année. Le résultat est désastreux, apocalyptique, les saisons sont le plus souvent déversées de leur logette avec violence. Elles viennent pêle-mêle, déréglées, ne respectent plus rien, le cycle initial est ravagé. Dès lors, cela procure des saisons dévastatrices, détruisant tout sur leur passage, car elles se présentent soit en avance soit en retard. Le plus souvent en retard. L'été pointe le bout du nez au début de l'automne, l'automne disparaît dans l'hiver et le printemps se dilue dans un magma invraisemblable. Quatre saisons uniques qui se balancent entre le chaud et le froid, le froid plus envahissant que son adversaire, le chaud bousillé, éclaté, parsemé. Bref, des pays ont de multiples saisons mais le sien n'en connaît plus que deux : l'hiver rude et l'hiver modéré. Il souhaiterait  retrouver  un  équilibre  atmosphérique,

 

vivre l'évolution vers une chaleur certaine, pouvoir enfin se dire que son avenir est vers là, vers la vie. Étant donné que c’est stipulé sur le calendrier, la radio annonce que demain l'automne va naître pour amorcer en douceur le cycle suivant. Négatif. Demain c'est l’incertitude, l'effroyable inconstance qui taraude les hommes les plus habitués au climat horizontal. Habitués… ! Mais il ne l’est plus depuis des années, il attend patiemment le retour de la chaleur, cloîtré dans une maison vide et monotone. La plupart des meubles et la totalité des battants de porte sont passés dans le fourneau à bois. Il a tout dévasté, tout détruit, tout brûlé. C'est la ruine. D’ailleurs, le toit de l’habitation est effondré à la suite de l’explosion toute proche d’une bombe allemande, qui sema la terreur un soir de guerre en 1943. Le projectile avait d’abord anéanti la maison jointive avant d’entraîner plus tard un pan de mur de la sienne, enfin, de l’immeuble qu'il a usurpé à son retour. Il venait de poser son baluchon quand tout a tremblé et bougé. Aujourd’hui, seul le local de cuisine reste intact, meublé, lavé. Le lit rangé dans le coin le plus sombre indique avec précision qu'il vit dans cette pièce unique, peu chauffée. Un épais carton ferme la baie qui donne accès dans le hall. À l’extérieur, la rue est parsemée de briques, des enfants braillent, passent et repassent sous sa fenêtre. Il voit renaître le monde par l’intermédiaire de ces culottes courtes. Il voit à travers le chagrin et depuis deux années c'est comme cela. Deux années. Il pense que « c'est horrible », mais sa réflexion ne va pas plus loin. Assis derrière la fenêtre, il regarde déambuler les gens qui courent, emmitouflés dans de la laine, dans de la fourrure et qui grelottent de froid, mais qui jamais ne daignent jeter un petit regard vers lui. Jamais. Chaque individu rase les murs, l'écharpe sur le visage, le chapeau sur la tête, le chèche occidental… ! Mais pourquoi pense-t-il au chèche dans cette ville européenne ? En réalité, il ne voit pas de chapeaux, ni des culottes, ni des bérets, non, il voit des arabes transformés, incorporés dans le climat gelé, apparemment adaptés. Eux adaptés dans ce foutu pays et lui incapable de se réinsérer dans le sien. Il rage en silence devant l'ironie de l'histoire. En réalité, il avait choisi ce quartier de juifs, de noirs, de jaunes et de tous les émigrés de la terre pour ne pas revenir totalement dans sa patrie, dans son berceau. Et voilà qu’il n'est ni dans l'un ni dans l'autre, déraciné, perdu dans une baraque qui finalement, au fond de lui, n'est nulle part. Il pense à la cause de son retour, à la raison de son exil interrompu après sept années de bonheur. Il regrette, il rêve de repartir là-bas dans le climat tropical, à Hong Kong, où il y a les bras de sa femme tendus vers lui ; elle qui espère sans doute le revoir. Puis il y a Nastaja, son enfant de cinq ans à peine. Elle est belle, sa race est indéfinissable, en balance. Parfois, elle semble très européenne, le teint doré, puis tout à coup, elle s'affirme être chinoise avec véracité. Elle a les yeux bridés, noirs et un petit nez plat. C'est lui, le nez vu de profil, qui fait douter de la race, qui fait que personne ne sait qui elle est en réalité. Ses cheveux sont noirs, brillants comme du charbon récemment extrait de la mine. Sa bouche est bien dessinée, couronnée de lèvres épaisses dans un visage aux contours presque carrés et joufflu. L'ensemble laisse deviner une beauté prometteuse. Mais cette beauté reste chinoise, impénétrable. Souvent, elle demande des nouvelles de son père et souvent elle est déçue par sa mère, qui ignore où il se trouve. Depuis deux ans la mère ne sait pas, ne sait plus. Dès lors, elle avoue à la petite qu'il est parti pour toujours, qu'il ne reviendra jamais, qu'elle doit l'oublier et que le temps aidera à cela. En Belgique, Bernard suppose que Sun dit les choses à Nastaja en bafouillant, le ton ému, la voix troublée, les yeux embués et que la petite répond par un léger haussement des épaules parce qu'elle est convaincue du contraire. Dans son imagination il entend la voix de Nastaja : « Papa ne nous abandonnera pas, il nous aime. Je le sais. Et toi. Et moi. Et lui. Nous ». Accoudé à sa fenêtre, il rêve, il aime à en crever, il voit les choses de là-bas, le quai du port de Hong Kong, vers lequel Sun Yat-Si et Nastaja se dirigent, puisque là, c'est l'heure du marché. Ici, la nuit tombe avec rapidité. Plouf ! Et ça y est.

