Ludo du Brésil

 

209 pages

 

           Mon nom est Gregorio, je suis né au Brésil. Juste après ma naissance, ma mère m’a confié à un ecclésiastique belge responsable d’un orphelinat pour enfants mineurs tombés dans la grande délinquance, dont certains restaient des assassins confirmés, récidivistes. L’abbé était membre d’une association sans but lucratif de Belgique ayant créé une petite structure d’adoption de bébés aban-donnés, permettant à des couples belges, confrontés à la difficulté de procréer, de fonder une famille. Trois mois durant, je me suis retrouvé dans une autre maison, pas loin de chez ma mère finalement, une sorte de nourrice qui s’est occupée de moi avec un dévouement sans borne, afin que je prenne un peu de poids. Plongée dans la détresse et le dénuement causés par les despotes de la dictature militaire qui, des années durant, laissèrent le peuple dans une misère noire, détournant des milliards de dollars à leur unique profit, ma mère, délaissée par mon géniteur, n’avait pas eu les moyens de me nourrir. Le prêtre venait souvent me voir, il s’inquiétait pour ma survie ; d’ailleurs, un soir, il traça un signe de croix sur mon front avec de l’huile de cuisine. Un jour, il arriva tout guilleret, accompagné d’une jeune femme dont la couleur de peau contrastait avec la nôtre plutôt colorée. Elle était très blanche, un peu diaphane. Il me l’a présentée comme ma nouvelle maman, laquelle m’a pris entre ses mains avant de m’enlacer et de me parler dans une langue inconnue à ma jeune mémoire. Apeuré, mon regard s’était aussitôt posé sur la nourrice, que je prenais déjà un peu pour ma mère. Celle-ci sondait sans cesse mon regard avec une grande tendresse, avant de sombrer dans une tristesse que je ne comprenais pas. Elle s’était mise à me souhaiter les meilleurs vœux du monde, puisque, « grâce à Dieu », j’allais être choyé par des parents aimants. D’un regard circulaire, j’avais cherché en vain mon géniteur, mais dans la maison seul le prêtre portait un pantalon. Était-ce lui ? Ma nouvelle maman semblait avoir voyagé seule jusqu’au Brésil. Son mari, expliqua-t-elle au curé qui traduisit ensuite pour la nourrice, ne reçut pas l’approbation de son patron de s’absenter durant trois semaines afin de venir me chercher. Dans ses bras, je sentais son cœur battre très fort. Des larmes humidifiaient ses yeux. Je me mis à pleurer. Alors, elle me berça avec lenteur, tout en entonnant une chansonnette. Dans le même temps, au-dessus de mon visage, au bout de l’un de ses poignets sa main pivotait de gauche à droite.

« Mach also kleine Puppen, mach also drei kleine Tricks und geh dann weg... » Puis j’entendis la voix du curé reprendre en chœur :

« Ainsi font font font les petites marionnettes, ainsi font font font trois petits tours et puis s’en vont… »

 

           À un moment donné, le brouhaha m’avait plongé dans une sorte de torpeur et je m’étais assoupi. À mon réveil, nous étions dans une voiture qui roulait en pleine nuit noire sur des pistes cahoteuses à travers le sertão, ce désert de pierres au milieu du Nordeste où ne poussaient que des cactus. Il faisait encore chaud. Personne ne parlait, seul le ronronnement du moteur de la Volkswagen Coccinelle brisait le silence. Ma mère neuve me glissa une sucette au goût sucré dans la bouche, le temps d’arriver dans une autre habitation et de préparer un biberon. Le contenu était aussi goûteux que celui préparé par la nourrice. Dès que j’eus fait mon rot, elle traversa une cour où des poules gambadaient en liberté, puis pénétra dans un local transformé en une salle de bains. Elle enleva ma couche en tissu qui ne sentait vraiment pas bon, elle me lava le popotin à l’eau claire, le badigeonna d’une crème hydratante et m’enfila une sorte de culotte en papier. Couché sur le dos, je pédalais dans le vide. Cette femme me faisait des papouilles. « Guili guili… », souriait-elle. Et moi j’avais peur du futur. Imaginez un peu, trois mères en trois mois ! Combien allais-je en connaître ? Elle traversa à nouveau la cour, pénétra dans une chambre sans la moindre fenêtre et me coucha dans un berceau. Je fermai les yeux en me demandant si le lendemain un énième visage se pencherait au-dessus de moi avec une différente odeur corporelle, un nouveau parfum de femme.

 

           À cette époque-là, les cicatrices de la dictature militaire étaient encore visibles. Nombre d’élus n’étaient rien d’autre que des militaires ayant abandonné leur uniforme ou des héritiers formatés à la marche forcée. Une jeunesse en culotte courte et chemise brune venait à peine de quitter les rues. L’extrême pauvreté était le lot quotidien des trois quarts de la population, en particulier dans le Nordeste, à l’intérieur des terres où les cactus coupés en morceaux et grillés servaient de nourriture pour le bétail. Ici, il se disait que les habitants ne mangeaient pas les pierres parce qu’elles étaient trop dures. Un enfant de neuf ans l’avait déclaré à un cinéaste qui réalisait un documentaire sur la région. L’espoir était si mince pour nombre de mères célibataires, qu’elles ne trouvaient pas d’autre choix que d’offrir leurs enfants à l’adoption pour sauver leur vie. L’une d’entre elles survécut plus de quatre mois dans les rues du village d’Alagoa da Canoa dans l’État d’Alagoas, quémandant du lait pour son enfant, un peu de nourriture pour elle et, le soir venu, un drap en guise de paillasse sur le sol dur de la pièce d’entrée, si les occupants d’une habitation acceptaient encore de l’accueillir. Ma nourrice l’aida quelques semaines. Mais plus le temps passait, plus l’état de son enfant et le sien se dégradaient, au point qu’on lui suggéra d’abandonner le bébé. Elle ne le voulait pas, car elle savait qu’elle ne pourrait jamais plus enfanter. Elle avait bien trouvé le propriétaire d’une ferme décidé à l’engager pour travailler, mais il refusait de nourrir le bébé. À cette même période, il y eut bien une campagne électorale durant laquelle les richissimes candidats se présentaient dans le village avec des camions entiers de sacs de riz et de haricots secs pour obtenir les voix des habitants, ce qui permettait de tenir une semaine mais, une fois les élections passées, la misère réapparut aussi vite. Au bout du compte, la mère malade n’eût pas d’autre solution que de laisser son bébé galeux chez ma nourrice. Chaque jour, elle passait le voir, sans jamais trouver les moyens financiers de le reprendre. Un jour, son propre état de santé devint tellement calamiteux que, par contrainte, elle décida de permettre au prêtre belge de le faire adopter. Il s’appelait Pedro ou Ludo, je ne sais plus… C’est un individu tout aussi blanc de peau que ma mère adoptive, un nommé Valentin, qui vint un beau matin le chercher et qui s’engouffra avec lui dans le ventre d’un avion d’Air France à destination de la Belgique.