Dessin de Didier Wingen

L’amour d’Adèle

Les frondaisons des marronniers du lac rouge-oyaient dans le vent du nord et le murmure d’une musique s’en dégageait à l’instant précis où Adèle s’allongea sur la berge sauvage. Les prémices de l’automne constituaient un troublant parallèle avec le sentiment d’Adèle. Elle tenait pour tout amour encore vivant dans la haine une pierre lapidaire au creux de sa main famélique. Comme Gustave était parti, elle se laissait dépérir sans aucune invective, dans un noble silence, en affichant un visage de prélature brisé. Elle apparaissait comme nimbée de lumière, souveraine sur le sol couvert d’herbes. Elle pensait à des phrases aux accents élégiaques et elle tapotait derechef la pierre sur son sein dévêtu, jaillissant de sa robe de nuit en lambeaux. Au loin, le soleil frappait quelques ares de l’éden d’Adèle. Elle souriait au ciel tourmenté qui semblait pleurer à sa place. De l’autre côté du lac, un cheval solitaire cavalait à l’horizon. Le sabre guerrier de Gustave ballottait dans l’étui ceinturé à la monture...

 

Sodjers évadé

Il n’était pas encore matin venu et je crache ma bille pâteuse sur le trottoir d’un boulevard parisien. Quatre heures sonnent à l’horloge du coin, à l’horloge de l’Hôtel de Ville. Le glas me poursuit un moment et me fait peur. Je me dis qu’il est temps de disparaître plus vite, de presser la cadence de mes pas. De courir. Cependant, je ne fais rien du fruit de mes réflexions. Je marche. Il fait atrocement froid. J’ai les deux mains poussées dans les poches d’un imperméable beige que j’ai volé dans les vestiaires du personnel et le col relevé dans la nuque. Il pleut. Mon chapeau de feutre absorbe l’eau. Mes intentions sont imprécises, je n’ai pas d’objectif matériel à atteindre. Seule ma préoccupation instinctive me pousse vers l’avant, vers je ne sais où. J’aspire de manière sauvage à un univers libre, mais je ne sais pas où il se cache. Je me laisse aller. Je pose les pieds l’un devant l’autre de façon mécanique. Je suis guidé. Chaque pan de mur représente un danger, car je risque une rencontre infortune. C’est « je passe ou je crève ». La roulette russe ! Mais je m’en fous. Dans ma tête, il n’y a que des rêves assassinés, une solitude gangreneuse, un chagrin immuable. Mon délire est celui d’un petit homme sur la sphère elliptique. J’avance. Du reste, je suis programmé dans cette unique intention, seulement je n’en sais rien. Et réfléchir et penser ne

 

sont plus que des illusions transmises à mon cerveau par ondes Hertziennes. C’est sublime, je perds la souffrance. Je suis un robot humain. Je marche. Paris est à présent derrière moi. J’oblique en direction d’une allée assez bizarre, un chemin qui semble tracé pour des êtres frappés de fêlures lumineuses. Tout est désert aux alentours. Au bout, une lumière blanche me captive. À l’horizon, j’aperçois une déchirure, une sorte d’entrée pour les dieux. Je me précipite dans l’ouverture. Et il n’y a que du vide. À l’infini. À l’infini.

 

Au petit matin, la radio annonce l’évasion d’un individu malade du ciboulot. Elle précise ensuite qu’il est d’une force colossale, qu’il a réussi à briser une fenêtre de l’hôpital en projetant une fontaine taillée dans une pierre bleue. Puis elle rectifie les propos. Ils étaient deux pour soulever l’objet lourd. Deux. En effet, il y avait l’autre retrouvé mort dans la cale d’une péniche désaffectée et moi, Sodjers, propulsé dans le nirvana. Dans mon nirvana.

 

Petite Marie

Petite et dévouée Marie

À vous encore je vous crie

Ma peur de ne plus pouvoir rire

Et de ne plus savoir sourire

 

Construit l’humour, la boîte à rire

Ressort tendu, piston sourire

Je suivrai la bande de loups

Comme un enfant devenu fou

 

Il y a longtemps que j’attends

L’instant de ce suprême temps

Qui m’emportera vers l’éclat

D’une joie excluant le glas

 

Petite et sublime Marie

Vous êtes l’ange que je prie

À coup de masse et coup de son

À coup de cri et coup de ton

 

Et vole haut, rire retrouvé

Nouveau chant de l’éternité

Balaye la ride de ma face

Sous la terre telle est sa place

 

Marie, ma petite Marie

De l’intérieur je remercie

Sans le dire je tiens à vous

Le monde tremble et je m’en fous

 

Les exilés de l’antique

Il était une fois un jour de grand soleil

Sur un chemin de mon pays

L’histoire d’un homme endormi.

C’était notre saint Pierre qui avait sommeil,

Il avait parcouru tellement de chemin

À la poursuite d’un destin

Qui n’eût jamais été le sien.

Il poursuivait un couple bien connu des gens,

Marie et Joseph en fuite depuis des temps.

Fatigués eux aussi de leur exil forcé,

S’arrêtèrent pour un repos bien mérité

Dans une auberge pourvue d’une bonne table

Où l’âne aurait aussi une excellente étable.

Tandis que ses maîtres prenaient un bon repas,

L’âne se croyait seul mais il ne l’était pas ;

Un bœuf gros et gras le lorgnait d’un œil sournois :

« Je suis sûr que c’est lui, grognait le bœuf matois,

De son air bougre d’âne, je le reconnais. »

« Qu’il me dise un mot et je lui rappellerai

Qu’il mangea la luzerne du lit du bébé »

Pensait de son côté le baudet déridé.

Mais ils furent si émus de se retrouver,

Qu’ils s’embrassèrent avec joie sans discuter.

La lune luisait et Pierre se réveilla.

Il entendit crier : « Je te dis que c’est celle-là ! »

« Non », répliquait une autre voix,

« La grande Ourse est là, face à toi. »

 

Plus authentiques que vrais, c’étaient les Rois Mages

Se disputant une étoile à suivre avec rage.

Pierre les interrogea aussitôt debout :

 

« Vous n’auriez pas croisé un couple d’étrangers ? »

Un Mage répondit poliment mais distrait :

« Euh ! À l’auberge mangeait un couple discret. »

Si vite entendu, l’ami Pierre s’encourut

Vers l’endroit désigné par ces hommes perdus

Mais ne voilà-t-il pas que sa sandale tint

Par inadvertance dans un tas de crottin.

« Au nom de Dieu, s’exclama-t-il avec fureur,

Satané baudet sans pudeur ! »

Et tandis que Pierre jurait à haute voix,

Le couple se recueillait devant une croix.

Quelques minutes plus tard Pierre s’approcha

De Marie et Joseph, avec une joie déclara :

« La Palestine est libre

On peut enfin y vivre ! »

Et c’est donc dans la bonne humeur

Qu’ils rentrèrent avec espoir

Dans leur pays pour leur honneur.

 

Il n’y a pas de morale à cette histoire

Simplement, un jour à mon fils, j’avais promis

De lui confier le rêve d’un homme endormi.