 

 

           Hong Kong. Les pousse-pousse, les charrettes à bras et les voitures encombrent sans crainte les rues larges et moins larges, les ruelles avoisinant les quais du port. Depuis une trentaine de jours à peine la capitulation des japonais a vite rendu l'effervescence à la colonie. La population s'engouffre dans les artères de la ville. Vu de haut, cela ressemble à une ruche gigantesque, tout le monde emprunte une trajectoire sinueuse. Sun et Nastaja marchent mains dans la main pour ne pas se perdre, elles fendent la fourmilière et la chaleur humide qui règne à cet endroit du globe. Elles respirent la forte odeur de poisson séché qui s'incruste jusque dans les vêtements les plus intimes. Dans la progression difficile, elles saluent au passage un ami accoudé au comptoir d'un bistro. Le geste est froid et discret. L'ami Claude est un homme avec qui Bernard trinquait toujours à ce comptoir de perdition. Il répond à la politesse par une légère secousse de la tête. Il porte son verre de whisky jusqu'à la visière de son éternel chapeau blanc de manière à pousser celui-ci vers sa nuque. Habituellement vêtu de blanc, Claude Shady est surnommé « l'ange belge » dans le milieu des tripots. C’est un aventurier. Bernard l'était aussi. Ensemble, ils ne formaient qu'un. Entre chien et loup ou encore dans la nuit avancée, ils se confondaient avec malice et mystère pour amplifier la confusion. Des authentiques complices de bistro ! Aujourd'hui, alors que son homologue a mis les voiles, il croupit seul et les sentiments s’évanouissent. C'est moins beau, moins bien. Une indifférence s'installe. Pourtant, Sun est persuadée que Claude connaît l’endroit dans lequel son mari se cache. Mais en réalité, il n’en sait pas plus qu’elle. Il avait dit un jour que Bernard était Bernard, que lui c'était lui et qu'il ne savait pas du tout ce que l'autre était devenu. Ni Sun ni Hong Kong ne le croient vraiment. Personne. Devant son verre empli de whisky, le regard posé sur Sun et Nastaja, il pense à son ami avec sincérité ; il aimerait quand même bien savoir si un jour il reviendra. Savoir… Sans doute que non, se dit-il. Jamais Bernard n'oserait pointer le bout du nez ici à Hong Kong car il serait tout de suite repéré par le milieu. Une émotion le fait tressaillir à cette idée. Il pense : « Pourquoi a-t-il été aussi irréfléchi, bête à tuer ? Il devait rester malgré la peur. En Occident, si toutefois c'est là son refuge, il ne fait rien ; tandis qu'ici, une famille souffre beaucoup de son absence. »

Dans le passé, Claude avait même imaginé prendre la place de l'ami. Si aujourd'hui cette idée le traverse encore, elle lui semble une chimère ; Sun refoulerait sans conteste sa proposition, elle veut Bernard. Et puis il y a surtout son image et sa réputation de Don Juan à préserver ; on dirait vite que l'ange belge vieillit déjà à trente-trois ans, qu'il pâlit. Se stabiliser, c'est pâlir. Il ne peut pas prendre ce risque. Il ne veut pas. Il préfère laisser la place à l'imbécile foutu le camp, à Bernard, qu'il croit fort, très fort, malgré la fuite face à la pègre, laquelle forge l'avenir des joueurs. Pourtant, Bernard a craqué sous la pression. Il est fini. Avant son départ, il lui avait dit que le mal du pays était quelque chose d'incontrôlable et que parfois il éprouvait ce mal. Mais c'était faux, le malaise était tout autre, il ne fut pas la cause de son départ. Bernard est un grand menteur dans ce domaine et Claude le sait. Sauf quand il s'agit de Sun et de Nastaja. Sun et Nastaja ! Il pense encore et il pense vite en les voyant comme deux fourmis dans la foule. Ledit appel du climat européen était en fait la fuite face aux dettes qu'il avait accumulées au jeu et qu'il ne pouvait plus rembourser. La loi était alors appliquée à la lettre. Elle l'est toujours. Elle dit : La peine capitale. Dans le port, des cadavres flottent sur l'eau. Sun ignore les dettes et la traque à l'homme dont son époux fait toujours l'objet deux ans plus tard. Claude sait cela, mais il ne révélera rien à Sun. Jamais. Il pense qu'elle et la petite ne méritent pas de vivre dans la terreur, qu'elles ont le droit à une vie paisible. Que Sun doit élever sa fille dans le but unique d'une bonne éducation chinoise.

 

 

           Sun travaille dans une administration de la colonie, à la population. Il paraît qu'elle postule pour un emploi au service de l'émigration. Elle demande cette affectation dans le secret afin de ne pas révéler à son entourage qu'elle désire partir là-bas, en Belgique. Dans les tripots, tout le monde est au courant de ce projet ; le courrier de Sun Yat-Si est surveillé, épluché, dépecé par le milieu, qui veut retrouver le fuyard, le tuer de sang-froid. Et vlan… ! Mort, tué sans demander le dû. Leur méthode est efficace, simple et silencieuse : un homme et un couteau, le couteau dans la gorge. Personne ne remarque jamais rien. Les Chinois sont invisibles quand il s'agit de crime ou d'opium. Et Bernard est conscient du danger. Voilà pourquoi il n'écrit pas à ceux qu'il aime, pourquoi il fait le mort ; d'ailleurs, au regard de certains, il l’est déjà. Il se claquemure dans une maison en ruine. Il est perdu. Seul un miracle peut le sauver ou le faire retrouver ou le faire oublier. Mais le milieu n'oublie jamais. Un miracle ! Claude aimerait aider Sun et la prévenir du danger. Il veut courir, la rejoindre dans la foule, tout lui dire, mais le risque est si grand qu'il reste accoudé au comptoir. Parler à Sun ferait croire qu'il connaît le repère de l'autre. Dès lors, il devrait fuir à son tour, quitter ce pays qui lui suce la moelle épinière, ce port qu'il aime, ce climat qui l'étouffe et les Chinoises qu'il trouve désirables, expertes en matière de lit et de jambes en l'air. Non, il ne pourrait pas vivre ailleurs, sinon il en crèverait. Sa vie est ici. Par conséquent, il ne fera rien pour protéger quiconque, même un enfant dont le cri serait étouffé par l'eau qui le noie. « À Hong Kong, il ne faut jamais se préoccuper des problèmes des autres. » Parler de Bernard serait aussi une condamnation à mort pour Claude. Le couteau ! Ce serait aussi parler d'un fantôme, d'un personnage insaisissable, mystérieux. Dans cette partie du monde, personne ne peut prétendre savoir ce qu'il était en vérité, comment il vivait. Il surgissait de la nuit, il jouait, perdait beaucoup, puis il disparaissait dans le noir, couvert de dettes. Deux jours plus tard, il réapparaissait, remboursait, rejouait et se réendettait de plus belle. La dernière fois, il perdit beaucoup plus que de coutume, il vendit sa montre, sa chevalière, sa bague sertie d'émeraudes. Le patron du tripot avait alors dit que c’était insuffisant. « Avec ton alliance, ce sera bon. Donne ton alliance sinon c'est fini pour toi. » Du coup, Bernard renversa la table sur le chauve et s'enfuit. Jamais il ne refit surface. Partout on disait qu'il avait quitté Hong Kong à bord d'une jonque pour rejoindre un cargo étranger. La rumeur aurait pris sa source dans une cave pour marins d'où l'un d'eux l'aurait amené jusqu'au cargo du Grec. Ce marin serait mort trois semaines plus tard. Le couteau ! Mais aujourd’hui, personne ne peut affirmer connaître la vérité, car les rumeurs ne sont jamais que des rumeurs venues d'autres rumeurs. Hong Kong est ainsi fait, bourré de mensonges, bourré de crimes, bourré d'ivrognes et d'aventuriers et de joueurs. Ne rien croire. Pas même le travail de Sun dans l'administration ; c’était peut-être vrai avant l'invasion japonaise, mais aujourd’hui... Et qu'elle postule un emploi au service des émigrés et qu'elle travaille dans un supermarché à Kowloon et qu'elle s’est établie en Chine Populaire et patati et patata... Non. La vérité vraie, c'est que dans le secret, pour sa fille, elle se prostitue quelque part dans la ville. Et Bernard est devenu une légende.